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Gratuité de l’usage, renchérissement du mésusage

dimanche 15 avril 2007, par Paul Ariès

L’union entre la question sociale et la problématique environnementale est encore en retard d’une théorie, nous dit Paul Ariès, politologue, spécialiste de la mondialisation et de l’alimentation, et initiateur des Etats généraux de la décroissance équitable. Pour sceller cette alliance du rouge et du vert, la décroissance qu’il prône doit donc s’appuyer sur une culture renouvelée de la gratuité et des usages contre le mésusage consumériste généralisé.

La décroissance est un mot obus qui sert à pulvériser l’idéologie dominante. Elle est une pensée sur la crête qui peut déboucher sur le meilleur comme sur le pire. Le meilleur serait sa capacité à renouer avec les mouvements d’émancipation sociale. Le pire est symbolisé par les tentatives d’OPA inamicales de la nouvelle droite. La décroissance peut avoir un fort contenu social ou être réactionnaire. La gauche a un retard considérable sur le camp de la révolution conservatrice mondiale, représenté en France par le sarkozysme, et dont le projet consiste notamment à faire des pauvres la variable d’ajustement du système face au péril écologique. La décroissance est donc à un tournant : soit elle se donne les moyens pour passer d’une théorie critique de la croissance à une théorie politique de la décroissance et elle pourra alors se doter de relais politiques capables de peser sur les débats, soit elle restera, au mieux, une forme de protestation parmi d’autres, au pire une idéologie molle récupérable par le système au détriment des peuples. Cette difficulté à faire correspondre la face négative de la critique et sa face positive est le symptôme de l’incapacité des forces alternatives à construire un projet émancipateur. Cette impasse est visible dans le caractère infécond du mariage du "rouge" (questions sociales) et du "vert" (questions environnementales) depuis qu’il est à l’ordre du jour, et dans l’incapacité à trouver un ancrage social. Il ne suffit pas en effet d’avoir raison contre ses adversaires : encore faut-il être compris et rendre son projet désirable. On ne gagnera pas la bataille des idées en expliquant qu’il faut consommer moins (un peu, beaucoup, passionnément ou même à la folie) ou en faisant du marketing (avec la moustache et la pipe de José, par exemple). Il ne suffit pas davantage de répéter que si la décroissance doit être impérativement "équitable et sélective", elle ne pourra se faire que dans un contexte global de décroissance, c’est-à-dire en renonçant à l’idée que "plus serait toujours égal à mieux".
Nous devons pour convaincre du caractère désirable de la décroissance rompre avec toute une idéologie qui nous claquemure. La cause de ce blocage politique est fondamentalement notre retard théorique face à la complexité et à la nouveauté des enjeux. Nous en sommes toujours à nous demander comment faire face aux contraintes environnementales sans... désespérer Billancourt. Tant que nous ne parviendrons pas à concilier les limites physiques de la planète avec notre souci de justice sociale, nous resterons incapables de faire de la décroissance autre chose qu’une révolte politiquement immature. Les objecteurs de croissance ne doivent donc pas être partisans d’une décroissance faute de mieux. Ce n’est pas parce qu’il y a urgence environnementale qu’il faut en finir avec ce monde. Si une croissance infinie était possible, ce serait une raison suffisante de la refuser pour rester simplement des humains.

Que la gauche retrouve le sens des limites

Notre société a totalement sombré dans la démesure considérée comme le péché suprême par les Grecs anciens. Nous avons perdu cette capacité à nous donner des limites car le capitalisme a réveillé les fantasmes les plus archaïques. Tant que nous n’en finirons pas avec le culte de la toute-puissance et l’idée d’un monde sans limites, aucune issue ne sera possible. Une société incapable de se donner des limites va les chercher dans le réel : épuisement des ressources naturelles, réchauffement planétaire, explosion des inégalités sociales, etc. La seule alternative consiste donc à renouer, collectivement, avec le sens des limites. Cela ne peut passer que par la primauté du culturel sur l’économique et par le retour au politique et à la loi. Nous devons, pour cela, en finir avec l’idéologie des "seulement antilibéraux" qui considèrent que le problème serait fondamentalement celui du partage du gâteau alors qu’il est aussi celui de sa recette. De la même façon que le capitalisme produit les humains qui vont avec, il produit aussi une opposition qui lui soit compatible. La gauche a totalement entériné les fondements théoriques mais aussi idéologiques de l’hyper-capitalisme.
Elle glorifie, par exemple, les Trente Glorieuses et fait du Fordisme un "âge d’or" sans voir que cette période fut celle du débordement du capitalisme en dehors de la sphère de la production (pour transformer totalement les modes de vie populaires en modes de vie consommateurs) et que les pollutions qui menacent l’avenir même de l’humanité proviennent de cette période, et non seulement de l’hyper-libéralisme...
Comment croire qu’être "à gauche de la gauche" puisse se résumer à revendiquer le SMIC à 1500 euros "tout de suite" face à une gauche réformiste qui le promet pour un peu plus tard ? Etre de gauche, n’est-ce pas d’abord défendre les dimensions non économiques de nos existences et de la société, valoriser les cultures populaires, c’est-à-dire se refuser (individuellement et collectivement) comme forçats du travail et de la consommation ?
Certes, si on ne croit plus en la possibilité de construire une société plus fraternelle, le SMIC à 1500 euros devient une revendication confortable et même juste socialement – car comment pourrions-nous, en effet, renvoyer dos à dos exploités et exploiteurs ? Mais si nous croyons encore en la possibilité d’inventer un autre futur, faut-il accepter ce corporatisme qui entretient le système qui nous aliène ?

