Accueil > Les dossiers > Du printemps 2006 à l’été 2007, du n° 22 au 27 > N° 23 (été 06) / intermittents, jeunes, précarité, banlieue... le revenu (...) > dossier > Travail cognitif, nouvelle conflictualité et revenu garanti

Travail cognitif, nouvelle conflictualité et revenu garanti

Entretien avec Toni Negri

vendredi 1er décembre 2006

Pour Toni Negri, la proposition d’un revenu social garanti s’inscrit dans le contexte particulier de développement d’un nouveau modèle social de travail, le travail cognitif. Ce contexte éclaire l’extrême ambivalence de la situation sociale et politique actuelle : difficultés des syndicats à s’organiser, représenter et défendre les intérêts de la nouvelle force de travail ; montée du modèle de "flexsécurité" ; blocage politique pour la constitution d’un compromis des forces progressistes à l’échelle européenne. Autant d’obstacles à surmonter sur le chemin du Revenu Garanti.

EcoRev’ - Quels enseignements peut-on tirer des manifestations anti-CPE qui ont eu lieu en France ? Si l’on peut parler d’un "front du refus" face à la précarité et au "tout marché", ne peut-on pas, dans le même temps, y voir une crise des institutions de la protection sociale de l’Etat-nation ?

Toni Negri - Je suis absolument d’accord pour parler d’un front du refus, vraiment général, qui rassemble les jeunes et leurs familles, les étudiants et leurs professeurs et une grande partie de la société française. Je suis aussi d’accord pour considérer la profondeur de la crise des institutions nationales du Welfare State qui s’est manifestée en cette occasion. Je voudrais cependant ajouter une réflexion à ce propos. Pas forcément dans les mêmes dimensions mais certainement avec beaucoup d’intensité, le malaise et le refus de la précarité et du tout marché sont présents en France (comme de façon générale en Europe) au moins depuis la fin des années 70. En France, en particulier, le malaise, le refus et les luttes sur ces questions se sont développés de manière presque continue des années 70 à nos jours autour de certains épisodes (les luttes des sans papiers, des immigrés, des sans-logis, etc.) jusqu’à atteindre pendant l’hiver 95-96 un sommet extraordinaire de lutte ouverte contre les privatisations et la restructuration du Welfare State. Notre question est alors celle-ci : le front du refus qui s’est construit aujourd’hui est-il le même que celui qui a pour ainsi dire fonctionné ces trente dernières années ? La réponse sera ambiguë mais également ouverte. Ce front est, par certains aspects, le même que celui qui s’est révélé précédemment, mais dans le même temps, ce n’est pas le même : ce qui intervient et qui le sépare de la progression des luttes des années 70 aux années 90, c’est la conscience qu’un passage définitif, irréversible, du fordisme au post-fordisme est intervenu dans l’organisation du travail social. Ce qui émerge au sein des luttes actuelles, c’est qu’il n’y a plus de retour en arrière. Imaginer la construction de mille usines Renault pour absorber chômage et précarité est totalement illusoire. Par conséquent, le problème de la précarité et les luttes contre les privatisations doit être compris et conduit en tenant compte d’un modèle différent de productivité sociale, lequel s’est affirmé définitivement. La crise que nous traversons aujourd’hui est donc nouvelle et peut se définir comme la première crise post-fordiste. Mieux, comme la première crise déterminée par l’émergence hégémonique du travail cognitif. Les conséquences de cette crise ne sont donc pas simplement déstabilisantes pour les politiques économiques du capitalisme mature ; elles sont également potentiellement déstructurantes, à savoir qu’elles exercent une influence sur les rapports de force constants, constitutifs, qualifiants de la reproduction capitaliste. Sur le terrain tant économique que politique.
L’importance et la gravité de cette conjoncture sont vérifiables un peu partout, elles sont partout prises en considération tant sur le terrain politique que sur le terrain économique. Par exemple, il ne fait aucun doute que face à cette crise les méthodes traditionnelles de gouvernement deviennent toujours plus inefficaces : la nécessité s’impose donc de passer à une "gouvernance" plus flexible et souple. Ce n’est pas un hasard, dans ce contexte, après la révolte des banlieues, que le gouvernement français ait relancé, à travers des financements adaptés, le rôle des associations dans les quartiers périphériques et réactivé des canaux administrativo-municipaux portés sur la compréhension, le contrôle et la régulation interne des comportements du prolétariat périphérique. Mais tout cela est clairement insuffisant. Les conséquences de la crise déterminée par l’émergence hégémonique du travail cognitif porté par le prolétariat post-fordiste, influencent désormais les structures de la redistribution des pouvoirs et de la richesse. C’est sur ce terrain que la discussion doit être replacée.

