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Autoproduction et numérique

vendredi 20 novembre 2009, par Daniel Kaplan, Rémi Sussan

Bien avant que cela ne soit devenu réalisable, André Gorz a donné une
importance qu’on pouvait trouver démesurée à la possibilité de produire ses
propres objets grâce à des ateliers numériques comme une des voies de
sortie de la production industrielle et de la consommation passive. Nous
donnons ici quelques extraits de comptes-rendus récents d’InternetActu
montrant qu’on s’en approche avec toutes sortes d’expériences.

Les enjeux de la fabrication personnelle [1]

Est-il possible de devenir l’artisan des objets
de son quotidien, d’échapper à la logique
économique et la façon que la conception
industrielle a de niveler la pensée par l’industrialisation
de la fabrication ?

Quels sont les outils permettant de passer à
ce stade d’autofabricateur ? Au premier
rang, bien sûr les fablabs [2] et les imprimantes
3d, dont reprap [3] est peut être la
plus impressionnante, puisqu’elle est capable
de se cloner en construisant… d’autres
repraps.

Mais posséder les outils de fabrication n’est
pas le seul obstacle. Encore faut-il savoir quoi
fabriquer : le talent ne se réplique pas aussi
facilement ! Une première solution consiste à
utiliser un clip art, un modèle, via une base
de données comme celle de thingiverse [4].
Un autre moyen serait d’employer des outils
de modélisation spécifiques, propre à ce
nouveau type de fabrication.

Si les outils d’impression 3d permettent de
créer des objets, un tout autre problème
consiste à y introduire de l’intelligence. Cela
implique la possibilité pour les amateurs de
fabriquer du hardware assez facilement et à
moindre coût.

Au-delà de la réintroduction de la variété
dans le monde des objets, de telles technologies
auront d’autres conséquences
inattendues, d’ordre écologique. Shiloh a
ainsi souligné que la fabrication personnelle
permettait un choix plus judicieux des
matériaux de construction. On pourrait ainsi
privilégier ceux qui sont les plus propres.

Une autre conséquence importante, tant
écologique qu’économique, repose sur la
revitalisation de la production locale. Ainsi,
nous a expliqué Kuniavky, la société
ponoko [5] se montre en mesure de produire
du mobilier de type Ikea pour une clientèle
locale en utilisant des matériaux issus de la
région. Une telle opportunité a de véritables
conséquences écologiques, car l’énergie
économisée est très importante. Nous entrons dans une époque où le transport des matériaux coûte de plus en plus cher, tandis que celui des instructions et des commandes est quasiment gratuit.

La fabrication personnelle retrouve donc de
manière détournée cette idée propre au
"green design" de la nécessité d’une redynamisation
des processus d’industrialisation
locale, illustrée par exemple dans les projets
de transition towns [6].

Quoi qu’il en soit, la fabrication personnelle
implique une nouvelle conception des
rapports économiques, écologiques et même
psychologiques et pour cela une nouvelle
éducation est nécessaire. "Je ne savais pas
qu’on pouvait faire cela, je croyais qu’il fallait
l’acheter", a-t-on souvent entendu. Une
phrase emblématique qui doit faire réfléchir
sur notre rapport aux objets et à la consommation.

Rémi Sussan

Internétiser l’industrie [7]

Des objets opensource

En 2005, un groupe d’enseignants et d’étudiants
de l’institut de design d’interaction
d’Ivrea (Italie) entreprenait de concevoir un
microcontrôleur électronique destiné à
rendre plus facile la conception de systèmes
communicants ou d’installations artistiques.
En quelques semaines, ils produisaient leur
première carte électronique - baptisée
Arduino [8], comme le café où l’équipe
aimait se réunir - et le langage de programmation
qui l’accompagne, dérivé de
l’environnement de programmation
Wiring [9]. Les premiers exemplaires ayant
trouvé preneur, ils décidaient alors, d’une
part, d’en faire une entreprise et d’autre
part, de publier le schéma de la carte sous
licence creative commons et les librairies de
programmation sous gpL, la licence des
logiciels "libres". On peut ainsi, soit acheter
des Arduino tout assemblés (entre 15 et
40 €), soit les assembler soi-même à partir
de composants du commerce, à l’aide de
plans disponibles de manière libre. Et bien
sûr, on peut en modifier les plans.

L’entreprise a vendu plus de 60 000
Arduino, ce qui ne compte pas les dispositifs
compatibles qu’ont fabriqué des individus
ou des collectifs issus d’Arduino, tels
Freeduino, Boarduino, Sanguino… un
mouvement de développeurs a émergé,
comme l’explique Alexandra Deschampssonsino
 [10]. Des sites [11] aident les
designers et concepteurs à associer différents
composants électroniques à un
Arduino, ou à programmer leurs applications.
des groupes et des entreprises
proposent des composants plus complexes
construits autour d’un Arduino [12].

