Accueil > Les dossiers > De l’automne 2004 à l’automne-hiver 2005/2006, du n° 18 au 21 > N° 21 (automne-hiver 05/06) / figures de l’écologie politique > Bhopal, 20 ans sans justice
Bhopal, 20 ans sans justice
mardi 24 janvier 2006, par
En Inde, le 3 décembre 1984, Bhopal se réveille dans le chaos après une nuit de terreur provoquée par l’explosion d’une usine de pesticides appartenant à la firme américaine Union Carbide. 8000 victimes sont découvertes au matin, déjà mortes ou très affectées. 12000 morts sont venus s’ajouter depuis, directement imputables au dégagement gazeux d’isocyanate de méthyle qui a fait suite à l’explosion. A l’époque, on ne parlait pas encore de Responsabilité sociale des entreprises (RSE), le transfert de technologies productivistes était présenté comme un bénéfice social pour les populations locales. Cette image de philanthropie n’aurait pas dû dédouaner l’entreprise de poursuites judiciaires sévères, le parcours indien d’Union Carbide étant jalonné de fautes graves : transfert d’une technologie non éprouvée dans une telle démesure (60 tonnes du gaz isocyanate de méthyle stocké sur site, alors que le maximum autorisé aux Etats-Unis étaient de 40 tonnes), plan de développement économique bancal (les fruits économiques ne sont jamais apparus), abandon progressif de l’usine (l’équipe de sécurité de l’installation de stockage a été divisée par deux avant la catastrophe) ; en sus, les directeurs états-uniens du groupe sont toujours fugitifs (ils ne se sont jamais présentés devant la justice indienne malgré un mandat d’arrêt international). Les charges contre Union Carbide sont donc lourdes : négligence, criminalité, pollution, etc.
Les victimes demandaient jusqu’à 3 milliards de dollars, elles n’ont obtenu qu’un compromis de 470 millions, arrangé par le gouvernement indien, afin de ne pas effrayer les futurs investisseurs étrangers. Les victimes se sont senties lésées et se sont mobilisées. Greenpeace a débuté une campagne internationale sur ce sujet en 1999 en montrant que la pollution s’était répandue au-delà du site et affectait durablement les populations dans leur quotidien via leur consommation d’eau. Le constat était alarmant et les autorités ont alors mis en place un système d’approvisionnement en eau potable, qui n’a jamais pu satisfaire pleinement les besoins des habitants.
Quant à Union Carbide, l’entreprise s’est enfuie et a laissé le site tel qu’il était après la catastrophe, jonché de produits divers. Ce site sert depuis de terrain de jeu pour les enfants des environs. Sentant le vent tourner avec l’introduction de la plainte à la cour de justice du New Jersey en 1999, Union Carbide s’est vendue à Dow Chemical en 2001, de manière à disparaître du paysage et à être non-redevable. Depuis, Dow Chemical ment à ses actionnaires sur le passif de Bhopal, malgré des actions ciblées pour leur faire reconnaître cet héritage : livraison d’eau contaminée à Dow aux Pays-Bas en 2001, manifestations régulières devant son siège en Inde et dénonciation du vrai visage de l’entreprise devant ses partenaires économiques du secteur textile à Paris.
La frilosité des actionnaires de Dow à affronter le dossier de Bhopal a été mise à nu à l’occasion du 20eme anniversaire de Bhopal. La chaîne de télévision britannique BBC a alors été piégée par les Yes Men [1] qui se sont fait passer pour des représentants de Dow Chemical. Ils ont ainsi annoncé à la terre entière que Dow allait enfin prendre en charge le passif de Bhopal. Le cours de bourse de Dow a alors immédiatement plongé, forçant Dow à infirmer cette nouvelle. Les actionnaires ayant été rassurés, le cours de la bourse est aussitôt remonté... Cet épisode démontre bien la priorité des entreprises : satisfaire leurs actionnaires en lieu et place d’une réelle responsabilité sociale et environnementale.
Le cas de Bhopal a donné toute son importance à la question des contraintes à imposer aux entreprises. Greenpeace a défini les fondements d’un instrument international juridiquement contraignant : responsabilités claires des dirigeants, transparence, accès à la justice au-delà des frontières juridiques et intégration du principe de développement propre. Autant de points qu’une véritable justice (environnementale notamment) devrait faire valoir pour empêcher l’impunité des entreprises qui est plus grande encore dans les pays en voie de développement. Au lieu de ça, l’attention se porte sur la RSE pour éviter tout effet néfaste sur la compétitivité des entreprises... Mais qui sont les bénéficiaires de cette compétitivité ? Certainement pas les populations locales.
21 ans après Bhopal, les victimes réclament toujours une justice équitable, alors que les effets indirects sur les nouvelles générations apparaissent, notamment des malformations à la naissance et des dérèglements hormonaux. 150 000 personnes ont besoin de soins médicaux quotidiens, ce que les 500 dollars perçus en compensation en 1989 ne suffisent plus à couvrir. Pour leur combat, les associations locales ont obtenu une reconnaissance internationale fort méritée. En avril 2004, Racheeda Bi et Champa Devi ont reçu le prix Goldman, considéré comme le prix Nobel de l’environnement.
Ces lauriers ne leur ont pas fait oublier qu’il reste beaucoup à faire dans cette campagne : assurer la décontamination, régler l’approvisionnement en eau potable et gagner devant la cours américaine de justice pour que la responsabilité d’Union Carbide soit engagée en ce qui concerne la pollution laissée sur place.
Aurèle Clémencin,
Greenpeace France
[1] Les Yes Men dénoncent "les plus puissants criminels de la planète" par le biais d’usurpation d’identités. Un film est sorti sur leur mouvement en 2005, voir theyesmen.org