Comment comprendre la conjonction que l’on a observé aujourd’hui entre le monde des jeunes et celui des salariés ? Peut-on considérer qu’il s’agit là d’un "front uni" de circonstance contre le libéralisme ou bien ce "front uni" est-il le signal d’une recomposition profonde de la société salariale autour d’un nouveau modèle social de travail ?

La seconde alternative me semble évidente. Mais faisons cependant attention en adhérant à cette hypothèse parce que les différences sont nombreuses. Pour commencer, y a-t-il réellement un "front uni" ? Il me semble qu’il y a plutôt diverses alliances qui ont été rendues possibles et qui se sont réalisées au sein de ce mouvement : la marche vers un "front uni" est encore longue. Le problème le plus grave est révélé par le fait que le syndicat, compris sous sa forme traditionnelle, est désormais incapable de représenter la force de travail en général. Il ne s’agit pas simplement d’un problème de quantité (on sait dans quelle effrayante mesure le nombre de syndiqués s’est dégradé) mais de qualité. En effet, cette force de travail s’est désormais profondément modifiée ; elle est sortie du monde du travail matériel et, de toute façon, elle ne se réduit pas seulement à cela. Le syndicat, lui, est encore organisé sur la base d’un schéma reposant sur la centralité du travail industriel. Certes, il y a toujours la possibilité que le syndicat évolue sur le nouveau terrain que les luttes proposent et qu’il puisse utilement placer son organisation au service des nouvelles formes et des nouveaux acteurs de la lutte des classes : c’est en partie ce qui est arrivé lors de la dernière phase des protestations anti-CPE. Mais afin que ce processus de conversion du syndicat aux nouvelles formes de conflictualité puisse se conclure de façon positive, le syndicat doit accepter que son rapport de "service organisationnel" fonctionne en faveur du travail immatériel et de ces strates cognitives de la force de travail qui, aujourd’hui, deviennent toujours plus hégémoniques dans la nouvelle organisation du travail. Il est entendu que nous n’entendons pas ici ouvrir une discussion sur la nécessaire modification des structures organisationnelles du travail syndical qu’il serait pourtant nécessaire, dans ce cadre, d’introduire. Reposons-nous donc le problème : comment le syndicat peut-il évoluer dans cette nouvelle situation ? Nous savons ce qui n’est plus possible : dans les années 30 aux Etats-Unis, comme dans les années de l’après-guerre en Europe, l’alliance entre le réformisme du capital et le réformisme des syndicats ouvriers a permis la construction du tissu des relations industrielles du New Deal, du Welfare State et du fordisme. Mais aujourd’hui est-il encore possible de parcourir un tel chemin ? La construction d’un "front uni" inclurait la solution du problème et par conséquent la définition d’une nouvelle et unique politique industrielle : mais aujourd’hui cela est difficilement imaginable. Comment mettre d’accord Besancenot, Arlette et José, par exemple, avec la nouvelle force de travail précaire accumulée dans les banlieues ? Une grande partie du mouvement syndical est encore liée (sans vouloir insulter personne) à la devise "Arbeit macht frei" (le travail rend libre, devise inscrite à l’entrée des camps de concentration nazis, ndlr).
Par contre, aujourd’hui, un "front uni" peut exister seulement sur la base d’une recomposition profonde des activités productives sociales plutôt que sur le terrain de la recomposition du travail salarié. Le centre de toute opération politique de recomposition du prolétariat n’est en effet plus l’usine - peut-être est-ce la métropole. Quoi qu’il en soit, c’est le travail vivant, coopératif qui se place "en dehors du capital", plutôt que la force de travail qui est formée et commandée "dans le capital", qui peut constituer l’unité de tout projet général d’émancipation et de libération sociale. C’est sur cette base que s’impose la revendication du "revenu de citoyenneté" comme reconnaissance salariale d’une nouvelle nature productive et d’une nouvelle organisation sociale de l’activité de travail.

