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Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique

François Jarrige, éditions Imho, "Radicaux libres", 180p., 15 €

2010, par Mikaël Chambru

Le 24 février 2010, la Commission nationale du débat public (CNDP) a achevé tant bien que mal ses dix-sept réunions publiques sur les nanotechnologies. Ce qui devait être un grand "débat public" national a finalement tourné au fiasco, suite à l’intense et tenace mobilisation de la mouvance anti-nano – dont le collectif grenoblois Pièces et main d’œuvre (PMO) est la face visible –, qui dénonçait "une opération de propagande et d’acceptabilité sociale mise en œuvre par l’État". Les protagonistes qui ont fait le choix de participer au "débat public" – militants associatifs, syndicalistes, scientifiques, responsables politiques... – n’ont, eux, guère apprécié les formes d’actions employées, n’hésitant alors pas à condamner et à s’indigner de ces mobilisations sociales : "Vous avez un comportement totalitaire qui consiste à empêcher les gens de parler", "votre attitude s’apparente à du fascisme"... Pour aller au delà des ces considérations et comprendre les enjeux socio-politiques de ces mobilisations sociales, il convient de les replacer dans leur contexte historique.

C’est ce que nous propose François Jarrige, agrégé et docteur en histoire, dans Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique. Articulé en trois parties, cet ouvrage, sorti des presses à l’automne 2009, fait un détour par les expériences passées "à la fois oubliées et méprisées" pour en dresser un tableau complet, remontant ainsi le temps jusqu’au monde antique. Mais c’est au Moyen-Âge que l’historien décèle les premières véritables oppositions aux innovations techniques, "par crainte de l’exploitation sans réserve de la main d’œuvre et de la recherche excessive du profit". Puis tout s’accélère au XVIIIe siècle avec l’avènement d’un "système de production fondé sur l’emploi massif des machines". Les rapports sociaux et l’expérience du travail en Europe vont être à jamais bouleversés par la révolution industrielle. En multipliant les exemples de révoltes ouvrières et paysannes, l’auteur nous rappelle là que "cette industrialisation ne fut jamais un processus homogène, ni un mouvement pacifique et linéaire". Plus intéressant encore, il fait prendre conscience au lecteur qu’il ne s’agit pas de résistances réactionnaires à la révolution industrielle condamnant le progrès technique en soi, mais de mobilisations inscrites au cœur du mouvement ouvrier, visant à freiner la dégradation des conditions de vie et de travail face à la concurrence du monstre mécanique.

François Jarrige poursuit son voyage dans le temps pour arriver à ce qu’il appelle "l’âge de l’industrialisme". Nous sommes alors dans la deuxième moitié du XIXe siècle, une période où "le capitalisme industriel triomphe et, avec lui, la foi dans le progrès technique". Le mouvement ouvrier change de stratégie, "désormais les négociations pour apprivoiser les machines prennent le pas sur les résistances violentes", et proclame par conséquent la fin de la légitimité des résistances aux changements techniques... qui vont "devenir des manifestations sacrilèges de l’ignorance et de la barbarie". C’est le triomphe du mythe du progrès technique et la contestation se replie dans les œuvres de fiction ou dans les prophéties catastrophiques, à tel point que "le mouvement socialiste dans sa quasi-unanimité se rallie au modèle productiviste et à l’idéologie scientiste". Dès lors très peu de grèves, pourtant en forte expansion à l’époque, ne relèvent d’une opposition aux changements techniques, excepté dans certaines régions et dans certains métiers, résistances qu’énumère François Jarrige. Au lendemain de la Grande Guerre, un consensus productiviste s’installe même en France : "la production intensive était la condition nécessaire à l’amélioration de la condition ouvrière". La CGT défend alors ardemment ces thèses productivistes, tandis que la CGTU critique la rationalisation technique du travail. Cette période de l’entre-deux-guerres est aussi celle de l’entrée "de la techno-science occidentale (...) dans une phase impérialiste (...) se répandant sur la planète", engendrant au passage un pillage du monde et des ressources naturelles jamais atteint jusque là.

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, un nouvel âge s’ouvre "à l’heure de la menace nucléaire, de la dépression économique et du spectre de la crise écologique". C’est "le temps des catastrophes". Plus courte que les deux parties précédentes de l’ouvrage, elle n’en est pas moins très riche et balaye l’ensemble des problématiques et des luttes actuelles dans la société du risque : Seveso, Bhopal, Tchernobyl, OGM... François Jarrige montre également comment, au cours des années soixante, la montée des préoccupations environnementales a bousculé le regard porté sur la technique et ses effets : "alors que la technique était la solution, elle devient le problème". Il évoque ensuite le développement de l’écologique politique dans ce terreau, en rappelant l’ambivalence constitutive de cette pensée à l’égard des effets de la technique. Ivan Illich par exemple, considérait certain outil comme "convivial" (qui accroît l’autonomie) par essence, mais pouvant ensuite devenir "toxique" en fonction des usages sociaux. André Gorz parlait, lui, d’une dimension "ouverte" de la technique, tandis que d’autres écologistes évoquaient "des techniques douces". "Plus qu’un rejet global de la technique, qui n’aurait que peu de sens, l’enjeu principal de la pensée écologiste des années 70 est de déterminer les conditions de possibilité de techniques moins destructrices et envahissantes", souligne ainsi l’historien, avant d’indiquer quelques lignes plus loin que le débat est loin d’être clos dans les milieux écologistes. En particulier autour de la question des technologies de l’information et de la communication. François Jarrige a participé ici-même à l’un des moments de ce débat au cours de l’hiver 2007 (1).

Bref, en retraçant "l’historicité des attitudes de refus face à la technique, par-delà les répressions et les disqualifications qui n’ont cessé de les accompagner jusqu’à les rendre invisibles", François Jarrige montre que ces résistances ne doivent pas être envisagées comme des pratiques réactionnaires et conservatrices, mais comme des pratiques démocratiques et des formes d’action politique visant à dénoncer les conséquences sociales du progrès technique et de ses logiques productivistes. Hier comme aujourd’hui. Et l’historien de conclure qu’"elles sont des invitations à la mise en œuvre d’un façonnement démocratique de la technique pour que celle-ci, au lieu d’être un instrument de pouvoir et de domination, devienne le produit d’une créativité collective contrôlée et à taille humaine". Autrement dit, ces résistances au monstre mécanique, tout comme la mise en cause des nanotechnologies au XXIe siècle, ne sauraient être renvoyées à la figure paresseuse d’un refus du progrès. Ce sont des appels à faire entrer les techniques en démocratie.


(1) TESSE Sarah (dir.), "Utopies techno, réalisme écolo", EcoRev’, n°25, hiver 2006-2007.