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Les pratiques innovantes de l’assurance maladie

mardi 1er mars 2011, par EcoRev’

Face à la montée des maladies chroniques et à la très forte consommation de médicaments en France, les dépenses de la Sécurité sociale s’accroissent. Pour essayer de freiner les déficits, l’assurance maladie a pris deux mesures novatrices. En mettant en place des délégués qui rencontrent les médecins généralistes, elle veut apporter une contre-information face aux discours publicitaires des visiteurs médicaux. Le but : limiter la prescription à tout-va de médicaments chers et pas forcément utiles. Elle reconnaît ainsi que le fameux "trou de la Sécu" est en partie creusé par les industries pharmaceutiques... L’assurance maladie cherche aussi à mieux accompagner les patients touchés par une affection de longue durée, comme les diabétiques, pour améliorer leur vie quotidienne et leur traitement.

Institué par le plan français de Sécurité sociale dans l’immédiat après-guerre, dans la droite ligne du programme du Conseil national de la résistance, le modèle solidaire d’assurance maladie est aujourd’hui mis en concurrence avec les solutions libérales : au nom de la lutte contre le "trou de la Sécu"  [1], la logique individualiste d’assurances privées s’instille progressivement dans les institutions de 1945, au gré des plans de sauvetage de la Sécurité sociale qui se succèdent au rythme d’un par an depuis 1975. Toutefois, en marge de ces politiques, d’autres expériences se développent au sein du réseau des Caisses d’Assurance Maladie, comme autant d’alternatives potentiellement porteuses d’un renouveau du modèle de système de santé.

Epidémie de maladies chroniques et consommation de médicaments record

L’épidémie de maladies chroniques, conséquence de l´expansion du système productiviste sur l’ensemble de nos sphères de vie, amplifie le déficit structurel de l’Assurance Maladie. En 2009, 8,3 millions de personnes affiliées au régime des travailleurs salariés (Régime général) bénéficiaient de l’exonération du ticket modérateur au titre d’une affection de longue durée (ALD)  [2] soit 14,6% de la population. La société française, comme toutes les sociétés modernes, est en effet confrontée à une forte croissance des maladies chroniques : cancers, maladies cardiovasculaires, obésité et diabète, allergies, affections mentales…  [3] Cette épidémie a un coût : les dépenses afférentes à la prise en charge de ces pathologies représentent 62,3% des dépenses de l’Assurance Maladie en 2009, contre 44% en 2002. Et cette tendance ne devrait pas s’inverser : en 2009, ce sont 1,25 millions de nouveaux malades qui ont été acceptés en ALD (+ 6,5%). Aujourd’hui, les pathologies chroniques contribuent pour 80% à la croissance des dépenses de santé.
Cette progression des maladies chroniques s’ajoute aujourd’hui au constat bien établi de la surconsommation de médicaments. La France est en effet au premier rang européen en volume de consommation de médicaments par habitant. D’après le Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie (HCAAM)  [4], un assuré français consomme ainsi trois fois plus d’antibiotiques que son voisin allemand et plus de deux fois plus de médicaments anti-cholestérol que son voisin anglais. Le nombre moyen de médicaments par ordonnance est de quatre alors qu’il est admis que les risques d’interaction médicamenteuse deviennent très importants à partir de trois spécialités conjointement prescrites. Cette spécificité française s’explique avant tout par un problème de prescription médicale : les médecins français prescrivent beaucoup et privilégient les médicaments nouveaux et chers  [5]. L’information des médecins revêt donc une importance considérable, ce que les laboratoires pharmaceutiques ont compris depuis longtemps. Les dépenses de médicaments représentant 18% des remboursements de l’Assurance Maladie en 2009, une stratégie d’information alternative s’avère indispensable tant en terme de santé publique que de maîtrise financière.

