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L’espérance de vie, en route vers la décroissance ?

mardi 1er mars 2011, par EcoRev’

L’augmentation de l’espérance de vie comme argument massue des thuriféraires du productivisme serait-elle aussi en voie d’extinction ? Claude Aubert -ingénieur agronome et auteur de nombreux livres sur l’agriculture biologique, l’alimentation saine et les relations entre environnement et santé- nous rappelle ici qu’avant d’être une réalité, l’espérance de vie est d’abord un outil statistique. Dans un contexte de dégradations environnementales, sociales et sanitaires, la perspective d’une chute drastique de ce marqueur statistique est peut être l’occasion de nous interroger collectivement sur une politique de santé toujours plus inféodée au marché.

D’après les projections de l’INSEE, l’espérance de vie va continuer à augmenter au moins jusqu’en 2050 pour atteindre alors environ (moyenne des hommes et des femmes) 86,7 ans contre 81,1 aujourd’hui soit un gain de 5 ans ½. On nous promet aussi qu’une fille sur deux qui naît aujourd’hui deviendra centenaire. Des prévisions qui reposent sur des bases pour le moins fragiles. Il est vrai que l’espérance de vie ne cesse d’augmenter depuis un siècle à un rythme remarquablement constant : jusqu’à une époque récente nous gagnions en moyenne 3 mois d’espérance de vie par an. Le gain s’est ralenti depuis quelques années mais il reste en moyenne d’environ 2 mois par an. Toutefois, pour les femmes il a été nul au cours des deux dernières années. Au États-Unis, pour la première fois depuis un siècle, l’espérance de vie a baissé d’un mois en 2008 par rapport à 2007. Pourtant, les statisticiens continuent de penser que la prolongation des courbes actuelles, légèrement infléchies pour tenir compte des tendances récentes, reste l’hypothèse la plus vraisemblable.

Un terme trompeur

Rappelons d’abord que le terme "espérance de vie" est trompeur. On l’interprète spontanément comme l’âge jusqu’auquel nous pouvons espérer vivre, alors qu’il ne s’agit que de la photographie de la durée moyenne de la vie à un moment donné. Il ne devient une "espérance" qu’à la condition de faire l’hypothèse que les taux de mortalité resteront stables, voire diminueront si l’on prévoit une augmentation de cette espérance.
Un autre indicateur intéressant est l’espérance de vie en bonne santé. Rappelons d’abord ce qu’est une bonne santé selon l’INSEE et selon l’OMS. Selon l’INSEE, "une bonne santé est définie par l’absence de limitation d’activités (dans les gestes de la vie quotidienne) et l’absence d’incapacité". Selon l’OMS, "la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité". Pas vraiment la même chose. En effet selon la définition de l’INSEE, quelqu’un qui est en rémission d’un cancer est en bonne santé. Même chose pour un diabétique correctement soigné ou une personne ayant eu un pontage coronarien. Quant aux statistiques données par Eurostat sur l’évolution de l’espérance de vie en bonne santé en Europe, elles ont de quoi surprendre. Selon la très contestable définition qu’en donne l’INSEE, cette espérance continue à augmenter en France, ainsi qu’au Royaume-Uni et dans les pays nordiques, mais elle diminue en Allemagne, en Italie et en Espagne. On se demande pourquoi.
Aux États-Unis, l’espérance de vie en bonne santé a nettement diminué au cours de la dernière décennie. Par exemple, le nombre d’années qu’un adulte de 20 ans peut espérer passer sans être atteint d’une maladie grave (maladie cardiovasculaire, cancer ou diabète) est passé, entre 1998 et 2006, de 45 à 43,8 ans pour les hommes et de 49,2 à 48 ans pour les femmes. Dans la tranche d’âge de 30 à 39 ans, la prévalence du diabète (nombre total de cas à un moment donné) a plus que doublé  [1].