Ceci dit, il faut reconnaître que, pour une raison ou une autre, les syndicats français se sont bien comportés dans cette situation. Bien sûr, ils restent fordistes (donc liés à une conception rigide du travail productif en termes industriels) mais ils se sont aussi montrés conscients et responsables des souffrances sociales engendrées par la précarité et le chômage. En peu de temps, ils ont mis leur organisation à la disposition des mouvements. Pour qu’il ne s’agisse pas simplement de générosité mais de prévoyance et de l’exercice d’un pouvoir constituant, il faudra que les syndicats reconnaissent la nouvelle structure sociale du travail, la dignité de chaque activité productive et la force des mouvements comme base pour la reconstruction du Welfare et comme déclencheur d’un processus d’émancipation du travail dans la société actuelle. Je pense, cependant, que ce qui s’est passé ces derniers mois ouvre des perspectives de transformation y compris dans les structures syndicales de la société européenne. En quel sens ? Il est encore difficile pour l’heure de le dire, mais beaucoup sont certainement en train d’envisager le dépassement de tout vestige de syndicat corporatif et la construction de syndicats de la multitude, c’est-à-dire des structures labiles, capables de correspondre aux différences de chacun des travailleurs mais aussi, dans le même temps, d’en recomposer la force dans l’affrontement social contre l’exploitation sociale.

Si cette dynamique politique et sociale porte en elle le germe de la revendication d’un revenu social garanti (sous une forme ou une autre), peut-on imaginer un compromis politique de gauche sur cette base ? Par ailleurs, une telle revendication est-elle concevable à l’échelle d’un seul pays ?

Notons, avant toute chose, que l’on peut envisager le revenu de citoyenneté immédiatement sous deux formes. La première est celle que dans les pays du nord de l’Europe on appelle "flexsecurity". Il s’agit de mesures visant à établir pour la force de travail mobile et flexible un filet de sécurité qui ne supprime pas la précarité mais garantisse la survie. Il existe cependant une deuxième façon de percevoir le revenu de citoyenneté : c’est, comme nous avons commencé à le voir, la constitution d’un tissu salarial sur lequel la possibilité même d’une expression libre du savoir et du travail(leur) cognitif soit garantie. Derrière cette deuxième forme du revenu de citoyenneté (qui est fondamentale du point de vue des classes), il y a la reconnaissance du protagonisme, du nouvel acteur productif dans la société post-fordiste. Ce ne sera certes pas avec des mesures de "flexsecurity" que la première crise du travail cognitif dans la société post-fordiste pourra être dépassée : cette crise pourra être dépassée seulement quand on l’affrontera de façon politique et qu’on répondra, avec une intelligence de projet, au problème de la nouvelle hégémonie productive du travail cognitif. Pendant de nombreuses années, nous avons parlé, en conduisant notre analyse de classes, de "composition technique" et de "composition politique" du prolétariat, en distinguant les séquences productives du travailleur artisan, de l’ouvrier qualifié, de l’ouvrier de masse, de l’ouvrier social, etc. A la définition des diverses formes du prolétariat en rapport avec les instruments utilisés dans les processus de travail et les capacités techniques intégrées dans ce processus, on trouvait toujours un équivalent sur un plan politique. L’organisation technique du travail était le présupposé d’une forme d’organisation politique de la société. Et bien, quelle est la forme politique dans laquelle s’organise la société du travail cognitif ?