Une communauté émergente

Un mouvement de bricoleurs est en train de
voir le jour [13], appuyé sur des réseaux de
lieux tels que les "hacker spaces" [14], des
communautés telles que dorkbot [15], un
magazine tel que Maker Faire [16].
L’ouverture de ces technologies et l’existence
du web favorisent ce renouveau du
bricolage. Mais surtout, elles le font passer du "faites le vous-même" à un "faisons le nous-mêmes" autrement plus puissant.

Des ateliers de fabrication de presque tout

Franchissons encore une étape. Tout le
monde ne désire pas jouer du fer à souder.
Et l’on ne produit de cette manière que des
objets complexes à partir de composants
qui leur préexistent. Saurait-on modifier la
production de ces composants eux-mêmes,
ou encore celle d’objets qui ne susciteront
pas le même regroupement de passionnés,
des pompes par exemple, ou des vélos ?

La conception et la fabrication assistées par
ordinateur se préoccupent depuis longtemps
de concilier la flexibilité et l’évolutivité croissante
des produits avec les conditions
industrielles de la production en série.
Comme l’informatique dans les premiers
temps, elles ont d’abord répondu aux
besoins de grandes entreprises, dans le
cadre d’installations industrielles de grande
taille. Comme l’informatique, ce mouvement fait désormais son chemin vers la petite taille et pourquoi pas, un jour, la production industrielle. Pilotées par ordinateur, des
machines à découper, des machines multioutils,
des imprimantes 3D [17], parviennent
à produire des objets de plus en plus
complexes dans de petites unités de
production, en petites séries, voire à l’unité.
il n’en fallait pas plus à Neil Gershenfeld, qui
dirige le centre pour les bits et les
atomes [18] du MIT, pour prophétiser le
passage "de l’ordinateur personnel à la
fabrication personnelle". A son tour, il
invente une expression, celle de "Fab Lab",
des "ateliers de fabrication de presque tout".
Il leur consacre un livre [19] en 2005, dans
lequel il développe sa perspective : "exporter
la programmabilité du monde numérique
au reste du monde" en s’appuyant sur l’amélioration
constante du rapport puissance/prix des ordinateurs et des logiciels (pour concevoir des modèles numériques de
produits et de systèmes), des réseaux (pour
échanger ces modèles) et des machines à
commande numérique (pour produire les
objets modélisés, ou du moins chacune des
pièces qui les composent). Au bout du rêve,
deux machines qui n’existent pas encore :
l’imprimante de bureau en 3 dimensions,
capable de réaliser des objets couche par
couche à partir d’un modèle, et la machine-outil
auto-éplicante, c’est-à-dire capable de
se reproduire elle-même.

C’est déjà demain

Dans l’immédiat, Gershenfeld soutient
l’émergence de petits centres de
production [20] connectés et équipés de
diverses machines pilotées par ordinateurs.
On en trouve aux États-Unis et en
Europe [21], mais aussi en Afrique (Ghana,
Kenya [22], Afrique du sud), au Costa Rica
ou en Afghanistan [23]. On y produit des
colliers émetteurs pour les troupeaux de
rennes norvégiens, des pompes à eau, des
instruments agricoles. Plus précisément, les
modèles numériques permettent de produire
la plupart des composants à partir de
matériaux bruts, l’assemblage restant
manuel. La plupart de ces labs se financent
sur fonds publics, mais un Fab Fund [24] se
propose désormais de financer des initiatives
à but commercial.

Pour ceux - nombreux - qui ne disposent
pas d’un Fab Lab à proximité, d’autres
possibilités s’ouvrent. Le site
eMachineshop [25] propose de fabriquer
n’importe quelle pièce mécanique, à l’unité
ou en série, à partir d’un modèle. Ponoko
propose trois chemins de l’idée à la fabrication
 : à partir d’un schéma 3D, à partir
d’un simple dessin, ou avec l’aide (payante)
d’un designer associé au site. Screaming
circuits [26] s’engage à produire n’importe
quel circuit imprimé, sur spécifications, en 24
heures…

Et pendant ce temps, plusieurs groupes
travaillent à améliorer, miniaturiser et réduire
le coût des imprimantes en trois dimensions
 [27] et à les rendre capables de
produire, non pas seulement des prototypes,
mais des pièces ou des objets de qualité
industrielle. D’autres expérimentent des
machines capables d’approcher l’autoréplication,
telles que la reprap qu’évoquait
Rémi Sussan. Les abonnés du site thingiverse
partagent les modèles numériques des objets
qu’ils ont conçus, pour permettre à d’autres
de les fabriquer.