La gratuité : Interdit majeur de l’hyper-capitalisme

Nous sommes fondamentalement d’accord avec Jean Zin : la notion de décolonisation de l’imaginaire ou de réveil des consciences est insuffisante car le problème est d’abord celui des institutions. Et si la solution était d’être toujours du côté de la béance… entendue comme l’Interdit majeur qui suture la société ? Toute société se structure en effet autour d’un tabou (Interdit majeur). Le capitalisme s’est fondé sur le respect de la propriété privée. Cela marche de moins en moins au regard de l’état de la planète. L’hyper-capitalisme est fondé sur le refus de toute gratuité. Là où le capitalisme traditionnel a toujours toléré un secteur gratuit, qu’il soit confessionnel ou public, l’hyper-capitalisme entend développer une politique de la "gratuité zéro" (notamment, en réponse aux difficultés des industries "culturelles" confrontées au développement des systèmes d’échanges "peer-to-peer") [1].
Nous épousons donc totalement le point de vue de Jean-Louis Sagot-Duvauroux qui fait de la gratuité la réponse à la conquête de l’être par l’avoir, bref une frontière à l’empire-marchand [2]. Le philosophe y voit une façon (la façon ?) de compenser l’effondrement des grands systèmes de pensée en rappelant que non seulement la gratuité est une nostalgie de poète mais qu’elle existe et reste encore beaucoup plus forte et tenace qu’on ne le pense.
Nous proposons d’inscrire ce parti pris en faveur de la gratuité dans le cadre de notre analyse globale de la société hyper-capitaliste. Il est alors possible de proposer au débat un nouveau paradigme fondé sur la "gratuité de l’usage" et le "renchérissement du mésusage", seul à même, selon nous, de résoudre, à la fois, les questions sociales, environnementales et psychologiques par un retour au politique.
Ce combat pour de nouvelles gratuités permettra de rendre conscient ce qui est inconscient ou refoulé, bref de participer au grand travail de re-subjectivation des humains face à la crise organisée du sujet humain. Il est inséparable de celui pour l’usage : aucun bon usage n’est possible dans une société hyper-capitaliste, qui, loin de favoriser la maîtrise de leurs usages par les usagers, impose la séparation de toutes les sphères pour garantir la domination des uns sur les autres et de tous sur la nature.
Nous devons donc inscrire ces deux devises sur nos cathédrales : "Pas de revenu inconditionnel d’existence sans revenu maximum autorisé" ; " Pas de gratuité de l’usage sans renchérissement du mésusage ". Ces propositions peuvent permettre un "big bang" de la pensée à même de refonder totalement la tradition de gauche.

Pour un revenu universel inconditionnel lié à un revenu maximum autorisé

Nous pouvons en effet opposer à l’hyper-capitalisme le principe d’un revenu universel d’existence versé, sans condition, à l’ensemble des citoyens. Ce revenu ne doit pas être confondu avec l’impôt négatif des libéraux qui servirait de prétexte pour démanteler plus encore le Code du travail (notamment en supprimant tout salaire minimum) et obligerait à accepter des petits boulots pour compléter un revenu d’assistance insuffisant pour exister. Cette version libérale accompagnerait la dualisation rampante de la société en enfermant l’essentiel de la population dans la marginalité économique et la non-citoyenneté.
A contrario, l’indépendance financière que réalise un véritable revenu d’existence est indispensable pour passer des droits formels aux droits réels et poursuivre ainsi le mouvement d’émancipation, notamment des femmes et des plus jeunes. Elle est, en outre, la condition même de la décroissance, car aucun individu n’acceptera de diminuer ses activités rémunératrices si la société ne lui assure pas, en échange, une sécurité. Ce choix du revenu d’existence est donc aussi celui d’une société fondée sur l’auto-limitation des besoins, condition de l’autonomie.
Ce revenu d’existence pourrait être versé en partie en droits de tirage sur des services publics ou des biens communs voire sous forme de monnaie locale afin de favoriser la relocalisation.
Il est inséparable d’un revenu maximal autorisé . Là où Sarkozy prône, avec la notion de bouclier fiscal, de ne pas redistribuer une partie des revenus au-dessus d’un certain plafond, nous disons l’inverse : au-delà d’un certain revenu, l’Etat prend tout. Ce revenu maximal servirait à financer la gratuité de l’usage.