Face à ces difficultés intrinsèques, une refondation du système de sante apparaît nécessaire, qui implique une action résolue pour réduire l’impact des facteurs de risque environnementaux et comportementaux. Il s’agit donc de mettre en application le principe de précaution et de développer de nouvelles politiques de prévention. C’est sur ce dernier champ, ainsi que dans la relation aux laboratoires pharmaceutiques, que l’action de l’Assurance Maladie trouve à se redéfinir, sortant ainsi de son rôle traditionnel de "payeur aveugle" vis-à-vis des dépenses de santé.
Première concernée en tant qu’organisme payeur, l’Assurance Maladie n’est pas la seule institution à influer sur le niveau des dépenses de santé. A titre d’illustration, la Haute autorité de santé (HAS), créée par la loi du 13 août 2004, procède à l’évaluation des produits, des actes et des prestations de santé pour déterminer quels sont les actes et produits médicaux et pharmaceutiques qui peuvent être remboursés par l’Assurance Maladie. Mais la HAS a aussi partie liée avec le ministère de la santé : elle n’émet que des avis qui sont ou non suivis par le ministre pour ce qui concerne les médicaments. L’affaire du Mediator® en apporte une illustration dramatique.
L’Assurance Maladie agit en tant qu’opérateur à plusieurs niveaux : en acheteur de soins tout d’abord – en ce sens, elle noue avec les professionnels de santé des relations régies par des conventions qui, depuis la loi de réforme de l’Assurance Maladie du 13 août 2004, intègrent des dispositions relatives à la maîtrise médicalisée des dépenses de santé. A l’opposé de la maîtrise comptable, il s’agit de mettre en œuvre le principe du "dépenser mieux pour soigner mieux". C’est dans ce cadre que la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de Carcassonne a lancé une initiative qui va heurter de front la politique des laboratoires pharmaceutiques, avec le déploiement de son équipe de Délégués de l’Assurance Maladie.
Par ailleurs, les Caisses d’Assurance Maladie développent à l’attention des assurés sociaux des programmes de prévention. Ces dernières années, outre les dispositifs de dépistage des cancers du sein et du côlon, l’Assurance Maladie a initié un nouveau service : le programme sophia d’accompagnement des patients diabétiques, le premier fondé sur les principes du disease management.

L’action des délégués de l’assurance maladie sur les prescriptions de médicament

Si la question des prescriptions se pose, c’est que celles-ci ne sont en rien la simple application de référentiels admis par tous. Elles mettent en jeu la liberté de prescrire des praticiens… et le réseau d’influences auxquels celle-ci est soumise.
Le constat sur l’information des médecins est désormais bien connu, et sans appel. La Cour des Comptes  [6], l’IGAS  [7], la MECSS  [8], ou encore la revue Que choisir  [9], se sont penchés sur la question. Avec la même réponse : les prescriptions sont sous influence.
Ainsi pour l’IGAS, "la visite médicale a une influence certaines sur les prescriptions", or cette information présente des "biais structurels", avec cette conséquence : "la congruence avec les exigences du bon usage (…) est loin d’être systématique"  [10].
On ne rappellera jamais assez le montant des dépenses promotionnelles des laboratoires pharmaceutiques vers les médecins : 2,9 milliards d’euros, soit une dépense moyenne annuelle de 25 000 euros par médecin généraliste (chiffres de l’IGAS pour 2004). C’est dire les enjeux financiers liés à l’influence de l’industrie pharmaceutique sur les prescriptions.
Certes, le code de la Sécurité sociale dispose bien que "les médecins sont tenus, dans tous leurs actes et prescriptions, d’observer, dans le cadre de la législation et de la réglementation en vigueur, la plus stricte économie compatible avec la qualité, la sécurité et l’efficacité des soins" (article L162-2-1 CSS). Mais cette obligation de prescrire de façon efficiente est toujours restée lettre morte. La conséquence, bien connue, c’est le niveau record des prescriptions et des consommations de médicaments avec son coût pour la collectivité et ses incidences en terme de santé publique.
Comment, sans tomber dans un rationnement administratif des soins ou dans une remise en cause radicale de la liberté de prescrire, atteindre cette "stricte économie" qui semble indispensable à la pérennité du système solidaire ? La réponse, innovante, de l’Assurance Maladie tient en quelques mots : les Délégués de l’Assurance Maladie (DAM).

