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Travail et servitude volontaire

jeudi 1er mars 2007

Professeur de sociologie à l’université d’Evry, directeur du Centre Pierre Naville, Jean-Pierre Durand s’interroge dans son ouvrage La chaîne invisible (Seuil, 2004) sur les formes contemporaines de mobilisation des individus dans le travail. Dans un contexte de transformation profonde de l’organisation du travail (flux tendus, travail en équipe, modèle de la compétence), les salariés font l’expérience de relations sociales de travail mêlant tout à la fois précarité, management participatif, jeux individuels et collectifs. Pour autant, si l’engagement et l’implication subjective sont inhérents à la logique du flux tendu, ces petites satisfactions personnelles doivent être mises en balance avec les logiques de fragmentation et de flexibilité qui dominent à l’échelle du système productif. Cette situation ambivalente, l’auteur se propose de l’analyser comme une "servitude volontaire".

1. Les ressorts de la servitude volontaire

EcoRev’ - Dans votre ouvrage La chaîne invisible, vous définissez la notion de "servitude volontaire" comme un consentement paradoxal qui combine tout à la fois "implication contrainte" et "satisfaction au travail". Estimez-vous que ce paradoxe a réellement existé et s’il existe actuellement, que nous révèle-t-il de l’organisation du travail dite "post-fordiste" ?

Jean-Pierre Durand - Il n’est pas du tout de même nature. Hier, dans les postes d’ouvriers et d’employés, la personnalité des salariés était déniée, voire combattue (cf. l’ouvrier-bœuf de Taylor) : il s’agissait, du point de vue des organisateurs du travail de disposer d’une force ou d’une main d’œuvre d’exécution qui ne réfléchisse pas du tout au travail et durant le travail. Bien sûr, les sociologues et les ergonomes ont montré, dans les années 60, la nécessité de l’intérêt personnel investi dans le travail "pour que la production sorte". On retrouve ici la distinction entre travail réel emprunt d’une certaine subjectivité du salarié et le travail prescrit du bureau des méthodes.

Aujourd’hui, la subjectivité des salariés est systématiquement convoquée dans l’activité de travail : elle est devenue obligatoire, au risque pour les salariés qui la laisseraient comme hier au vestiaire, d’être écartés de leur emploi. Ce changement de nature de l’activité de travail est la grande révolution des années 80 durant lesquelles les directions d’entreprise l’ont "japonisée" : si la France n’a pas connu de débat sur cette japonisation (ni dans les syndicats ni chez les intellectuels), d’autres pays, en particulier anglo-saxons, ont été inondés d’ouvrages et d’articles sur ce mouvement.

Vous évoquez l’idée que, malgré la flexibilité et d’une précarisation généralisée de la société salariale, nous arriverions à un "bonheur" de travailler ?

Le "bonheur" de travailler n’est pas une formule que j’utilise : j’essaie plutôt de montrer que la plupart des salariés tentent, dans la mesure du possible, d’auto-organiser leur espace -et leur temps- de travail pour le rendre acceptable. Malgré les contraintes, essentiellement de temps, nombre d’entre eux auto-organisent les micro-tâches qu’ils doivent réaliser pour leur donner du sens ou bien participent à des "jeux sociaux" directement liés au travail (concours de vitesse, challenges de dextérité ou de virtuosité du geste, etc.) afin de rendre acceptable leur travail. C’est le moyen de survivre dans des postes plus difficiles à tenir. Ceux qui ne disposent pas des ressources pour faire face aux nouvelles exigences de productivité tombent malades et sont peu à peu exclus de l’emploi. Voici comment on peut lier intérêt et plaisir au travail avec les menaces de précarisation, dans la quasi-totalité des secteurs et à tous les niveaux d’exercice. On en lira une bonne illustration pour le secteur de la grande distribution dans l’ouvrage récent de Dorothée Ramaux (Journal d’un médecin du travail, le Cherche Midi, 2006).

A vos yeux, la "servitude volontaire" est intimement liée à l’organisation de la production en flux tendu et au développement du travail en groupe (le "teamwork"). Est-ce à dire que les dispositifs classiques de gestion (management participatif, primes, cercle de qualité) ne suffisent plus pour garantir un niveau minimum d’implication des salariés dans l’exercice d’une tâche ou d’une activité donnée ? En quoi les nouveaux dispositifs socio-techniques de gestion (groupware, modèle de la compétence) répondent-ils mieux à cette exigence ?

