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Classique - Le communisme de la connaissance

lundi 1er août 2011, par André Gorz, EcoRev’

La connaissance, l’information sont par essence des biens communs, qui appartiennent à tout le monde, qui donc ne peuvent devenir propriété privée et marchandisée, sans être mutilés dans leur utilité. Or si la force productive décisive (celle de l’intelligence, de la connaissance) ne se prête pas à devenir une marchandise, les catégories traditionnelles de l’économie politique entrent en crise : le travail, la valeur, le capital. La valeur, au sens de l’économie capitaliste, des connaissances est indécidable. Il est impossible de mesurer le travail qui a été dépensé à l’échelle de la société pour les produire. Car elles sont produites de façon diffuse partout où les hommes interagissent, expérimentent, apprennent, rêvent. […]
L’économie de la connaissance a donc vocation à être une économie de la mise en commun et de la gratuité, c’est à dire le contraire d’une économie. C’est cette forme de communisme qu’elle revêt spontanément dans le milieu scientifique. La "valeur" d’une connaissance s’y mesure non en argent mais par l’intérêt qu’elle suscite, la diffusion qu’elle reçoit. Au fondement de l’économie capitaliste de la connaissance on trouve donc une anti-économie dans laquelle la marchandise, les échanges marchands, le souci de faire de l’argent n’a pas cours. […]
Ce protocommunisme a ses figures emblématiques dans l’informatique. Elle diffère de la science par cette spécificité : elle est à la fois connaissance, technique de production de connaissances et moyen de fabrication, de régulation, d’invention, de coordination. En elle est supprimée la division sociale entre ceux qui produisent et ceux qui conçoivent les moyens de produire. Les producteurs ne sont plus dominés par le capital à travers leurs moyens de travail. Production de connaissances et production de richesses matérielles ou immatérielles fusionnent. Le capital fixe n’a plus une existence séparée ; il est subsumé, intériorisé par des hommes et des femmes qui font l’expérience pratique, concrète, que la principale force productive n’est ni le capital machines ni le capital argent mais la passion vivante avec laquelle ils imaginent, inventent et accroissent leurs propres capacités cognitives en même temps que leur production de connaissance et de richesse. La production de soi est ici production de richesse et inversement ; la base de la production de richesse est la production de soi. Potentiellement, le travail - au sens qu’il a dans l’économie politique est supprimé : "le travail n’apparaît plus comme travail mais comme plein développement de l’activité [personnelle] elle-même" (Grundisse, p. 231).
Le hacker est la figure emblématique de cette appropriation/suppression du travail. Avec lui, les forces productives humaines, devenues sujet, entrent en rébellion contre leur captation par le capital, retournent les ressources de l’informatique contre lui. C’est le hacker qui a inventé cette anti-économie que sont Linux et le copyleft - cet opposé du copyright - et a fait surgir le mouvement des logiciels libres. Par lui apparaissent de nouvelles formes de communication et de régulation ; une admirable éthique anarcho-communiste, l’éthique hacker, à la fois art de vivre, pratique d’autres rapports individuels et sociaux, recherches de voies pour sortir du capitalisme et pour libérer, à cette fin, nos manières de penser, de sentir, de désirer, de son emprise.
Les hackers ne sont pas une élite professionnelle ni une couche à part. Ils font partie de la nébuleuse des "dissidents du capitalisme numérique" comme le disait Peter Glotz. Ces dissidents, issus de la révolution informationnelle, représentent aux Etats-Unis environ un tiers de la population active. Ils comprennent des informaticiens de haut niveau qui refusent la servitude volontaire ; des diplômés qui refusent de tout sacrifier à leur carrière ; des self-entrepreneurs qui refusent la compétition féroce du "toujours plus, toujours plus vite" ; des jobbers et des downshifters qui préfèrent gagner peu et avoir beaucoup de temps à eux. "Plus le capitalisme numérique étend son emprise sur nos vies, plus grand deviendra le nombre des déclassés volontaires", écrit Peter Glotz. "Une nouvelle conception du monde surgira d’eux. La lutte qui opposera le prolétariat du numérique à son élite... aura pour enjeu essentiel deux conceptions principielles et passionnelles de la vie. Toute l’éthique sociale du capitalisme moderne est en question."

André Gorz

Propos recueillis par Marc Robert pour notre numéro 21