Tout commence en 2004, dans le département de l’Aude. Le directeur de la CPAM de Carcassonne souhaite maîtriser les dépenses de médicaments et il a l’intuition que cela passe nécessairement par un travail de terrain pour améliorer l’information médicale. Il a donc l’idée d’envoyer dans les cabinets médicaux des agents de l’Assurance Maladie, chargés d’apporter aux médecins libéraux une information objective sur leurs prescriptions et les caractéristiques des produits. Les DAM sont nés.
L’objectif est alors clairement de faire contrepoids aux discours et à la force de frappe des visiteurs médicaux, de façon à infléchir les dépenses. Plus profondément, il s’agit surtout de faire évoluer de façon pérenne les habitudes de prescriptions des médecins en leur apportant une information personnalisée qui leur permettre de se comparer et de s’évaluer.
Prescrire ou ne pas prescrire des antibiotiques ou des statines ? Et que prescrire ? Des antibiotiques de première intention, recommandés dans la plupart des indications, ayant fait leur preuve, peu chers, ou les nouveautés vantées par les visiteurs médicaux et qui n’ont souvent de remarquable que leur prix ? Prescrire des médicaments génériques, ou des médicaments non génériques et donc plus chers, dont l’apport par rapport aux précédents est minime voire inexistant ? Voilà le genre de questions amenées par les DAM aux médecins qu’ils rencontrent. Pour beaucoup de médecins c’est l’occasion d’une prise de conscience, à travers leurs prescriptions, de leur sensibilité au discours des laboratoires.
L’action dans l’Aude de ces "nouveaux soldats de la Sécu"  [11] est alors un succès. Non seulement les dépenses de médicaments, antibiotiques et statines, vont effectivement s’infléchir chez les prescripteurs visités, mais très rapidement la Caisse Nationale d’Assurance Maladie (CNAM) reprend l’idée et la généralise à l’ensemble des Caisses Primaires, dotant l’Assurance Maladie de son propre réseau de "visiteurs médicaux", fort aujourd’hui de plus 1 000 agents.
Les messages portés par les DAM, on le voit bien, entrent souvent en conflit direct avec les intérêts des laboratoires pharmaceutiques.
L’histoire de la CPAM de l’Aude comprend d’ailleurs un chapitre judiciaire qui illustre bien l’importance attachée par les laboratoires à l’information auprès des médecins. Parallèlement aux actions des DAM, la CPAM a en effet élaboré un mensuel d’information à destination des médecins généralistes, détaillant notamment les caractéristiques des différents médicaments. C’est dans cette publication, qu’un article de 2007 rappelle que le Crestor®, une statine et un des médicaments phare du puissant laboratoire AstraZeneca, n’apporte aucune amélioration du service médical par rapport aux autres statines présentes sur le marché, se bornant en cela à reprendre les conclusions de la commission de transparence.
Trois ans de procédures suivront, après la plainte déposée par AstraZeneca contre la CPAM de l’Aude, pour aboutir à l’arrêt du 8 juillet 2010 de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation qui déboute définitivement le laboratoire. Dans sa décision, la Cour de Cassation rappelle la "mission générale d’information des assurés sociaux portant, notamment, sur le bon usage des soins et produits de santé" confiée par la loi aux organismes d’Assurance Maladie, et en tire comme conclusion logique qu’il "ne fait pas obstacle à ce que les organismes diffusent des informations de même nature auprès des professionnels et établissements de santé".

Confortée par la jurisprudence dans sa liberté d’information, l’Assurance Maladie se heurte cependant souvent aux contradictions de la politique du médicament. Comme l’écrit par exemple l’IGAS, "lorsqu’il s’agit de promouvoir les médicaments les moins chers au sein d’une classe de médicaments équivalents, il serait plus efficient de faire évoluer la politique des prix que de mobiliser des moyens pour optimiser la prescription"  [12].
Utile, louable en son principe, le dispositif des DAM n’est donc cependant pas complètement satisfaisant quand il sert à pallier les incohérences de la politique du médicament.
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Pour améliorer l’efficience des prescriptions et, plus encore, pour sortir du "tout médicament" – la marque de fabrique du système de santé français – en favorisant une pratique médicale davantage axée sur la prévention et sur l’incitation des patients à modifier leurs habitudes de vie, nul doute que la seule action des DAM ne suffit pas.