Le management participatif et les cercles de qualité ne sont pas, selon moi, des dispositifs classiques de gestion, mais appartiennent au même modèle de dépassement-rénovation du système fordo-taylorien. Le management participatif, comme son nom ne l’indique pas, consiste à faire accepter par les salariés les nouvelles normes productives au cours de réunions de "groupes de progrès", de "cercles de qualité", etc. sans discussion sur les objectifs ni sur les moyens. Pour aller plus vite, je pourrais dire que la généralisation du flux tendu (une production de biens et de services sans stocks intermédiaires) opère une restructuration infrastructurelle du système productif : pour que le flux soit maintenu tendu, avec une main d’œuvre toujours en réduction (pour des raisons de baisse des coûts et d’accroissement des résultats financiers), le travail est réorganisé (travail en groupe) et les salariés toujours plus mobilisés (modèle de la compétence). Ce qui intéresse le sociologue réside dans la nouvelle cohérence construite entre ces éléments qui en font un modèle viable de dépassement du fordisme.

2. Autonomie et subjectivité des salariés

Que faut-il entendre par "autonomie" dans le travail ? Un espace concédé par les directions ? ou encore un "angle mort" irréductible logé au cœur des dispositifs de contrôle ?

L’autonomie dans le travail est fondamentalement une autonomie encadrée, sinon le salarié pourrait s’adonner à des activités pour son bénéfice personnel durant son temps de travail, ce qui ne correspond pas à la définition du salariat, en particulier capitaliste... Certains de mes collègues voient dans l’autonomie au travail la caractéristique essentielle du nouveau système, l’amplitude de celle-ci étant selon eux la condition de l’accroissement de la productivité du travail. Mes travaux de terrain dans tous les secteurs d’activité me font conclure que l’autonomie octroyée reste très étroite, que l’autonomie des salariés reste très encadrée, y compris pour les ingénieurs et même pour la plupart des manageurs tenus d’atteindre des objectifs toujours croissants à moyens quasi constants. L’autonomie est surtout une formule qui laisse une certaine liberté d’interprétation pour réaliser la norme ; mais les conditions de sa réalisation sont de plus en plus difficiles. Je ne parlerai pas de l’autonomie comme d’un "angle mort", mais comme d’une conquête individuelle ou collective des salariés, sans cesse remise en cause et sans cesse reconquise ou déplacée qui permet au salarié de rendre son travail acceptable. La différence entre hier et aujourd’hui est que cette autonomie est relativement acceptée à condition que son amplitude soit contrôlée : la meilleure image est celle de la longueur des tuyaux des visseuses pneumatiques à travers laquelle le bureau des méthodes contrôle l’autonomie réelle des ouvriers monteurs dans l’industrie automobile.

La "subjectivité" du salarié dans le travail exprime-t-elle une réelle liberté d’action ?

La subjectivité des salariés est en permanence canalisée, orientée et surveillée : dans les réunions participatives il n’est pas question d’aborder certains sujets comme l’évolution des rémunérations (à compétences croissantes) ni même bien souvent des moyens mis à disposition face à des objectifs en plein développement. En parlant de rationalisation de la subjectivité, nous indiquons bien ce mouvement qui vise à formater la subjectivité comme on rationalise les gestes.

L’autonomie et la subjectivité des salariés peuvent-elles ressortir d’un régime de mobilisation fondé sur l’engagement ou l’implication permanent ? Du point de vue de la rentabilité et de la performance des individus au travail, les directions d’entreprises n’ont-elles pas intérêt à "relâcher la pression" ?

Je pourrais répondre oui à cette dernière question, histoire de satisfaire quelques sentiments humanistes enfouis au fond de chacun d’entre nous ! Mais la réponse scientifique est non : ce système d’organisation de la production et du travail peut encore perdurer quelques décennies (aucun système arrivant à maturité ne dure plus longtemps !). Les salariés sont devenus "jetables" et les plus faibles sont écartés de leur emploi bien avant l’âge de la retraite. Aujourd’hui, au regard de l’élévation des niveaux de qualification, presque tous les salariés sont immédiatement remplaçables par une ou plutôt des "armées de réserve" qui restent conséquentes (il faut ici se méfier des modes de comptabilisation du chômage aux Etats-Unis ou en Grande Bretagne, largement contestés dans ces pays).

Par ailleurs, on peut penser que la "dématérialisation du travail" contribue à optimiser la capacité créative des salariés, en augmentant leurs possibilités d’intervenir dans des schémas moins contraignants de l’organisation du travail. Aussi, le discours managérial sur l’importance de l’initiative, l’autonomie, l’engagement des individus dans le travail est-il valable quelque soit le secteur d’activité considéré ? Ne faut-il pas distinguer la situation de travail des salariés selon par exemple qu’ils appartiennent à des secteurs dits "intensifs" en connaissance et les autres ?

