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La Climatisation par l’utopie

lundi 8 octobre 2007, par Benjamin Dessus

Si le réchauffement climatique est maintenant bien une certitude, tout comme son origine anthropique et ses conséquences catastrophiques pour la planète et tous ses habitants à court terme, force est de constater que les solutions politiques et collectives, pourtant urgentes, tardent à se dessiner. Face à la tentation de répondre par des innovations et des outils technologiques et techniques, Benjamin Dessus, président de l’association Global Chance, dénonce l’utopie et l’irresponsabilité d’une telle approche. Ce sont nos modes de vie et de consommation qui sont à repenser.

Grâces soient rendues à Al Gore et à Sir Nicolas Stern, le réchauffement climatique est à la mode et tous nos candidats présidents évoquent avec gravité la catastrophe qui nous guette si on ne fait pas, et vite, quelque chose...
Et comme l’irrésistible croissance des consommations d’énergie fossile mondiale est au cœur de cette question, c’est tout naturellement vers des substituts à ces énergies que se tournent nos candidats pour sauver à la fois notre planète et leurs chances d’accéder à la magistrature suprême. Il faut bien dire que les chercheurs, mais surtout les différents lobbies industriels et leurs ingénieurs ne sont pas à court d’idées révolutionnaires et définitivement salvatrices, de la fusion thermonucléaire contrôlée à l’enfouissement dans le sous-sol terrestre du gaz carbonique émis par nos centrales à charbon, de la "civilisation de l’hydrogène" aux satellites solaires, etc.
Plus ou moins vraisemblables sur le plan de la physique, mais souvent plus que moins, ces "solutions" présentent toujours les mêmes caractéristiques alléchantes :
– une capacité potentielle à résoudre définitivement ou presque et pour des siècles, voire pour l’éternité, les problèmes énergétiques croissants aux quels l’humanité va se trouver confrontée,
– une totale innocuité environnementale, la très faible probabilité d’occurrence et la bénignité des accidents qui pourraient éventuellement survenir,
– un très faible coût, dès les étapes indispensables de la démonstration de faisabilité et du développement industriel franchies.
Ces étapes franchies, ce qui peut certes demander un peu de temps et d’argent, l’humanité serait définitivement à l’abri de tout souci énergétique et laisserait enfin la planète en paix.
Comment ne pas être convaincu, quand on est un homme ou une femme politique, devant ces images enthousiasmantes ? Pas de sang, pas de larmes, mais la promesse de lendemains technologiques qui chantent aux citoyens qu’il faut séduire !
Tout le monde ou presque admettant sans discussion la réalité et l’ampleur des enjeux en cause, le débat se focalise sur les chances du succès, son échéance, sur les coûts de mise au point des technologies en question. Par contre, personne ne semble jamais se poser la question des conséquences, qu’elles soient positives ou négatives du succès recherché. Et c’est bien là qu’est le problème ! C’est bien de supputer les chances, mais c’est encore plus important d’analyser les conséquences du succès de ces technologies, car après tout, si on assure le financement nécessaire à nos chercheurs, il n’y a pas de raison qu’ils ne parviennent pas à leurs fins.

Dans l’affaire de la lutte contre l’effet de serre, on entend régulièrement parler de quatre technologies, supposées nous sortir de la panade : le nucléaire de fission, la fusion thermonucléaire, l’hydrogène, le captage/stockage du CO2.

Comment se présente la question ?
Les scientifiques nous disent que, pour ne pas risquer des bouleversements trop importants du climat, il nous faut réduire nos émissions mondiales de gaz carbonique dues à la combustion des énergies fossiles à une douzaine de milliards de tonnes de CO2 en 2050, alors que nous en émettons actuellement 26 milliards de tonnes et que l’Agence Internationale de l’Energie en annonce 40 milliards de tonnes en 2030 et bien plus en 2050 si nous poursuivons les politiques énergétiques actuelles. On voit bien l’urgence de la situation : pas question de pouvoir nous contenter d’attendre tranquillement 20 ou 30 ans sans rien faire en espérant la solution miracle. C’est donc à l’aune des enjeux précédents, en quantité d’énergie et en dynamique de mise en place, qu’il faut raisonner pour juger du caractère réaliste ou utopique des propositions.

