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Un monde à venir
Propos recueillis par Olivier Morel, mercredi 1er juin 1994
mardi 23 mars 2010, par
« [Face à la techno-bureaucratie actuelle], il nous faut (...) une véritable démocratie,
instaurant des processus de réflexion et de délibération les plus larges possible où participent
les citoyens dans leur totalité. Cela, à son tour, n’est possible que si ces citoyens disposent d’une
véritable information, d’une véritable formation, et d’occasions d’exercer dans la pratique leur
jugement. Une société démocratique est une société autonome, mais autonome veut dire aussi
et surtout autolimitée. Non seulement face aux excès politiques éventuels (...), mais aussi dans
les œuvres et les actes de la collectivité. »
Extrait de "L’écologie contre les marchands",
in Une Société à la dérive, Éditions du Seuil, 2005, p.239
Olivier Morel – (…) Est-ce qu’aujourd’hui les réquisits d’une véritable économie, d’une émancipation, d’une auto-institution de la société, peut-être d’un "progrès", bref d’un renouvellement des significations imaginaires créées par la Grèce et reprises par l’Occident européen ne semblent-ils pas faire défaut ?
Cornelius Castoriadis - D’abord, il ne faut
pas mêler à notre discussion l’idée de
"progrès". (…) Le progrès est une signification
imaginaire essentiellement
capitaliste, à laquelle Marx lui-même s’est
laissé prendre. Cela dit, si l’on considère la
situation actuelle, situation non pas de
crise mais de décomposition, de
délabrement des sociétés occidentales, on
se trouve devant une antinomie de
première grandeur. La voici : ce qui est
requis est immense, va très loin – et les
êtres humains, tels qu’ils sont et tels qu’ils
sont constamment reproduits par les
sociétés occidentales, mais aussi par les
autres, en sont immensément éloignés. (…)
Compte tenu de la crise écologique, de
l’extrême inégalité de la répartition des
richesses entre pays riches et pays
pauvres, de la quasi-impossibilité du
système de continuer sa course présente,
ce qui est requis est une nouvelle création
imaginaire d’une importance sans pareille
dans le passé, une création qui mettrait au
centre de la vie humaine d’autres significations
que l’expansion de la production et
de la consommation, qui poserait des
objectifs de vie différents, qui puissent
être reconnus par les êtres humains
comme valant la peine.
Cela exigerait évidemment une réorganisation
des institutions sociales, des
rapports de travail, des rapports économiques,
politiques, culturels. Or cette
orientation est extrêmement loin de ce que
pensent, et peut-être de ce que désirent
les humains aujourd’hui. Telle est
l’immense difficulté à laquelle nous avons
à faire face. Nous devrions vouloir une
société dans laquelle les valeurs économiques
ont cessé d’être centrales (ou
uniques), où l’économie est remise à sa
place comme simple moyen de la vie
humaine et non comme fin ultime, dans
laquelle on renonce à cette course folle
vers une consommation toujours accrue.
Cela n’est pas seulement nécessaire pour
éviter la destruction définitive de l’environnement
terrestre, mais aussi et surtout
pour sortir de la misère psychique et
morale des humains contemporains. Il
faudrait donc désormais que les êtres
humains (je parle maintenant des pays
riches) acceptent un niveau de vie décent
mais frugal, et renoncent à l’idée que
l’objectif central de leur vie est que leur
consommation augmente de 2 ou 3 % par
an. Pour qu’ils acceptent cela, il faudrait
qu’autre chose donne sens à leur vie. On
sait, je sais ce que peut être cette autre
chose – mais évidemment cela ne signifie
rien si la grande majorité des gens ne
l’accepte pas, et ne fait pas ce qu’il faut
pour qu’elle se réalise.