Imaginons que ces techniques se démocratisent
vraiment. Des modèles "libres" d’objets
simples et complexes se produisent, se
modifient et s’échangent sur le web. Des
réseaux peer to peer, ou équivalents,
organisent le partage de modèles de
produits commerciaux, piratés à partir des
modèles originaux ou reconstruits à partir
des produits finis. Une loi Hadopi-bis
s’efforce de limiter les effets de ce partage,
mais de nouveaux acteurs, militants pour
certains, commerciaux pour d’autres, la
combattent. Les pays en développement
réclament le droit à produire chez eux
certains objets "génériques" de première
nécessité…

Bien sûr, toutes ces perspectives demeurent
minoritaires, sinon marginales. Certaines,
en particulier les fab labs, relèvent de la
vision ou (s’agissant des imprimantes 3D de
bureau) de la recherche, au mieux de l’expérimentation.
On voit mal, aussi, comment (et
pourquoi) se fabriqueraient de cette manière
des automobiles ou des machines à laver.
On aimerait enfin que ces récits prospectifs
nous parlent moins d’outils et plus des
produits eux-mêmes, des formes et des
fonctions nouvelles qui pourraient émerger
de ces dynamiques.

Il en allait de même de l’internet dans les
années 1990, et du micro-ordinateur dans
les années 1980. À nouveau, il s’agit de
mettre de nouveaux outils entre les mains
d’un grand nombre de gens - et de connecter
ces gens, ainsi que leurs idées, projets, réalisations, problèmes. A nouveau, nous assistons à l’émergence rapide d’un ensemble d’outils, d’un écosystème de services, de communautés d’acteurs et d’utilisateurs actifs, de médias. Du simple
échange de données issues des capteurs à
l’ouverture des objets, puis aux objets "open
source", et enfin à la fabrication décentralisée
à partir de modèles numériques libres
ou non, une cohérence se fait jour.

Pour Gershenfeld et tous ceux qui travaillent
sur le rapprochement des bits et des atomes,
il s’agit de transformer la conception et la
production mêmes des objets, de rendre le
monde physique plus plastique, plus mobile,
plus sociable - mais aussi de mieux distribuer
certaines capacités de production : "Au lieu
de fournir les technologies de l’information
et de la communication aux masses, les fab
labs leurs montrent qu’il est possible de leur
donner des outils qui leur permettent de
développer et de trouver des solutions
technologiques locales à des problèmes
locaux", écrit-il. "Plus encore que la fracture
numérique, le vrai problème est la fracture
dans l’accès aux outils et aux capacités de
fabrication." [28]

Enfin, le mouvement des "Bricolabs" [29] envisage l’appropriation citoyenne des
technologies, à la fois comme une manière
de contrecarrer leurs usages à des fins
sécuritaires, comme une extension logique
du mouvement du logiciel libre, et comme
une forme écologique et sociale qui, par le
détournement, élargit l’accès aux technologies
et augmente la durée de vie des
machines.

Là encore, on a le droit d’ironiser sur la
naïveté ou l’incohérence de certaines de ces
perspectives. L’omniprésence de l’argument
environnemental, en particulier, rend parfois
dubitatif. Mais on ne peut nier ni l’ambition,
ni l’énergie qu’elle libère, ni la fécondité des
pistes qu’elle ouvre. S’il doit y avoir un
"internet des objets", il viendra de là.

Daniel Kaplan


[1http://www.internetactu.net/2009/06/
24/les-enjeux-de-la-fabrication-personnelle/

[2http://www.internetactu.net/2005/04/
19/bienvenue-aux-silicon-villages/

[3http://www.internetactu.net/2008/04/
23/reprap-l’imprimante-3d-autoreplicatrice

[6http://www.internetactu.net/2009/04/
27/vers-une-economie-resiliente

[7http://www.internetactu.net/2009/05/
07/repenser-linternet-des-objets-33-industrialiser-
linternet-ou-internetiser-lindustrie

[10http://www.internetactu.net/2009/05
/05/alexandra-deschamps-sonsinoarduino-
la-passerelle-entre-ce-quil-se-passeen-
ligne-et-le-monde-physique

[13http://www.internetactu.net/2009/04
/28/nous-sommes-tous-des-hackers

[17http://www.internetactu.net/2003/02
/04/une-imprimante-pour-remplacer-uneusine

[19http://www.perseusbooksgroup.com/
basic/book_detail.jsp ?isbn=0465027466

[20http://www.internetactu.net/2005/04
/19/bienvenue-aux-silicon-villages

[28http://pisani.blog.lemonde.fr/2005/
08/22/2005_08__fab_labs_et_pa