Le service sophia : mieux accompagner les diabétiques

Le programme sophia lancé en mars 2008 dans dix départements, a depuis été étendu à neuf autres départements : fin 2010, ce sont 420 000 patients qui peuvent y avoir recours. Destiné aux patients diabétiques, il vise à améliorer la qualité de vie des malades chroniques en ALD et à renforcer la prévention des complications grâce à un accompagnement dans leur vie quotidienne. Il s’agit de relayer l’action des médecins traitants en proposant aux patients des services de conseil, d’écoute et d’information.
Sophia s’inscrit dans le modèle de disease management qui s’est développé aux États-Unis à partir du milieu des années 1990  [13]. Il constitue une nouvelle modalité de maîtrise des dépenses dans un contexte où les instruments du "managed care", fondé sur des contraintes diverses imposées aux médecins et aux patients – auquel pourrait être associé, en France, le parcours de soins mis en place par la réforme de l’Assurance Maladie de 2004 – montrent leurs limites. Cette nouvelle approche vise moins à contingenter les soins qu’à garantir une prise en charge optimale des pathologies par le développement de services dédiés s’inscrivant dans une logique de prévention secondaire ou tertiaire.
L’assurance maladie a choisi le diabète en raison de sa forte croissance et de l’enjeu majeur qu’il représente en terme de santé publique et sur le plan financier. En effet, 2,9 millions de personnes sont diabétiques en France et leur nombre a doublé en dix ans. 12,5 milliards d’euros de soins et de traitements sont remboursés par an aux patients diabétiques  [14]. Le diabète est à l’origine de très graves complications : les lésions du pied chez le patient diabétique sont la première cause d’amputation non traumatique en France ; la rétinopathie diabétique est la première cause de cécité avant 65 ans. Les complications cardiovasculaires et notamment l’infarctus font également partie des conséquences possibles d’un diabète, tout comme l’insuffisance rénale. Même si toutes ces complications sont difficilement évitables, le coût de la prise en charge du diabète rapporté aux résultats en terme de santé publique amène à s’interroger sur la pertinence du dispositif actuel de prise en charge.

Spécificité de sophia, le service est gratuit, fondé sur une démarche d’adhésion volontaire et sans incidence sur le niveau de remboursement (les diabétiques étant pris en charge à 100%). Libre de participer ou non au programme, l’assuré peut en sortir à tout moment. L’objectif de cet accompagnement est de favoriser une meilleure prise en charge par les malades eux-mêmes de leur pathologie : proche de l’éducation thérapeutique, il développe une démarche destinée à améliorer les connaissances et les compétences des patients, et donc à devenir plus autonomes. Il vise aussi, en soutenant leur motivation, à aider les patients à adopter des comportements adaptés, soit en terme d’observance des traitements, soit en terme de style de vie. Sophia relaye ainsi l’action des médecins traitants et des autres professionnels de santé investis dans la prise en charge de cette pathologie en facilitant la mise en pratique de leurs recommandations. En aidant les malades dans leur vie quotidienne, l’objectif est aussi de permettre aux médecins d’être plus disponibles pour se consacrer à dépister les situations à risques et les complications. Le programme vise enfin à orienter les assurés selon leurs besoins vers l’offre de soins existante et les structures adaptées tels les réseaux de santé, les maisons du diabète ou les médecins spécialistes.
Concrètement, le service est fondé sur un accompagnement téléphonique réalisé par des infirmiers, conseillers en santé de l’Assurance Maladie. Le principe est de créer des contacts réguliers, en moyenne toutes les six semaines, et dans la durée : les conseillers en santé appellent les adhérents selon une fréquence adaptée en fonction de leur état de santé, de leurs besoins et de leur situation personnelle. Ils abordent avec eux tous les sujets utiles pour leur santé : alimentation, activité physique, suivi des examens. Au cours de ces entretiens téléphoniques, ils les aident à se fixer des objectifs adaptés à leurs situations et leur donnent des conseils pour les atteindre. En 2010, plus de 110 000 appels téléphoniques ont été effectués par les 72 conseillers en santé recrutés par l’Assurance Maladie depuis le lancement du programme. A titre d’exemple, ont été abordés cette année les examens recommandés dans le suivi du diabète (bilan rénal, fond d’œil, HbA1c, bilan lipidique) ainsi que l’activité physique, le risque cardiovasculaire, les risques liés aux médicaments, l’hypoglycémie, la vaccination antigrippale.
Outre les appels sortants, le service comprend l’envoi de courriers ciblés, portant notamment sur les examens de suivi, et d’outils d’information parmi lesquels un magazine trimestriel traitant de thèmes pratiques et des livrets pédagogiques.
Premier service de ce type lancé par l’Assurance Maladie, sophia a la particularité d’être un programme destiné à l’ensemble des diabétiques, et non à un petit nombre de patients, comme c’est le cas dans les réseaux de santé développés dans les années 1990. La rentabilité économique d’un programme comme sophia dépend d’ailleurs en grande partie de la proportion de patients qui y adhèrent. En renvoyant à l’offre de soins, sophia se situe dans une logique de complémentarité et non de concurrence avec les offreurs de soins. Même si sophia a été élaboré en concertation avec les associations de patients et les représentants des professionnels de santé, ce positionnement stratégique est aussi une façon de faire accepter le service par les acteurs de terrain du monde de la santé, dont certains peinent encore à percevoir l’intérêt de sophia, voire même la légitimité de l’Assurance Maladie à proposer ce type de programme.