Nous sommes dans une entreprise cynique de manipulation des situations concrètes de travail et bien sûr des mots tels que autonomie, initiative, engagement, etc. La plupart des créations ou des demandes d’emplois ont trait aux services aux entreprises (nettoyage des locaux, sécurité), à la restauration-hôtellerie et dans le BTP : c’est bien parce que les conditions de rémunération et/ou d’intérêt pour le travail à effectuer ne sont pas satisfaisantes qu’une partie de ces emplois ne trouve pas de candidats.

Sur le fond de votre question, je propose, dans La chaîne invisible, de croiser les emplois selon deux critères : la pression du temps sur le travail d’une part et le poids du sens de l’information dont dispose le salarié d’autre part. On se rend alors compte qu’une minorité seulement des emplois (manuels ou intellectuels) échappent à la contrainte du temps et reposent sur l’interprétation du sens des informations disponibles. La nouveauté est qu’une partie importante des salariés peut avoir à se référer aux significations informationnelles, alors que leurs activités sont largement contraintes par le temps, ce qui signifie une réduction drastique de l’autonomie et certainement une insatisfaction au travail.

3. Le rôle du politique

Peut-on imaginer une intervention des pouvoirs publics pour protéger les salariés du "paradigme du flux tendu" ? Les mesures débattues aujourd’hui autour de la question de la "flexicurité" et de la "sécurisation des parcours professionnels" vous semblent-elles constituer une réponse crédible à ce phénomène de "servitude volontaire" ?

Je ne crois pas du tout à une intervention des pouvoirs publics pour tempérer les excès du paradigme du flux tendu. Car au nom de la compétitivité dans l’arène mondialisée, chaque Etat est tenu par la Bourse ou par les fédérations des employeurs de s’abstenir de commenter la vie interne des entreprises. Souvenons nous de l’intervention du Premier Ministre L. Jospin avouant son incapacité à émettre quelque doute que ce soit sur la stratégie de Michelin qui pratiquait des "licenciements boursiers". Il y a pourtant des solutions intelligentes d’organisation de la production qui mixeraient paradigme du flux tendu au nom de la compétitivité ET d’autres paradigmes productifs plus doux comme ceux qui furent utilisés dans certaines usines suédoises (J-P. Durand et alii, La fin du modèle suédois, Syros, 1994). Si le premier ordonne le rythme général de la production, les seconds qui configurent autrement la production dite réflexive peuvent accueillir les travailleurs fatigués prématurément par les efforts fournis autour du flux tendu.

Reste la question de la flexicurité à la française (la sécurisation des parcours professionnels) que vous posez : pour ma part, j’estime qu’il existe, face au chômage structurel durable, des possibilités de redistribution-partage des emplois existants et des richesses correspondantes (auxquelles il faut ajouter le "coût" du chômage et du RMI ou les autres charges entraînées par ce formidable gaspillage que représentent près de 5 millions de sans-emploi en France). Mais cette démonstration d’un retour possible au plein emploi à travers le partage est trop longue à effectuer ici. Ce serait une réponse à la question du chômage, mais pas à celle du durcissement (mental et psychologique) du travail qui passe par d’autres transformations internes à l’entreprise (et à l’administration publique).

De façon plus générale et prospective, comment voyez-vous l’avenir des rapports sociaux de travail au sein des entreprises ? Pensez-vous que le développement d’une "démocratie économique" au sein des entreprises n’est plus qu’une vieille utopie ?

Le sociologue évite les prédictions. La "démocratie économique" pourrait au moins partiellement vivre si les syndicats devenaient ces forces contre-propositionnelles armées au même niveau théorique et stratégique que les directions générales des entreprises. Mais je crains ici une certaine frilosité des directions syndicales qui craignent de perdre leur pouvoir institutionnel en recrutant des experts traitant à leur place avec leurs partenaires-ennemis héréditaires.

La situation qui a vu le travail devenir "plus dur mais plus intéressant" (à partir de l’autonomie et de l’implication contrainte) peut perdurer encore deux à trois décennies sans problème pour le capital internationalisé. Mais ce sera avec d’énormes coûts pour les hommes et les femmes (baisse des retraites par cotisations ou capitalisation insuffisantes, accroissement du nombre d’exclus du travail, en particulier par usure prématurée, développement conséquent du handicap au travail, etc.). Évidemment les aides sociales pourront pallier ces difficultés, au prix de l’indignité croissante des populations en âge de travailler, en particulier. Il est d’ailleurs regrettable que si peu d’experts s’interrogent sur l’irrationalité économique de cette nouvelle charité -ou sur son immoralité. Quoiqu’il en soit, cela présage des rapports sociaux encore sains dans l’entreprise puisque tous les problèmes seront externalisés.