La fusion contrôlée hors contrôle

Pour réaliser la réaction prévue, il faut faire fusionner deux atomes, l’un de deutérium que l’on trouve en très petite quantité dans l’eau de mer, l’autre de tritium, introuvable sur terre et qu’on se propose de produire à partir de lithium. On obtient par fusion de l’hélium et des neutrons de très grande énergie qu’il faut ensuite capter, transformer en chaleur pour produire de la vapeur ou un gaz à haute température, détendre le tout dans une turbine, pour enfin produire de l’électricité. Mais à quel coût énergétique ? Les publications des tenants de ce projet sont muettes sur ces questions pourtant cruciales.
On omet aussi de dire qu’un tel réacteur produit des neutrons, dix fois plus puissants que ceux des réacteurs de fission, neutrons qui vont fragiliser et user très rapidement les parois du réacteur qu’il faudra remplacer régulièrement. Et l’impact de neutrons sur le métal le transforme à son tour en produit radioactif... A chaque opération de remplacement des parois (un cinquième environ tous les ans) on déchargera une masse de matériaux usés dont la radioactivité sera de l’ordre de grandeur de celle d’un cœur de nos centrales actuelles à fission. On évite enfin soigneusement de mettre en débat le moyen de se prémunir contre les risques de prolifération qu’engendre le tritium, composant très apprécié à petites doses (quelques grammes) des bombes atomiques "modernes"...
En cas de "succès", on le voit, la solution proposée risque bien de soulever de nouvelles questions encore plus redoutables que la question initiale posée, celle de l’approvisionnement mondial en énergie sans émission de gaz à effet de serre.
Mais, surtout, personne n’imagine une pénétration massive de la fusion avant la fin du siècle. Il est donc parfaitement utopique de compter sur la fusion pour résoudre notre problème.

Le nucléaire de fission ?

La menace du réchauffement climatique qui inquiète les citoyens fait quand même des heureux, les industriels du nucléaire, confrontés depuis Tchernobyl à une conjoncture de marché pour le moins morose. Surfant sur l’argument tout à fait exact que le nucléaire ne produit pas (ou presque pas pour les puristes ) de gaz à effet de serre, mais en restant très discrets sur les autres "inconvénients" des filières actuelles, ils proposent une relance mondiale massive du nucléaire de fission pour sauver la planète. Admettons un instant cette proposition, en faisant l’impasse sur les "inconvénients" (la prolifération, les accidents majeurs, les déchets nucléaires), et voyons où cela nous mène du point de vue de la lutte contre le réchauffement climatique. Dans un numéro récent des Cahiers de Global Chance [1] nous avons publié un scénario extrêmement ambitieux de relance du nucléaire, "SUNBURN" à partir des considérations suivantes : chaque pays qui atteint des besoins de base suffisants (au-delà de 6500 à 7000 heures de fonctionnement par an), implante des centrales nucléaires pour les satisfaire, soit par remplacement des centrales à combustibles fossiles existantes arrivant en fin de vie, soit par implantation de nouvelles capacités pour répondre aux nouveaux besoins, à un rythme maximal compatible avec les réalités industrielles, et ceci sans aucune discrimination de nature politique.
Résultat en 2030, la production nucléaire passe de 2500 TWh à près de 10 000 TWh, 29 nouveaux pays y ont accès. C’est évidemment un énorme succès industriel. Mais quid en termes d’émissions évitées ? L’année 2030, un peu moins de 10% d’économies de CO2 (4 milliards de tonnes de CO2). Sur la période 2006-2030, c’est une économie cumulée de CO2 de 23 milliards de tonnes par rapport au scénario sans relance du nucléaire, soit seulement 3% des émissions cumulées de 2006 à 2030, ou encore 7 mois des émissions prévues en 2030. C’est pour le moins modeste comme résultat ! D’autant que cela se paye d’un épuisement plus que probable des ressources d’uranium nécessaires pour alimenter ces centrales jusqu’à la fin de leur vie (vers 2080). Qu’à cela ne tienne, nous dit-on, la génération IV de centrales de fission, en préparation, permettra d’utiliser à plein le plutonium contenu dans le combustible à l’uranium irradié et donc de multiplier les réserves de combustibles d’un facteur 50 au moins ! Mais on nous dit aussi que ces technologies, si elles voient le jour, n’apparaîtront sur le marché qu’à partir de 2045 ou 2050... Là encore, et indépendamment même des énormes risques associés à une "civilisation du plutonium", la solution n’est manifestement pas à la mesure de l’enjeu. On est encore une fois dans le domaine de l’utopie technologique.