En terme d’évaluation, les premières données disponibles font état d’une amélioration du suivi médical des patients intégrés au programme et d’une meilleure fréquence de réalisation des examens recommandés (consultation ophtalmologique, électrocardiogramme, dosages sanguins…). Il est prévu que l’évaluation se poursuive pour mesurer l’efficacité médico-économique du service, en intégrant notamment les données relatives aux hospitalisations. En fonction de l’évaluation du programme, sophia doit en principe être généralisé progressivement sur l’ensemble du territoire d’ici 2013. Ce type de service a d’ailleurs vocation à être étendu au risque cardiovasculaire et à l’asthme.
De fait, il est clair que l’amélioration du suivi des patients chroniques est une orientation indispensable de la régulation d’un système d’assurance santé. La preuve en est de la multiplication actuelle des programmes d’éducation thérapeutique et d’observance financés par des organismes complémentaires ou directement par les laboratoires pharmaceutiques.

Maîtriser les dépenses de santé pour ne pas fragiliser le modèle solidaire

Accompagnement des professionnels de santé par les DAM et des patients atteints de pathologie chronique par des conseillers en santé, sont deux illustrations de la volonté actuelle de l’Assurance Maladie de développer des modes d’action innovants pour réguler le système de soins – ou pour accélérer sa privatisation en demandant de plus en plus de contreparties aux acteurs du système, comme le ferait un assureur ?
Il est vrai que les tentatives de régulation sont écartelées entre la volonté de réduire les coûts, de gagner en efficience, tout en conservant aux acteurs toute leur liberté : liberté des prescripteurs dans leurs pratiques médicales, liberté des patients d’accepter ou non les traitements moins onéreux proposés, liberté d’agir et d’informer des laboratoires pharmaceutiques, ...
C’est d’ailleurs en partie pour dépasser cette limite qu’en 2009, l’assurance maladie est allée encore plus loin dans la démarche entamée avec la création des DAM, en liant la qualité des pratiques médicales et la rémunération des médecins. C’est tout l’enjeu des contrats d’amélioration des pratiques individuelles (CAPI) dont la création a fait sauté le tabou du "paiement à la performance", qui a pris sa place à côté du sacro-saint paiement à l’acte, un des piliers de la charte de la médecine libérale de 1927 – au grand dam de l’Ordre des médecins qui a tout de suite fait savoir son opposition à ces contrats, contraires, selon lui, à la déontologie médicale.
Avec le CAPI, tout médecin qui atteint ses "objectifs" peut bénéficier d’une rémunération complémentaire : prescription de génériques, actes de prévention (dépistage du cancer du sein, vaccination antigrippale, examens de suivi du diabète, etc.) C’est bien le cœur de la pratique médicale qui fait désormais l’objet d’une immixtion de la part de l’assurance maladie.