Il est clair qu’à ce stade la reconnaissance politique de cette nouvelle forme salariale doit devenir centrale. Maintenant, si dans la société post-fordiste, précisément en raison des caractéristiques immatérielles du travail qui y est hégémonique, la politique finit en général par déterminer les conditions de la vie productive (c’est ainsi qu’apparaît la qualification bio-politique de la situation actuelle), alors, en particulier en ce qui concerne la question du revenu de citoyenneté, l’intervention politique sera essentielle. Poser le problème du revenu de citoyenneté pose, en effet, dans le même temps, celui de la redistribution sociale de la richesse. On commence ainsi à saisir au moins deux aspects fortement innovateurs d’une politique de revenu de citoyenneté : le premier consiste en ce qu’un nouveau sujet social soit reconnu à travers cette forme salariale, et soit reconnu dans la liberté de son intelligence productive ; le second aspect est à ramener aux problèmes généraux de redistribution de la richesse sociale qui sont à relier à la reproduction et à l’hégémonie du travail cognitif.

Peut-il exister un compromis des forces de gauche autour de ce sujet ? C’est possible, telle a été la force, mieux, la prépotence des mouvements contre la précarisation dans cette phase de luttes. Mais faisons attention. Une grande partie des propositions qui annoncent le compromis tendent à le rendre pervers parce qu’elles sont orientées plutôt vers la flexsecurity que vers le dévoilement et la définition d’une nouvelle forme d’antagonisme social, placée maintenant sur le terrain du salaire garanti et plutôt dirigée vers la mise en œuvre de nouvelles formes de subordination du travail que vers de nouvelles structures d’organisation de son émancipation. Il est évident que nous pensons qu’il n’y a pas de possibilité de définir une politique pour le salaire de citoyenneté dans les termes du compromis : nous pensons cependant que si ce compromis peut accélérer une politique de redistribution sociale de la richesse vers la concession d’un revenu de citoyenneté universel, cela peut être utile. Mais seulement si la revendication du revenu de citoyenneté, général et égal, se maintient ouverte de façon permanente aux luttes, rompant ainsi progressivement tout compromis préétabli.

C’est notre conviction que la force de travail immatérielle et le travail cognitif ne peuvent être commandés, que leur hégémonie productive comporte des potentialités d’hégémonie politique. Pourquoi ? Parce que ce nouveau type de force de travail s’est réapproprié une partie du capital fixe, il la porte en lui dans son propre cerveau, il introduit des éléments d’excédent dans chaque processus de détermination de la valeur. Fordisme et keynésianisme prévoyaient, dans la programmation du salaire et des équilibres macroéconomiques, une certaine adaptation de la puissance de la force de travail et de sa capacité de consommation : la force de travail pouvait être consommée productivement, sa valeur d’usage pouvait être complètement subordonnée en lui ou à une configuration toujours nouvelle de la valeur d’échange. Mais c’est précisément ce rapport qui est aujourd’hui fini. Le salaire, ou bien le revenu de citoyenneté, révèle un terrain d’antagonisme toujours plus fort et toujours plus productif. La force de travail cognitive se place comme nouvelle valeur d’usage, ne pouvant être contenue de par son excédent dans les proportions de la valeur d’échange.

Et enfin : il est clair que ce type de revendications est difficilement proposable à l’échelle d’un seul pays. Même les cacahouètes désormais ne peuvent être traitées à l’échelle d’un seul pays... Dans le nouvel ordre impérial plurilatéral, il nous semble cependant que, au moins en ce qui concerne les régions centrales de l’Europe, ce type de politique est praticable. De là un jugement négatif supplémentaire à l’égard de ceux qui se sont opposés à la Constitution européenne, en pensant que des réformes de structures n’étaient possibles qu’en France, et qu’en évoluant contre la coopération européenne. Il n’en est pas ainsi et il n’en sera pas ainsi. Activons-nous donc pour ouvrir des fronts de lutte autour du revenu de citoyenneté et pour renouveler, à travers ces revendications, les syndicats et les forces politiques de la gauche dans toute l’Europe.

Entretien mené par Patrick Dieuaide