"Gratuité de l’usage"

Cette gratuité de l’usage n’ira pas sans demi-mesures : biens totalement gratuits, biens semi-gratuits (tarifs faibles), biens gratuits sous condition (de niveau de consommation, de type d’usage), etc. Le choix que nous proposons est donc celui de la socialisation. Non seulement contre l’économie de marché mais aussi contre l’économie fondée sur la réciprocité (les relations de personne à personne). Il ne s’agit pas d’en revenir à un système (inter)personnel contraire à l’intérêt des plus faibles.
Notre définition du bon usage n’est ni objective ni moraliste. Il revient aux citoyens et à leurs représentants de se prononcer. L’usage est ce que la société reconnaît provisoirement comme tel. Le bon usage d’aujourd’hui peut devenir le mésusage de demain. Le jugement dépend des rapports de force sociaux, de choix politiques, de l’état des ressources, des capacités technologiques, des valeurs éthiques. La définition n’est pas sans rapport avec celle des biens communs qui tout comme le bon usage visent l’intérêt collectif.

Quelle culture de l’usage ?

Le capitalisme s’est développé en cassant les anciens modes de vie. Le consommateur n’est pas simplement le nouveau nom de l’usager : la consommation est toujours le règne du mésusage. Le capitalisme a déployé pour y parvenir une extraordinaire violence symbolique pour rendre négatif ce qui était considéré comme positif (l’esprit d’économie, le sens de la mesure, l’idée de conservation). Redevenir usager suppose donc une véritable révolution culturelle : il s’agit d’en finir avec la logique des faux besoins et de la junkproduction. Une façon d’y parvenir est de combattre le mésusage sous ses formes les plus ordinaires par le refus du jetable, du tout-fait, de la mode, des low-cost, des produits hors-sol et désaisonnalisés, de la grande distribution, de la publicité, du marketing, de la vénalité, etc.
Mais nous devons surtout nous réapproprier la maîtrise de nos usages (individuellement et collectivement) par la réinvention de cultures diversifiées de l’usage contre celle, homogène, du mésusage. On consomme aujourd’hui de la même façon de l’alimentation, des vêtements, des loisirs, de l’habitat, de la culture, des transports, etc. Tout ce qui permet de retrouver l’usager (nécessairement multiple) derrière le consommateur est donc indéniablement positif. Il ne s’agit pas de fantasmer sur un retour des anciens usages : non seulement c’est impossible mais pas nécessairement souhaitable. Serait-il profitable de revenir par exemple à des objets sexués ? Nous pouvons rompre avec la société de consommation sans faire de nouveau des serpillières et des balais les biens propres des usagères. Mais gardons sans cesse à l’esprit que l’alter-consommation n’a d’intérêt que si elle rompt avec toute logique de consommation… Il s’agit donc bien de réinventer un autre mangeur derrière le consommateur de produits alimentaires, de réinventer un nouveau patient derrière le consommateur de soins (para)médicaux, de réinventer un nouvel élève derrière le consommateur de cours, etc. Tous ces combats sont parallèles mais fortement dissemblables puisqu’il s’agit justement de faire (re)naître des usages spécifiques : nous sommes du côté de la dé-liaison de ce que la consommation a lié. Nous devons désapprendre à penser que manger et lire seraient comparables, donc aucune alter-consommation ne peut les réunir. Ce chemin est non seulement divers mais tortueux et souvent aride. Il est tellement plus facile et agréable de se penser et de se vivre en consommateur plutôt qu’en usager apprenti-maître de ses usages. Le mangeur (contrairement au consommateur) doit savoir ce que manger veut dire… connaître les produits, les façons de les préparer, leur dimension symbolique, etc. Le voyageur (contrairement au touriste) doit se poser la question de l’utilité de son déplacement, il doit faire l’effort de rencontrer véritablement l’autre et de s’interroger sur les conséquences (à court et à long terme) de son intrusion chez lui.
Là où le capitalisme a fait primer la valeur d’échange sur le bon usage, là où il tend à soustraire tout produit de son contexte culturel et social, nous devons systématiquement réinventer un usager et de nouveaux usages. Les exemples de réinvention d’usages sont heureusement nombreux : des associations qui proposent des transports collectifs à celles qui organisent des "pédibus" pour conduire les enfants à l’école, des parents qui fondent une crèche collective aux citoyens qui fréquentent les cafés philosophiques ou politiques, des communautés qui s’organisent pour défendre, ici, un service public, ailleurs un café ; des ateliers de réparation de vélos (voire de voitures) aux groupes qui animent des jardins collectifs, des sorties en forêt ou des fêtes, etc.
La réinvention de l’usage passe par une anthropologie sensualiste. Le bon usage est toujours du domaine du voir, de l’entendre, du toucher, du goûter, du contempler, du penser, de l’aimer, de l’agir alors que le mésusage est du registre de l’avoir, du paraître, du vénal. La culture de l’usage n’est donc pas seulement celle du nécessaire. Elle ne s’oppose pas à la frivolité, contrairement à toute une tradition de l’extrême-gauche réduite aux "vrais" besoins. Le bon usage, c’est aussi la fête, c’est-à-dire faire bombance, faire du bruit, mélanger le politique et le commercial, le livre et les merguez.
On peut penser que l’école sera un relais essentiel pour développer une culture de la gratuité et enseigner le métier d’humain, et non plus celui de bon producteur et consommateur. Parions que la gratuité ayant des racines collectives et individuelles beaucoup plus profondes que la vénalité en cours, il ne faudrait pas très longtemps pour que raison et passion suivent…