L’hydrogène
et la pile à combustible ?

C’est vrai que la recherche a permis des progrès importants depuis une dizaine d’années : les piles à combustible transforment l’hydrogène en électricité avec des rendements bien meilleurs que nos vieux moteurs à essence (60% contre 35 à 40% pour les moteurs à essence). Mais on oublie la plupart du temps de dire que l’hydrogène n’existe pas à l’état libre dans la nature et qu’il faut donc l’extraire, soit des hydrocarbures, soit de l’eau, que cela va coûter de l’énergie, beaucoup d’énergie, et donc entraîner de nouveaux problèmes. Si l’on part du méthane, il faut dépenser environ 5 kWh de chaleur pour obtenir 1 m3 d’hydrogène, à son tour susceptible de fournir 3 kWh de chaleur par combustion ou 1,8 kWh d’électricité dans une pile à combustible. Si l’on part de l’eau il faut environ 5 kWh d’électricité pour obtenir par électrolyse 1 m3 d’hydrogène. Et la production de l’électricité nécessaire entraîne à son tour des pertes. Si elle est d’origine fossile, la dépense totale d’énergie par m3 atteint de 7,7 à 9 kWh avec une émission associée de 2,4 à 2,8 kg de CO2. Si elle est d’origine nucléaire, pas d’émissions mais les risques spécifiques du nucléaire. Si elle est d’origine renouvelable, elle échappe aux deux critiques précédentes mais reste le problème du rendement global, de l’intermittence et de la dispersion de certaines de ces sources (solaire, éolien) dont les procédés industriels de fabrication d’hydrogène s’accommodent mal.
Bref, le bilan global de l’opération n’est pas brillant. Même si on arrive à faire chuter les coûts actuels beaucoup trop élevés des piles d’un facteur 20 ou 30, l’affaire n’est pas gagnée puisque la fabrication de l’hydrogène restera un gouffre énergétique encore pour longtemps...

Glisser le CO2 sous le tapis ?

Même genre de problème avec le captage et le stockage dans le sous-sol terrestre du gaz carbonique (CO2) produit par les centrales thermiques à charbon ou à gaz. On devrait pouvoir stocker une bonne part du CO2 produit par ces centrales, à condition d’admettre un surcroît de consommation d’énergies fossiles de 20 à 30% (et donc de gaz carbonique), nécessaires à la séparation du CO2 des fumées, et au transport jusqu’aux lieux de stockage.
A priori, 20 % des émissions cumulées de CO2 du siècle prochain (10 % des émissions totales de gaz à effet de serre) pourraient être concernées par cette technique, si elle se répandait systématiquement au niveau mondial. Mais en regardant les capacités de stockage dans les champs pétroliers, le seul stockage à peu près maîtrisé à l’heure actuelle, il faut modérer notre enthousiasme. D’abord parce que les cartes des centrales thermiques et des puits pétroliers se recouvrent très mal sauf dans certaines régions (les Etats-Unis par exemple) : les capacités de stockage du Moyen Orient ou de la Russie sont éloignées de plusieurs milliers de km des grands centres de concentration humaine ou industrielle européens ou asiatiques où seront implantées la plupart des centrales. Et puis, le stockage doit respecter la dynamique de déplétion des puits en activité. Si l’on tient compte de ces contraintes, on s’aperçoit que la quantité réellement stockable de CO2 se réduit en peau de chagrin pour tomber autour de quelques pour cent des émissions cumulées du vingt et unième siècle. On peut certes envisager d’autres sites de stockage comme les aquifères salins, les veines de charbon inexploitées, ou même les fosses océaniques, mais là on est encore dans l’incertitude sur les risques environnementaux associés. Ce n’est qu’au-delà de 2030, si tout va bien, qu’on pourra y recourir significativement. Ce serait déjà brillant de réussir en 2030 à stocker un milliard de tonnes de gaz carbonique, moins de 3% des émissions de cette année là...
Mais chacun sait que les petits ruisseaux font les grandes rivières : cumulons donc ces programmes (y compris une relance volontariste des énergies renouvelables) et voyons ce que cela donne !
Mais là encore le résultat est bien décevant : on parvient tout juste par ce cumul, dieu sait ambitieux, à juguler l’augmentation des émissions à partir de 2025-2030, mais à un niveau trois fois supérieur à celui que nous recommande la communauté scientifique pour 2050 et 20% supérieur à celui d’aujourd’hui. On est encore bien loin du compte.