Cette autre chose, c’est le développement
des êtres humains, à la place du développement
des gadgets. Cela exigerait une
autre organisation du travail, qui devrait
cesser d’être une corvée pour devenir un
champ de déploiement des capacités
humaines, d’autres systèmes politiques,
une véritable démocratie comportant la
participation de tous à la prise des
décisions, une autre organisation de la
païdeïa pour former des citoyens capables
de gouverner et d’être gouvernés, comme
disait admirablement Aristote – et ainsi de
suite... Bien évidemment, tout cela pose
des problèmes immenses : par exemple,
comment une démocratie véritable, une
démocratie directe, pourrait-elle
fonctionner non plus à l’échelle de 30 000
citoyens, comme dans l’Athènes classique,
mais à l’échelle de 40 millions de citoyens
comme en France, ou même à l’échelle de
plusieurs milliards d’individus sur la
planète. Problèmes immensément difficiles,
mais à mon avis solubles – à condition
précisément que la majorité des êtres
humains et leurs capacités se mobilisent
pour en créer les solutions – au lieu de se
préoccuper de savoir quand est-ce que
l’on pourra avoir une télévision 3D.
Telles sont les tâches qui sont devant nous
– et la tragédie de notre époque est que
l’humanité occidentale est très loin d’en
être préoccupée.
Combien de temps cette humanité restera
obsédée par ces inanités et ces illusions
que l’on appelle marchandises ? Est-ce
qu’une catastrophe quelconque – écologique,
par exemple – amènerait un réveil
brutal, ou bien plutôt des régimes autoritaires
ou totalitaires ? Personne ne peut
répondre à ce type de questions. Ce que
l’on peut dire, est que tous ceux qui ont
conscience du caractère terriblement lourd
des enjeux doivent essayer de parler, de
critiquer cette course vers l’abîme,
d’éveiller la conscience de leurs concitoyens.
(...)
Tocqueville, personne n’en discutera, est
un penseur très important, il a vu aux
États-Unis, très jeune, dans les années
1830, des choses très importantes, mais il
n’en a pas vu d’autres tout aussi importantes.
Par exemple, il n’a pas accordé le
poids nécessaire à la différenciation sociale
et politique déjà pleinement installée à
son époque, ni au fait que l’imaginaire de
l’égalité restait confiné à certains aspects
de la vie sociale et ne touchait guère les
relations effectives de pouvoir. Il serait
certes de très mauvais ton de demander
aux tocquevilliens, ou prétendus tels,
d’aujourd’hui : Et qu’avez-vous donc à
dire, en tant que tocquevilliens, sur les
fortes différenciations sociales et politiques
qui ne s’atténuent nullement, sur les
nouvelles qui se créent, sur le caractère
fortement oligarchique des prétendues
"démocraties", sur l’érosion des conditions
aussi bien économiques
qu’anthropologiques de la "marche vers
l’égalisation des conditions", sur l’incapacité
visible de l’imaginaire politique
occidental de pénétrer de très vastes
régions du monde non occidental ? Et sur
l’apathie politique généralisée ?
Certes, sur ce dernier point on nous dira
que Tocqueville entrevoyait déjà l’émergence
d’un "État tutélaire" mais cet État,
s’il est en effet tutélaire (ce qui annule
toute idée de "démocratie"), il n’est
nullement, comme il croyait, "bienveillant".
C’est un État bureaucratisé totalement,
livré aux intérêts privés, phagocyté par la
corruption, incapable de gouverner même,
car devant maintenir un équilibre instable
entre les lobbies de toutes sortes qui
modèlent la société contemporaine. Et
l’"égalité croissante des conditions" en
est venue à signifier simplement l’absence
de signes extérieurs de statut hérité, et
l’égalisation de tous par l’équivalent
général, à savoir l’argent - à condition
qu’on en ait. Si vous voulez louer une
suite au Crillon ou au Ritz, personne ne
vous demandera qui vous êtes ou que
faisait votre grand-père. Il vous suffit d’être
bien habillé et d’avoir un compte en
banque bien fourni. Le "triomphe de la
démocratie" à l’occidentale a duré
quelques mois. Ce que l’on voit, c’est l’état
de l’Europe de l’Est et de l’ex "URSS", la
Somalie, le Rwanda, le Burundi,
l’Afghanistan, Haïti, l’Afrique subsaharienne,
l’Iran, l’Irak, l’Egypte et
l’Algérie et j’en passe. (…)
Nous sommes en-deçà du dérisoire.
L’écrasante majorité de la planète ne vit
pas l’"égalisation des conditions", mais
la misère et la tyrannie. Et, contrairement
à ce que croyaient aussi bien les libéraux
que les marxistes, elle n’est nullement en
train de se préparer pour accueillir le
modèle occidental de la république capitaliste
libérale. Tout ce qu’elle cherche dans
le modèle occidental, ce sont des armes et
des objets de consommation – ni le
habeas corpus, ni la séparation des
pouvoirs.