Par quoi commencer ?

Sans aucun doute par la défense des gratuités existantes. Pensons bien sûr aux services publics mais songeons aussi au travail effectué par les associations notamment dans les cités. Pourquoi ne pas inventer de nouveaux modes de gestion plus participatifs afin que les usagers des services publics retrouvent (un minimum) la maîtrise de leurs usages et soient capables de réorienter les biens qu’ils reçoivent ? Pourquoi ne pas doter les associations d’un véritable statut leur permettant de développer la fabrication de l’humain ? Qui pourrait défendre aujourd’hui le service public de la télévision lorsqu’on constate à quel point les journaux télévisés de France 2 contribuent à la dépolitisation rampante ? Qui pourrait défendre les services publics des transports urbains lorsqu’on constate de quelle façon les usagers sont transportés ? Nous ne pourrons rassembler majoritairement en faveur de la défense des services publics que si nous parvenons à ce qu’ils sortent du domaine de la junkproduction.
Ensuite nous devrons étendre la sphère de la (quasi-)gratuité.
Il ne nous appartient pas de dire par quoi commencer. Mais aucune réforme ne sera possible sans prise de pouvoir institutionnel mais aussi sans ancrage dans la population, donc sans mobilisation massive pour s’approprier des contenus (des gratuités). Le plus urgent et pédagogique sera cependant d’avancer sur des questions qui lient les aspects sociaux et environnementaux. Les questions des transports et du logement sont donc décisives d’autant plus qu’elles sont déjà objets de luttes.

"Le renchérissement du mésusage"

La gratuité de l’usage ne peut exister ontologiquement (pas seulement économiquement) sans la cherté du mésusage. Il s’agira de légiférer sur les modalités concrètes du renchérissement du mésusage afin qu’il soit juste et efficace socialement, écologiquement et même humainement. Pourquoi ne pas envisager la gratuité jusqu’à un certain quota, puis au-delà prévoir une surtaxation ? Pourquoi ne pas imaginer des tarifs progressifs selon le niveau de consommation ou selon la nature du mésusage ? Pourquoi paierait-on le même prix le litre d’eau pour son ménage et pour remplir sa piscine privée ? Pourquoi payer l’essence le même prix pour se rendre au travail ou en vacances, pour transporter des marchandises ou des humains ? Pourquoi les impôts fonciers sont-ils les mêmes pour une résidence principale et une maison de campagne ?
Ce principe peut être généralisé progressivement à l’ensemble des biens communs en même temps que la fiscalité resserrerait l’écart des revenus (et patrimoines).
Gratuité de l’usage et renchérissement du mésusage, voilà qui aiderait à renouveler la pensée d’une gauche déboussolée et d’une écologie exsangue, voilà qui pourrait renouveler les formes de notre combat.

Paul Ariès

Ces questions sont développées dans Le Mésusage. Essai sur l’hypercapitalisme, Parangon, 2007.
Paul Ariès a également publié, entre autres, No conso, manifeste pour la grève générale de la consommation (Golias, 2006), Décroissance ou barbarie (Golias, 2005), José Bové : le candidat condamné, la décroissance dans la campagne (Golias, 2007)


[1John H. Exclusive est devenu aux Etats-Unis un des gourous de la pensée anti-gratuité en publiant son ouvrage Fuck Them, They’re Pirates ("Qu’ils aillent se faire foutre, ce sont des pirates").

[2De la gratuité, Editions de l’Eclat, 2006