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La politique des grands nombres
Histoire de la raison statistique, Alain Desrosières, La Découverte, Paris, 1993.
lundi 23 mars 2009, par
Les indices produits par les organismes statistiques étatiques ne cessent d’être contestés et discutés. Le cas des indices de chômage est aujourd’hui exemplaire : reflètent-ils la réalité du chômage ? Les statisticiens avancent qu’ils sont vrais et mettent en avant leur autonomie, constituée autour d’une science (la statistique), d’une expertise, d’outils spécialisés et d’une indépendance à l’égard des administrations de contrôle. Certains opposants avancent qu’ils sont faux et qu’ils relèvent de l’arbitraire de rapports sociaux contingents orientés par des intérêts particuliers. Les débats entre les tenants d’une position réaliste et ceux d’une position relativiste débouchent rarement sur un accord. Alors, comment "discuter l’indiscutable" ? Telle est la question posée par Alain Desrosières dans La Politique des grands nombres. Par cet ouvrage, l’auteur cherche à mettre en débat la statistique administrative.
Pour arriver à cette fin, il nous explique ce qu’est la statistique. Il en retrace l’histoire concrète, de sa genèse au sein de laboratoires jusqu’à la stabilisation de l’outil statistique administratif au sein des sociétés modernes contemporaines. Il rend compte des mécanismes qui ont permis de rendre l’autonomie des statistiques effectives, et qu’elle soit considérée comme telle au sein de la société. La majeure partie du livre est consacrée à cette histoire, étudiée sur un temps long et dans plusieurs États occidentaux. Une fois montrée la co-construction entre science statistique et statistique administrative,
Alain Desrosières développe un regard critique de la statistique et la possibilité de sa mise en débat au sein de l’espace social, l’objet de la dernière partie de l’ouvrage.
Commençons par quelques définitions piochées dans son livre et ses articles pour saisir qu’est la statistique. D’abord, il faut voir la statistique comme un "ensemble formé par la mise en forme, l’enregistrement et l’analyse de données quantitatives". Cet ensemble a autant un caractère qualitatif que quantitatif. La statistique est intimement liée à trois types de procédures qu’il faut différencier : la construction d’un espace d’équivalence et de classes d’équivalence (par un travail de taxinomie) ; les procédures de codage (le travail d’attribution d’un cas particulier à une classe d’équivalence) ; et le travail de mesure et d’analyse des données. Ensuite, il faut considérer son objet : "Le travail statistique vise à faire tenir ensemble des choses a priori singulières, et à fournir ainsi réalité et consistance à des objets plus complexes et plus vastes. Ceux-ci, épurés du foisonnement sans limites des manifestations sensibles des cas singuliers, peuvent dès lors trouver place dans d’autres constructions, cognitives ou politiques".
La Politique des grands nombres : une histoire socio-technique de la raison statistique
La politique des grands nombres est une "histoire de la raison statistique". Alain Desrosières montre qu’il existe de nombreuses études historiques sur la statistique. Un premier groupe réunit les histoires des statisticiens eux-mêmes. Ces histoires portent sur le développement de la statistique comme branche disciplinaire des sciences mathématiques. Elles donnent un point de vue interne de la statistique. Un second groupe réunit les histoires racontées par les politistes et les sociologues. Alors, les travaux saisissent la statistique comme outil de gouvernementalité et portent sur l’activité d’enregistrement et de traitement de données chiffrées par la puissance publique. Ces histoires donnent un point de vue externe de la statistique.
L’existence de ces deux groupes reflète l’autonomisation des statistiques au cours de l’histoire. Le problème, c’est qu’elles seraient incapables de saisir comment "discuter l’indiscutable". Les histoires internes tomberaient dans le réalisme naïf, qui chercherait, en vain, à constituer une représentation plus précise du réel. Les secondes seraient polémiques et accusatrices et chercheraient à ouvrir les boîtes noires pour montrer ce qu’elles dissimulent, elles dévoileraient les contingences et les rapports de forces. Alain Desrosières veut sortir de cette impasse et fait le choix de mettre en parallèle ces deux histoires. Cette approche est l’apport principal de l’ouvrage.
Les quatre premiers chapitres retracent la genèse de la construction statistique jusqu’à la mise en place d’outils fondamentaux de l’analyse statistique contemporaine. Il existe deux écoles de la statistique : celle de l’arithmétique politique anglaise et celle de la statistique allemande. À travers un travail épistémologique, l’auteur retrace la mise en place des outils de mesure et montre comment les statisticiens ont construit les fondements de la statistique administrative en intégrant les développements théoriques jusqu’à la construction d’évidences stables et de moins en moins discutables. Ainsi, le début du livre introduit le lecteur dans une position méthodologique forte : il s’agit de se placer dans la lignée des travaux de sociologie des sciences et techniques, et d’adopter un point de vue agnostique sur la vérité scientifique. L’auteur préfère une position relationniste au relativisme d’une histoire externe mais aussi au "réalisme naïf" d’une histoire interne.
