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Pour une gestion collective et locale des revenus

vendredi 1er décembre 2006, par Bernard Guibert

En réponse aux propositions de Jérôme Gleizes, Bernard Guibert dénonce l’individualisation de la distribution des revenus et plaide pour le développement des solidarités locales et familiales et pour un Revenu Universel versé en quasi-monnaie (voir à ce sujet notre Kit militant).

Je suis réservé sur les propositions de Jérôme Gleizes pour la mise en oeuvre d’un revenu universel inconditionnel (RUI).

De manière générale ces propositions reposent sur le principe qui me paraît fondamentalement (mais involontairement bien sûr) indirectement réactionnaire qui consiste à individualiser encore plus que ne le fait le capitalisme actuellement la distribution des revenus.
Ce caractère "révolutionnaire" du capitalisme a été dénoncé il y a plus de 150 ans par Marx dans le manifeste communiste : le capitalisme dissout les solidarités élémentaires des modes de production précédents, à commencer par les solidarités familiales, pour leur substituer les "eaux glaciales du calcul égoïste".
Il me semble que la tâche prioritaire de l’écologie politique consiste, au contraire, à "repriser" le tissu social déchiré par l’ultra-libéralisme. Nous devons opposer à l’anthropologie ultra-individualiste du libéralisme l’anthropologie de Carl Polanyi visant à "réencastrer" l’économique dans le social et l’idéologique.

Monnaie et revenu universel inconditionnel

La question de la monnaie n’est pas innocente. La première question est donc de savoir dans quelle monnaie il convient de verser le RUI. À la différence de Jérôme je pense qu’il est très important d’abonder progressivement le RUI en quasi-monnaie affectée, non thésaurisable et à validité limitée dans le temps et dans l’espace. Cette montée en charge progressive des quasi-monnaies locales doit permettre la promotion du tiers secteur, de l’économie sociale et solidaire, et d’instaurer à l’abri de l’économie monétaire standard un secteur et des activités "percolant" dans la société tout entière avec des rapports d’échange excluant tout rapport de subordination de type salarial. Je renvoie au texte que j’avais écrit pour la commission économie des Verts et qui est sur son site et qui s’intitule "monnaie locale et relocalisation de l’économie".

Égalité entre hommes et femmes et revenu universel inconditionnel

La question de l’émancipation des femmes est également cruciale pour la mise en place du RUI. En effet il y a 30 ans les féministes exigeaient à juste titre que l’émancipation économique des femmes passe par leur accès au marché du travail. À notre époque cette voie d’émancipation est devenue beaucoup plus problématique puisqu’il y a un chômage de masse et une précarité de masse dont les femmes sont les premières victimes. La question se pose donc de savoir si au nom de la parité hommes femmes les femmes vont avoir le droit au RUI. Sinon, on introduit un déséquilibre dans le couple, si couple il y a. Si oui, cela risque d’avoir principalement la conséquence de renvoyer à leurs foyers, comme le souhaite Mme Anne-Marie Boutin, toutes celles qui avaient cru qu’obtenir un emploi salarié allait les émanciper et accessoirement mettre en furie les féministes de la première génération comme Christine Delphi ou Francine Comte. La question est extrêmement controversée dans le groupe de femmes des Verts.

Si on veut sortir de ce dilemme il convient à mon avis de penser l’articulation du travail domestique avec l’économie sociale et solidaire et de substituer cette dernière au premier de manière à émanciper les femmes sans remplacer la subordination au mari dans la sphère domestique parcelle au patron dans la sphère salariée. Cela passe en particulier par la mise en place de quasi-monnaies.

Articulation entre revenu universel et tiers secteur

Cela passe également de manière plus générale par le développement de l’économie sociale et solidaire et du tiers secteur. En particulier par la création de quasi-monnaie et des institutions quasi-financières aptes à planifier de manière démocratique les économies locales dans le cadre des conseils de développement des pays et des agglomérations. Je renvoie au texte que j’avais fait à la suite des journées d’été des Verts l’année dernière sur la refonte de la protection sociale dans la perspective d’une sécurisation des trajectoires professionnelles.

Imposition individuelle sur les revenus

La suppression du quotient familial dans le cadre de la réforme de la fiscalité directe sur les revenus, éventuellement avec la fusion de la CSG et de l’IRPP me paraît également indirectement faussement progressiste et donc en réalité réactionnaire. En effet la fiscalité pour être juste doit tenir compte de ce que les économistes appellent les indivisibilités et les économies d’échelle dans la consommation des ménages. Étant donné la différence de salaires effectifs entre les hommes et femmes société cette mesure de l’imposition séparée revient à ne pas imposer le revenu en nature dont bénéficie le mari du fait de la double journée de travail. Il faudrait plutôt introduire des discriminations positives pour essayer d’inciter les maris à diminuer la charge de travail et plus particulièrement la deuxième journée de travail. Mais il est extrêmement délicat de faire intervenir l’État dans les relations entre les conjoints ou à l’intérieur de la famille.
La troisième voie consiste, comme précédemment, à articuler l’économie sociale et solidaire sur l’économie domestique en subventionnant et en privilégiant l’accès des femmes au tiers secteur grâce à une fiscalité adaptée du type de la TVA pour réguler les rapports et les échanges monétaires entre les économies informelles et l’économie monétaire.

Supprimer la politique familiale

De même il me paraît extrêmement réactionnaire de vouloir supprimer la politique familiale et de manière plus générale les transferts intergénérationnels. La solidarité intergénérationnelle qui est un des fondamentaux de l’écologie politique commence avec la solidarité avec les enfants (politique familiale) et la génération précédente (retraites). Quand on fait des comparaisons européennes on s’aperçoit, notamment en Allemagne, que l’imposition séparée et la faiblesse des transferts liés à la politique familiale aboutissent à des déséquilibres démographiques subversifs pour la solidarité intergénérationnelle. Il convient donc plutôt d’avoir une politique familiale et une politique de la vieillesse qui assurent un minimum d’équilibre entre les générations à condition d’articuler cet équilibre avec les transferts monétaires et informels développés par d’autres des fondamentaux de l’écologie politique à savoir la promotion de l’économie sociale et solidaire.

Plutôt que de vouloir individualiser à outrance les rapports sociaux au point de désintégrer ce que les ethnologues appellent la socialité primaire (Marcel Mauss repris par Alain Caillé) il convient d’avoir une gestion collective des revenus de transferts liés aux RUI en les liant le plus possible à une gestion démocratique et locale des équipements collectifs qui assurent les infrastructures matérielles de l’économie sociale et solidaire. C’est la meilleure manière à mon avis de restaurer les solidarités familiales et de les articuler avec les solidarités de voisinage pour relocaliser la production et la consommation, et donc relocaliser l’emploi.

Bernard Guibert