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Ellul et Charbonneau, pionniers de l’écologie politique
mercredi 25 janvier 2006, par
Le duo amical Jacques Ellul-Bernard Charbonneau occupe une place singulière dans la critique de la modernité, notamment en insistant sur le rôle central de la technique dans l’organisation générale des sociétés. Dénonçant très tôt le gigantisme et la dépersonnalisation de la vie quotidienne, les deux hommes appellèrent dans les années 30 à une "révolution de civilisation" fondée sur le projet d’une "cité ascétique" où la qualité de vie et la solidarité sociale priment sur le productivisme et l’individualisme. Un manifeste qu’ils tâchèrent de mettre en pratique. Sans aucun doute sont-ils précurseurs des thèses de l’écologie politique et radicale des années 70 (Illich, Castoriadis,Schumacher, Gorz, Dumont). Ils ne sont pas non plus sans lien avec le mouvement de la décroissance émergeant au début de ce millénaire.
Parler du rôle de Jacques Ellul (1912-1994) dans la naissance de l’écologie politique c’est tout d’abord lui reconnaître la paternité d’une formule qui a fait florès : "Penser globalement, agir localement" pour évoquer ensuite sa longue amitié avec Bernard Charbonneau (1910-1996) auteur d’une autre maxime tout aussi pertinente : "On ne peut poursuivre un développement infini dans un monde fini".
En raison sans doute de l’abondance de leur oeuvre écrite, on oublie volontiers que ces deux professeurs d’histoire se sont voulus et ont été, avant tout, des hommes d’action. Des citadins révoltés par la destruction programmée d’un certain mode de vie et qui avaient besoin de nature comme on a besoin d’eau pour vivre. Ils sont âgés d’une vingtaine d’années lorsqu’ils décident d’affilier leur petit groupe de réflexion au mouvement Esprit. Au sein du courant personnaliste, ils incarnent une tendance que l’on qualifie aujourd’hui de "gasconne" caractérisée précisément par tous les thèmes précurseurs de l’écologie politique. Ils donnent des conférences dans le sud-ouest de la France, publient un bulletin mais ils organisent aussi des camps d’études dans les Pyrénées. Selon eux, il ne suffit pas de partager les mêmes idées, il faut être capable de les vivre en commun, au quotidien, et si possible au contact de la nature.
Ellul et Charbonneau, qui prônent toujours un réalisme "à ras de terre", insistent sur la nécessité de constituer, au niveau local, des petits groupes autogérés et fédérés entre eux. Fonctionnant comme des contre-sociétés, ces groupes exemplaires n’ont pas pour but de renverser le régime mais de réaliser, ici et maintenant, la révolution immédiate. De proche en proche, par un phénomène de contagion, ce réseau parti de la base devait s’étendre au-delà même des frontières nationales vouées elles aussi à disparaître. Tout ceci revendiqué en pleine période d’exaltation nationaliste ! Lors d’une réunion publique à Bordeaux, Ellul affirme que "ce n’est ni à droite, ni à gauche que l’on retrouvera l’essentiel" et que "ce n’est pas en changeant un régime que l’on peut changer la vie". Contrairement au discours dominant dans les années trente, il prétend même que pour faire une révolution authentique, il faut commencer par changer l’intérieur de chaque individu.
Ce souci de rupture radicale jusqu’à l’utopie se retrouve dans un texte rédigé en 1935 avec Charbonneau : Directives pour un manifeste personnaliste. Ce manifeste affirme explicitement - et en ces termes - la thèse qui fera connaître Ellul vingt ans plus tard, celle de l’impuissance de la politique face à la suprématie technicienne qui affecte de la même manière les régimes capitalistes, fascistes et communistes. Il commence par dénoncer le "gigantisme" c’est-à-dire la concentration de la production, du capital, de l’Etat et de la population. Dans la ville moderne, les exigences initiales de la nature sont remplacées par des contraintes (in)humaines encore plus pesantes. "Lorsque l’homme se résigne à ne plus être la mesure de son monde, il se dépossède de toute mesure."
Car l’évolution de la technique engendre un phénomène de prolétarisation généralisée qui dépasse la seule dimension économique analysée par Marx, et concerne tous les hommes ainsi que tous les aspects de leur vie. Après une critique des partis traditionnels, Ellul en appelle à une "révolution de civilisation" qui passe par l’établissement d’une "société personnaliste" à l’intérieur de la société globale. Des communautés électives devront remplacer les grandes concentrations urbaines. Au sein de ces petits groupes volontaires, l’individu pourra se sentir "enraciné" quelque part, et dans cette "cité à hauteur d’homme", une politique authentique, fondée sur une communication directe entre gouvernants et gouvernés, sera menée dans la transparence. Seul le fédéralisme permettra de contrôler la technique et de lutter contre le "gigantisme" et "l’universalisme" que nous appellerions aujourd’hui mondialisation libérale.