Cancers, diabète, obésité : les maladies chroniques se répandent

En France, l’évolution récente de l’incidence (nombre de nouveaux cas chaque année) et de la prévalence des maladies chroniques laisse très mal augurer de l’évolution de l’espérance de vie – totale ou en bonne santé – dans les décennies à venir. Ces quelques chiffres en témoignent :
– l’incidence du cancer a augmenté de 88% entre 1980 et 2004. La moitié de cet accroissement s’explique par l’augmentation et le vieillissement de la population, mais il reste l’autre moitié, dont les causes sont liées au mode de vie. Plus inquiétant encore, c’est chez les enfants et les adolescents que l’incidence du cancer augmente le plus rapidement (entre 1980 et 1990 : une augmentation annuelle de +1,3% chez l’enfant et de +1,8% chez l’adolescent). Chez la femme, l’incidence du cancer du poumon devrait plus que doubler dans les 20 années à venir ;
– l’incidence du diabète ne cesse d’augmenter. On compte en France 2,5 millions de diabétiques traités. Si on y ajoute le diabète diagnostiqué et non traité et celui non diagnostiqué, on arrive, selon l’INVS (Institut National de Veille Sanitaire), à un total d’environ 3 millions de diabétiques. Or on sait que le diabète diminue sensiblement l’espérance de vie ;
– la prévalence de l’obésité continue également à augmenter : 14,5% de la population en 2009 contre 8,5% en 1997 (enquête Obepi). Selon sa sévérité, l’obésité diminue l’espérance de vie de 5 à 15 ans.
Au Danemark, une étude récente  [2], réalisée sur plus de 43000 hommes, a montré que ceux qui ont un sperme de bonne qualité (densité de spermatozoïdes élevée, pourcentage élevée de spermatozoïdes normaux et mobiles) ont une mortalité inférieure à ceux dont le sperme est de mauvaise qualité. Les auteurs en concluent que la qualité du sperme est un bon indicateur de l’espérance de vie. Or on sait que dans les pays industrialisés la qualité su sperme a fortement baissé, pour diverses raisons (dont la pollution), depuis une cinquantaine d’années.

Une fracture générationnelle

Ceci étant, comment expliquer que, malgré tout, l’espérance de vie en France continue à augmenter et pourquoi cette tendance devrait-elle s’inverser ? L’augmentation jusqu’à maintenant s’explique par la conjonction de plusieurs facteurs favorables : baisse considérable de la mortalité infantile, progrès spectaculaires de l’hygiène et de la médecine, conditions de vie beaucoup moins dures qu’il y a un siècle. Depuis une vingtaine d’années, l’augmentation de l’espérance de vie s’explique principalement par la baisse de la mortalité des personnes âgées, qui bénéficient des progrès que nous venons de citer tout en étant nés, au début du 20ème siècle, principalement en milieu rural, dans un environnement peu pollué et avec un mode de vie plutôt sain au moins jusqu’à l’âge adulte. Par ailleurs ce sont les "rescapés" d’une sélection naturelle à l’époque impitoyable. La première génération qui a vécu dans un univers pollué dès la vie fœtale et a mangé, souvent dès la naissance, une nourriture plus ou moins déséquilibrée (trop de sucre, d’aliments raffinés, de produits appauvris par des transformations industrielles, etc.) est celle qui est née vers la fin des trente glorieuses. Cette génération a aujourd’hui moins de 50 ans, trop tôt fort heureusement et sauf exceptions, pour mourir du cancer, de maladies cardiovasculaires ou du diabète. La tendance actuelle, en matière d’espérance de vie, risque de s’inverser lorsque cette génération atteindra les âges auxquels les courbes de mortalité par maladies chroniques commencent à grimper, c’est-à-dire dans les prochaines décennies. Nous espérons bien entendu que cela n’arrivera pas, mais il faudrait pour cela modifier radicalement notre environnement et notre mode de vie, ce qui est hélas très peu probable. Faute de quoi on peut craindre – comme le pensent notamment certains spécialistes de l’obésité – que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les parents pourraient voir leurs enfants mourir avant eux.

Claude Aubert


[1Crimmins EM et al., "Mortality and morbidity trends : is there compression of morbidity ?". Journal of Gerontology : Social Sciences, 66B(1):75-86

[2Jensen TK et al., "Good semen quality and life expectancy : a cohort study of 43,277 men". Am J Epidemiol 2009 Sep 1 ;170:559-65