C’est éclatant pour les pays musulmans
– un milliard d’habitants –, pour l’Inde
– presque un autre milliard –, dans la
plupart des pays du Sud-Est asiatique et
d’Amérique latine. La situation mondiale,
extrêmement grave, rend ridicules aussi
bien l’idée d’une "fin de l’histoire" que
d’un triomphe universel du "modèle
démocratique" à l’occidentale. Et ce
"modèle" se vide de sa substance-même
dans ses pays d’origine.
Vos critiques acerbes du modèle occidental libéral ne doivent pas nous empêcher de voir les difficultés de votre projet politique global. Dans un premier mouvement, vous puisez dans ce concept d’autonomie et d’auto-institution pour critiquer le capitalisme libéral. Deux questions : n’est-ce pas là d’abord pour vous une manière de faire votre deuil du marxisme, à la fois comme projet et comme critique ? N’y a-t-il pas là, en deuxième lieu, une sorte d’ambiguïté, dans la mesure où cette "autonomie" est précisément ce dont le capitalisme a structurellement besoin pour fonctionner en atomisant la société, en "personnalisant" la clientèle, en rendant dociles et utiles des citoyens qui auront tous intériorisé l’idée qu’ils consomment de leur propre fait, qu’ils obéissent de leur propre fait, etc. ?
Je commence par votre deuxième question,
qui repose sur un malentendu. L’atomisation
des individus n’est pas l’autonomie.
Lorsqu’un individu achète un frigo ou une
voiture, il fait ce que font quarante millions
d’autres individus, il n’y a là ni individualité,
ni autonomie, c’est précisément
une des mystifications de la publicité
contemporaine :
"Personnalisez-vous, achetez la lessive X".
Et voilà des millions d’individus qui se
"personnalisent" (!) en achetant la même
lessive. Ou bien, vingt millions de foyers à
la même heure et à la même minute
tournent le même bouton de leur télévision
pour voir les mêmes âneries. Et c’est là
aussi la confusion impardonnable de gens
comme Lipovetsky et autres, qui parlent
d’individualisme, de narcissisme, etc.,
comme s’ils avaient eux-mêmes avalé ces
fraudes publicitaires. Le capitalisme,
comme précisément cet exemple le montre,
n’a pas besoin d’autonomie mais de
conformisme. Son triomphe actuel, c’est
que nous vivons une époque de conformisme
généralisé – pas seulement pour
ce qui est de la consommation, mais de la
politique, des idées, de la culture, etc.
Votre première question est plus complexe.
(…) J’ai très tôt critiqué Marx précisément
parce que j’ai découvert qu’il n’était pas
resté fidèle à ce projet d’autonomie.
Quant au fond de la question, il faut
reprendre les choses plus en amont.
L’histoire humaine est création, ce qui veut
dire que l’institution de la société est
toujours auto-institution, mais auto-institution
qui ne se sait pas comme telle et ne
veut pas se savoir comme telle. Dire que
l’histoire est création signifie que l’on ne
peut ni expliquer, ni déduire telle forme de
société à partir de facteurs réels ou de
considérations logiques. Ce n’est pas la
nature du désert ou le paysage du Moyen-
Orient qui expliquent la naissance du
judaïsme – ni d’ailleurs, comme c’est à
nouveau la mode de le dire, la supériorité
"philosophique" du monothéisme sur le
polythéisme. Le monothéisme hébreu est
une création du peuple hébreu, et ni la
géographie grecque, ni l’état des forces
productives de l’époque n’expliquent la
naissance de la polis grecque démocratique,
parce que des cités, le monde
méditerranéen de l’époque en est plein et
que l’esclavage était là partout – en
Phénicie, à Rome, à Carthage.
La démocratie a été une création grecque
– création qui est certes restée limitée,
puisqu’il y avait l’esclavage, le statut des
femmes, etc. Mais l’importance de cette
création, c’était l’idée inimaginable à
l’époque dans le reste du monde qu’une
collectivité peut s’auto-instituer explicitement
et s’autogouverner. L’histoire est
création, et chaque forme de société est
une création particulière. Je parle d’institution
imaginaire de la société, parce que
cette création est l’œuvre de l’imaginaire
collectif anonyme. (…)
Parmi les créations de l’histoire humaine,
une est singulièrement singulière : celle qui
permet à la société considérée de se
mettre elle-même en question : création
de l’idée d’autonomie, de retour réflexif sur
soi, de critique et d’autocritique, d’interrogation
qui ne connaît ni n’accepte
aucune limite. Création donc en même
temps de la démocratie et de la philosophie.