Enfin une telle évolution prévisible, doit être conjuguée avec l’évolution de la Chine et de l’Inde comme espaces productifs à réservoir de main d’œuvre quasi-inépuisable à l’horizon 30-40 ans. Soit l’Occident maintient un "gap technologique" (ce qui signifie la poursuite de rapports de domination), soit ces puissances s’autonomisent scientifiquement et technologiquement et les salariés européens voire américains peuvent redouter le futur. Car le capital qui a inventé puis généralisé un "modèle productif" alternatif au fordisme essoufflé n’hésitera pas à changer de continent s’il y voit un intérêt : la question de la qualité des rapports sociaux dans l’entreprise, même occidentale, reste le dernier de ses soucis. Sauf simulation expresse.

3. Insoumission et nouvelles formes de conflictualité

Vous évoquez l’idée d’un renouveau de l’aliénation du travail salarié, au sens de l’acceptation par les salariés de la négation de leur liberté. Est-ce à dire que le travail salarié n’est plus un vecteur d’intégration, voire d’émancipation comme au bon vieux temps du fordisme ? La contestation sociale sur ces bases est-elle vouée à disparaître ?

De toute façon le travail salarié à toujours été un paradoxe : quoique aliénant dans son essence, chacun le recherche assidûment ! La dimension nouvelle de l’aliénation traverse l’activité de chacun, plus ou moins tenu de contrôler l’activité de son collègue (c’est la nature même du fonctionnement du travail en groupe responsable collectivement du maintien du flux tendu de la matière ou de l’information) et surtout celle des cadres, contraints de diriger des salariés avec des principes et des objectifs qu’ils partagent de moins en moins. C’est ce processus que dénonce Jacques Généreux dans son dernier ouvrage (La dissociété, Le Seuil, 2006) selon lequel chacun contrôle autrui dans cette nouvelle "maladie sociale dégénérative qui altère les consciences en leur inculquant une culture fausse mais autoréalisatrice". Nous revenons ainsi au centre du modèle de la compétence qui fait du comportement individuel au travail le critère premier de l’évaluation : la contestation sociale est touchée au cœur puisque chacun veillant sur autrui afin qu’il respecte les normes productives et comportementales énoncées par les directions, il n’y a plus guère de place pour l’expression collective !

Comment voyez vous la place et le rôle des organisations syndicales dans une telle configuration ?

Les organisations syndicales, dont la puissance historique reposait sur la défense des salariés dans le procès de travail (conditions de travail, rythmes, inégalités de traitement, etc.) n’ont plus de place dans celui-ci : le travail, en groupe, le rôle du team leader ou du moniteur (mi-collègue, mi-chef), la politique de la "porte ouverte" des managers, etc. ont quasiment supprimé la fonction du délégué syndical. D’où "l’institutionnalisation" du syndicalisme contre laquelle il est pratiquement impossible de lutter : les syndicats sont devenus des groupes de pression qui défendent au mieux les intérêts des salariés au niveau centralisé des entreprises (quelquefois des établissements) ou des négociations nationales voire européennes.

De mon point de vue, si le processus est irréversible, les syndicats doivent encore mieux s’armer pour proposer des alternatives aux propositions des directions -y compris auprès des actionnaires !- en matière de stratégies des entreprises (produits, procédés, restructurations, etc.) correspondant aux intérêts des salariés. Ils devraient même disposer d’experts en communication ou en marketing pour mobiliser les travailleurs sur ces alternatives !

Y a-t-il une place dans votre réflexion pour l’insoumission ?

Bien sûr ! Mais ce n’est pas au sociologue de déclarer l’insoumission... Et ce d’autant plus que cette insoumission est de plus en plus difficile puisqu’au cœur du dispositif on rencontre le contrôle social des comportements. Enfin, l’insoumission qui paie, au sens où elle se fait entendre, doit être collective. Or, les collectifs traditionnels, d’affinité et d’entraide sont la plupart du temps brisés au bénéfice de nouveaux collectifs reconstruits et contrôlés par le management de proximité, ce qui limite considérablement l’organisation collective de l’insoumission ou plus généralement de la résistance collective ou du freinage. Aujourd’hui, l’insoumission prend la forme de la simulation dans laquelle chacun, puisqu’il est étroitement contrôlé, simule les comportements normatifs attendus, voire démontre ses bons résultats en évacuant sur les autres les causes de ses moins bonnes performances. Le résultat est, paradoxalement, une entreprise (ou une administration) de plus en plus opaque malgré les formidables outils informationnels dont elle dispose. Pour moi, l’avenir de la résistance et de l’insoumission passe par ces simulations qui ne cessent de se développer et dont certaines commencent à être collectives.

Propos recueillis par Patrick Dieuaide