Deux constats à travers ces exemples :
notre fascination pour le progrès technique, qui semble nous ôter tout sens critique, et notre goût immodéré pour le "y-a qu’à faire ceci ou cela" à condition bien sûr que ce soit de préférence chez les autres. Les médias s’emparent volontiers de ces utopies, souvent avec la complicité des grands organismes de recherche trop contents de "faire rêver" le grand public. Quant aux politiques, ils s’en délectent. L’utopie des "lendemains qui chantent" leur a servi longtemps de tremplin électoral. Aujourd’hui, dans une société occidentale qui, malgré les progrès considérables de sécurité dont elle bénéficie, se laisse entraîner dans l’anxiété généralisée, c’est plutôt de nos cauchemars que ces mêmes politiques nous proposent de nous protéger.
Alors, face à des risques majeurs qui risquent de remettre en cause nos modes de vie, quoi de plus efficace que de promettre la sortie de crise par la science et la technique, au besoin dans 50 ou 80 ans ? Le politique peut se permettre de dresser un tableau sans détours des catastrophes qui nous guettent. Il est en effet immédiatement capable d’y apporter une réponse, conceptuellement simple, à fort contenu scientifique, gage de sérieux. Et cette réponse permet, en reportant sur la science et sur les autres la solution du problème, d’éviter de remettre en cause les modes de vie actuels de ses électeurs...
Et c’est bien là que se pose la vraie question. Car, même en cas de succès, les réponses apportées par ces nouvelles technologies resteront partielles et trop tardives.
Pour conjurer nos cauchemars, plutôt que de nouvelles incantations et de nouveaux prophètes, c’est de choix de société dont nous avons besoin : s’attaquer dès maintenant à nos modes de vie et de consommation, engager des programmes sérieux de maîtrise de l’énergie. C’est ce que nous montrent à l’évidence les scénarios énergétiques : les marges de manœuvre sont bien plus dans la conception de nos infrastructures (urbanisme, logement, transports, aménagement du territoire) et dans nos comportements collectifs et individuels que dans le cumul improbable de révolutions technologiques. Cela suppose d’impliquer les citoyens et les consommateurs que nous sommes dans la réflexion et l’action collective. Mais c’est manifestement considéré comme irréaliste et hors de portée. Comme s’il était plus réaliste et plus efficace de renforcer la recherche sur la fusion pour diminuer, peut être dans 80 ans, la pression sur les carburants que d’inciter, sérieusement et maintenant, les constructeurs à construire les voitures bien plus économes qu’ils savent faire, les automobilistes à utiliser un peu plus leurs pieds ou les transports en commun et les ménages à isoler leurs maisons !

Benjamin Dessus


[1Le scénario SUNBURN de relance du nucléaire mondial, Benjamin Dessus (Global Chance) et Philippe Girard (CEA), Cahiers de Global Chance n°21.