Mais au-delà de la répartition des rôles entre les acteurs, c’est bien la pérennité du système solidaire de santé qui est en jeu. Comme le rappelle Bruno Palier, après 1945 la plupart des pays européens vont garantir l’accès de tous à la santé : il s’agit de ne pas faire dépendre l’accès à la santé des revenus personnels du malade, mais d’offrir à chacun les soins dont il a besoin. L’objectif est également d’éviter la sélection des risques propres aux assurances privées : ne pas discriminer les personnes dont la santé est la plus fragile par des cotisations élevées, voire un refus de prise en charge. Chacun finance le système de santé en fonction de ses revenus – et non pas en fonction de son état de santé – et reçoit les soins en fonction de son état de santé – et non selon le montant de ses contributions  [15].
Aujourd’hui, le projet libéral vise à faire se désengager la Sécurité sociale de la prise en charge des soins courants au profit des assurances complémentaires. L’Assurance Maladie serait ainsi chargée de la couverture des soins lourds liés aux affections de longue durée, et des soins des populations précaires via la Couverture Maladie Universelle. Avec les dernières réformes, ce schéma se met déjà en place (participations forfaitaires, franchises, relèvement du forfait hospitalier, déremboursements de médicaments, etc.) et augmente fortement la charge financières des assurés non éligibles aux ALD. Car si le taux de socialisation par l’Assurance Maladie des dépenses de santé a peu varié depuis 2000 (il s’établit à 75,5% en 2009), la moyenne cache des écarts inquiétants. Ce taux est en effet de 67% hors effet ALD  [16]. Pour assurer la prise en charge par l’Assurance Maladie des dépenses afférentes aux ALD, on déleste la gestion des soins courants vers les organismes complémentaires.
C’est le sens du protocole signé en juillet 2008 entre le gouvernement et les assurances complémentaires, prévoyant leur participation à la gestion de certains soins courants, et leur donnant accès aux données de santé anonymisées en contrepartie d’une nouvelle taxe les affectant.

Les dépenses d’assurance maladie n’ont jamais été aussi élevées. Est-ce une bonne nouvelle ? Laisser filer les dépenses liées aux ALD et aux médicaments, c’est fragiliser le modèle solidaire, c’est donner corps au projet libéral en justifiant, sans que cela ait fait l’objet d’un débat démocratique, la nécessité d’intégrer plus avant les assurances privées dans la prise en charge des soins. C’est le cœur même du système de solidarité qui est attaqué. Aux classes aisées – qui bénéficient également du système des ALD – une assurance obligatoire et protectrice par des complémentaires privées ; aux classes pauvres les assurances sociales dont les classes favorisées auront tôt fait de se désolidariser en raison du coût qu’elles feront porter sur la solidarité collective. La remise en cause des principes d’unité et d’universalité de la Sécurité sociale de 1945 sera facteur d’érosion de la cohésion sociale.
Aussi, face au défi des épidémies modernes, il appartient aux écologistes de porter un nouveau modèle pour le système de santé : au "Touche pas a ma Sécu", caractéristique des dernières luttes sociales, doivent succéder des politiques alternatives fondées sur une nouvelle vision de la santé, qui ne se confonde pas avec le montant des dépenses de soins, mais fondée sur le principe de sobriété, et comprise comme la traduction de la qualité de la relation de l’homme à son écosystème.

Rêvolutives


[1Le déficit de l’Assurance Maladie pour l’année 2010 est estimé à 11,5 milliards d’euros.

[2Le dispositif des affections de longue durée a été mis en place dès la création de la Sécurité sociale afin de permettre la prise en charge intégrale des patients ayant une maladie chronique comportant un traitement prolongé et une thérapeutique particulièrement coûteuse. Une liste établie par décret fixe trente affections ouvrant droit à une exonération du ticket modérateur. Son obtention est subordonnée à une demande à la Caisse d’affiliation de l’assuré et à l’accord du service médical.

[3Le défi des épidémies modernes, André Cicolella (La Découverte, 2007).

[4Rapport du Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie (Janvier 2004).

[5Rapport d’information de la Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale (MECSS) sur "La prescription, la consommation et la fiscalité des médicaments" (avril 2008), page 20.

[6Rapport de la Cour des Comptes sur la sécurité sociale (Septembre 2007).

[7Rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) sur "L’information des médecins généraliste sur le médicament" (Septembre 2007).

[8Rapport d’information de la Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale (MECSS) sur "La prescription, la consommation et la fiscalité des médicaments" (Avril 2008).

[9Dans une série d’articles publiés en 2008.

[10Rapport IGAS (2007), résumé, page 1.

[11Sur l’expérimentation de la CPAM de l’Aude, voir par exemple l’article d’Eric Favereau, "Les nouveaux soldats de la Sécu", Libération, 09/07/2009.

[12Rapport IGAS (2007), page 38.

[13Rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) sur "Améliorer la prise en charge des malades chroniques : les enseignements des expériences étrangères de disease management" (Septembre 2006).

[14Sources : CNAMTS.

[15La réforme des systèmes de santé, Bruno Palier (PUF, 2010).

[16Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie (2010).