Les "grands pays" seront divisés en "régions autonomes" pleinement souveraines, l’Etat central étant réduit à de simples fonctions d’arbitrage. L’organisation fédérale favorisera une plus grande participation des citoyens au niveau interne, et en réduisant la puissance des Etats elle diminuera les risques de conflits armés. Le manifeste préconise en outre une "réorientation de la technique" au profit de certaines branches, les travaux pénibles étant effectués sous forme de "service civil". Une technique maîtrisée permettra "la réduction du temps de travail de l’ouvrier".
Toute surproduction n’est pas utile à l’homme
Si le thème de la réduction de la durée du travail figure désormais dans le programme de tous les partis écologistes, il appartient aussi à l’univers idéologique de la gauche. Plus significative est, dans une perspective écologiste, l’attitude à l’égard des besoins artificiels créés par la publicité et du culte de la croissance. "La technique n’est pas une fin en soi. (...) toute surproduction n’est pas utile à l’homme". Oser écrire en 1935 que la croissance économique n’est pas synonyme de développement humain passe pour une véritable provocation. C’est donc à juste titre que l’on peut considérer la conclusion de ce manifeste (intitulée Une cité ascétique pour que l’homme vive...) comme la première proposition occidentale moderne d’une limitation volontaire de la croissance, anticipant largement le fameux rapport Meadows.
Alors que la directive 66 prévoyait d’assurer "à tous les individus" de la nation un "minimum vital gratuit", la directive 82 évoque un "minimum de vie équilibré", à la fois matériel et spirituel. "Fût-ce un minimum de vie pour tous, mais que ce minimum de vie soit équilibré". On peut donc pointer ici deux éléments classiques de la thématique écologiste : la défense de la qualité de la vie et le principe de solidarité sociale. "L’homme crève d’un désir exalté de jouissance matérielle, et pour certains de ne pas avoir cette jouissance". Comment ne pas songer ici à ce que l’on désignera plus tard sous le nom de société de consommation et de société duale ?
Au sortir de la guerre Charbonneau poursuit sa réflexion sur la "Grande Mue", autrement dit le changement radical de la condition humaine provoqué par la montée des sciences et des techniques tandis que son ami entame la rédaction de sa trilogie : La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), Le Système technicien (1977) et le Bluff technologique (1988). En résumé, pour Ellul la technique, qu’il définit comme la recherche du moyen absolument le plus efficace dans tous les domaines, constitue la clé de notre modernité. En voulant domestiquer la nature les hommes ont créé un environnement artificiel beaucoup plus contraignant. L’homme moderne croit se servir de la technique et c’est lui qui la sert. Il est devenu l’instrument de ses instruments. Le moyen s’est transformé en fin, la nécessité s’est érigée en vertu, la culture technicienne ne tolère aucune extériorité.
Mais cette activité éditoriale n’a rien d’une spéculation gratuite et se double toujours d’un engagement sur le terrain. Au début des années 70, Ellul rejoint Charbonneau - qui participe à la fondation de la Gueule Ouverte - dans son combat contre la Mission Interministérielle d’Aménagement de la Côte Aquitaine (MIACA). Jouant un rôle de contre-expertise, ils s’opposent au tourisme de masse, à la balnéarisation de la côte aquitaine avec son cortége d’hôtels, de golfs, de voies rapides, de supermarchés, de ports de plaisance et de marinas. Le comité de défense de la côte aquitaine remporte quelques batailles à défaut de gagner la guerre tant le rapport de forces est inégal. Aux côtés d’Edouard Kressmann (1907-1985), Ellul préside ensuite aux destinées de l’association écologique européenne ECOROPA. Corédacteur en 1979 d’un manifeste publié en six langues, Une Europe différente : vers une démocratie écologique, Ellul poursuit son rêve de jeunesse de "maîtriser la technocratie". Il ouvre largement les colonnes de la revue protestante Foi et Vie aux thèses écologistes et publie régulièrement dans Combat Nature de 1983 à 1991. Il désapprouve la création du parti Les Verts au nom d’une vielle conception anarcho-syndicaliste selon laquelle la cause écologiste n’a rien à gagner à entrer dans le jeu politicien. Jusqu’au bout, fidèle à sa devise, il préférera les initiatives locales, les mouvements sociaux et le combat associatif à l’illusion politique.
Patrick Troude-Chastenet
Directeur des Cahiers Jacques-Ellul, auteur de
– Jacques Ellul, penseur sans frontières, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, diffusion PUF, 2005.
– Sur Jacques Ellul, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 1994.
– Entretiens avec Jacques Ellul, Paris, La Table Ronde, 1994.
– Lire Ellul. Introduction à l’œuvre socio-politique de Jacques Ellul, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1992.
Visietez le site de l’Association internationale Jacques Ellul.