Création, de même qu’un
philosophe n’accepte aucune limite
extérieure à sa pensée, de même la
démocratie ne reconnaît pas de limites
externes à son pouvoir instituant, ses
seules limites résultent de son autolimitation.
On sait que la première forme de cette
création est celle qui surgit en Grèce
ancienne, on sait ou devrait savoir qu’elle
est reprise, sous d’autres caractères, en
Europe occidentale depuis déjà le XIe
siècle avec la création des premières
communes bourgeoises qui revendiquent
leur autogouvernement, puis la
Renaissance, la Réforme, les Lumières, les
révolutions du XVIII et XIXe siècles, le
mouvement ouvrier, plus récemment avec
d’autres mouvements émancipatoires.
Dans tout cela Marx et le marxisme ne
représentent qu’un moment, important à
certains égards, catastrophique à d’autres.
Et c’est grâce à cette suite de mouvements
qu’il subsiste dans la société contemporaine
un certain nombre de libertés
partielles, essentiellement négatives et
défensives, cristallisées dans quelques
institutions : droits de l’homme, non rétroactivité
des lois, une certaine
séparation des pouvoirs, etc.
Ces libertés n’ont pas été octroyées par le
capitalisme, elles ont été arrachées et
imposées par ces luttes séculaires. Ce sont
elles aussi qui font du régime politique
actuel non pas une démocratie (ce n’est
pas le peuple qui détient et exerce le
pouvoir), mais une oligarchie libérale.
Régime bâtard, basé sur la coexistence
entre le pouvoir des couches dominantes
et une contestation sociale et politique
presqu’ininterrompue.
Mais, aussi paradoxal que cela puisse
paraître, c’est la disparition de cette
contestation qui met en danger la stabilité
du régime. C’est parce que les ouvriers ne
se laissaient pas faire, que le capitalisme
a pu se développer comme il l’a fait. Il est
loin d’être certain que le régime pourra
continuer de fonctionner avec une
population de citoyens passifs, de salariés
résignés, etc.
(...) Je constate d’un côté l’immensité des
tâches et leur difficulté, l’étendue de
l’apathie et de la privatisation dans les
sociétés contemporaines, l’intrication
cauchemardesque des problèmes qui se
posent aux pays riches et de ceux qui se
posent dans les pays pauvres, et ainsi de
suite.
Mais aussi, d’un autre côté, on ne peut pas
dire que les sociétés occidentales sont
mortes, à passer par pertes et profits de
l’histoire. Nous ne vivons pas encore dans
la Rome ou la Constantinople du IVe siècle
où la nouvelle religion avait gelé tout
mouvement, et où tout était entre les
mains de l’Empereur, du Pape et du
Patriarche. Il y a des signes de résistance,
des gens qui luttent ici où là, il y a eu en
France depuis dix ans les coordinations, il
y a encore des livres importants qui
paraissent.
(…) Ce qui est certain, c’est que ceux qui
ont conscience de la gravité de ces
questions, doivent faire tout ce qui est en
leur pouvoir – qu’il s’agisse de la parole,
de l’écrit ou simplement de leur attitude à
l’endroit qu’ils occupent –, pour que les
gens se réveillent de leur léthargie contemporaine
et commencent à agir dans le sens
de la liberté.
(…) Il y aurait aussi une stratégie du pire, qui souhaiterait l’aggravation de la situation pour que l’on sorte de l’apathie généralisée. Mais il y a aussi une stratégie de l’urgence, qui irait au-devant de l’imprévisible. Evidemment, je ne vous demande pas de solutions ex-nihilo. Mais comment et par qui arrivera ce que vous appelez "concevoir autre chose, créer autre chose" ?
Vous l’avez dit vous-même, je ne peux pas
à moi seul fournir de réponse à ces
questions. S’il y a une réponse c’est une
grande majorité du peuple qui la donnera.