Ce qui intéresse Alain Desrosières, c’est la statistique en train de se faire, c’est-à-dire les opérations d’inscription et de stabilisation d’objets statistiques au sein de réseaux d’alliance plus ou moins longs. Son livre est une "histoire concrète de l’abstraction" : la statistique crée des objets, des catégories et des indicateurs, dont le degré de réalité est fonction de la solidité des alliances liées dans le réseau qui les porte.
Dans le cinquième et le sixième chapitre, l’auteur propose de montrer l’historicité et la contingence de l’outil statistique. Il suit le développement de la statistique administrative au sein de contextes institutionnels et historiques très différents et compare la mise en place de la statistique administrative dans quatre pays occidentaux : l’Allemagne, l’Angleterre, la France et les Etats-Unis d’Amérique, choisis pour refléter une diversité de traditions étatiques et administratives.
On découvre alors que les logiques étatiques diverses ont constitué des outils statistiques administratifs très divergents, ce qui permet de saisir les relations complexes et cohérentes entretenues entre les outils statistiques et des éléments institutionnels plus larges. Hétérogènes dans un premier temps, les histoires statistiques administratives des quatre pays convergent après la deuxième guerre mondiale et, aujourd’hui, créent une certaine unification des systèmes statistiques.
Cette uniformisation reste tout de même limitée : l’analyse fine de l’évolution des objets statistiques permet de montrer que les outils statistiques restent des outils inscrits dans une historicité. Ainsi, les catégories socio-professionnelles utilisées par la statistique administrative reflètent la dépendance du sentier suivi : chaque système statistique garde des traces du passé et de l’histoire sociale spécifique d’un pays. L’auteur en conclut que la statistique administrative est un construit socio-technique qui trouve sa cohérence dans un ensemble institutionnel doté d’une historicité. Les multiples relations des statistiques avec cet ensemble lui donnent sa solidité, sa réalité.
Développer une réflexivité de l’espace d’équivalence
Une fois saisie ce qu’est la statistique, on peut réfléchir aux possibilités de mise en discussion de l’indiscutable. Les critiques de la statistique sont portées sur le fait qu’elle ne rende pas compte exactement du réel. Selon Alain Desrosières, cette position n’est pas tenable. D’un point de vue agnostique, la vérité doit rester en dehors du champ. Ce qu’il convient de faire, c’est mettre en débat l’espace d’équivalence, en affirmant sa nature conventionnelle. Pour cela, les "sacrifices" de la métrologie statistique seront reconnus comme nécessaires.
La réalisation des objets abstraits des statistiques nécessite une opération de traduction qui induit des trahisons : "la liste des êtres pertinents susceptibles de figurer dans le réseau que l’on s’efforce de faire tenir ne peut être allongée indéfiniment, pour des raison d’économie de travail de mise en forme lui-même. Le but de la modélisation est de réduire la complexité par un investissement de sélection et de standardisation des êtres décrits, dont le bénéfice attendu est de permettre de connecter cette modélisation partielle avec un ensemble plus large de représentation et d’action. Cet investissement suppose un sacrifice, qui est ici une variabilité résiduelle, comparable à la variabilité interne perdue par le taxinomiste construisant une classe d’équivalence". Cette trahison est souvent mise à charge contre l’outil statistique : la statistique serait incapable de faire remonter le réel, la singularité. Mais doit-on pour autant rejeter les statistiques ?
Alain Desrosières développe une analogie entre le système statistique et le travail de la médecine contemporaine. Comme la statistique, la médecine est continuellement tendue entre le traitement de cas particuliers (les malades qui viennent concrètement chez le docteur) et le traitement général (la mise en place de procédure de traitement de la maladie). Au cours du diagnostic, le médecin va sélectionner un certain nombre de critères sur lequel il va baser son diagnostic qui lui permettra de fonder son action. Le médecin est en face du même problème que le statisticien : un problème de classification et de codage. Face à la singularité de la maladie, l’enjeu du médecin sera de "faire tenir une histoire".
L’opération de traduction rendra la médecine incapable de traiter les maladies rares, mais d’un point de vue général, elle produira une certaine efficacité : après le diagnostic, le malade est pris en charge dans un réseau et devient lié à des procédures de traitement. Comme dans les statistiques, l’action tendra à stabiliser la description : au cours de l’action de diagnostic, la taxinomie se stabilise et se construit. Cette construction induit un sacrifice du réel. Ce sacrifice doit être débattu au sein de l’espace public.
Il faut donc quitter l’idée qu’il faut fournir le "bon chiffre". Pour cela, il convient de quitter la représentation relativiste et adopter une approche relationniste de la statistique.
Ainsi, la pression de fournir le bon chiffre résulte de ce que "la statistique sociale a été construite, légitimée et diffusée à partir du modèle métrologique réaliste des sciences de la nature. La réalité existe antérieurement à son observation, comme l’étoile polaire a existé avant tous les astronomes. Mais précisément la définition et la mesure de la population active et du chômage relèvent d’une autre épistémologie que celle de l’étoile polaire. Elles impliquent des conventions (analogues aux principes généraux des lois et des codes votés par les Parlements) et des décisions (analogues à celles d’un juge) d’affecter tel cas à telle classe. Pour certains domaines, comme la statistique criminelle, cela semble presque évident, bien que, même dans ce cas, la demande ‘réaliste’ surgisse toujours".