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Classique - Penser comme une montagne
jeudi 8 décembre 2011, par
C’est de manière à la fois poétique et politique que nous introduisons ce dossier. Entre dérives "biocentriste" et dérive "anthropocentriste", les deux extraits suivants nous invitent à mesurer toute la complexité des enjeux auxquels se trouvent confronté l’écologie politique. Loin de l’environnementalisme réformiste dans lequel se fourvoient parfois les écologistes, c’est bien plutôt à un changement de paradigme que nous invitent ces quelques lignes.
Un hurlement surgi des profondeurs résonne entre les parois rocheuses, dévale la montagne et s’évanouit dans le noir. C’est un cri de douleur primitive, plein de défi, et plein de mépris pour toutes les adversités du monde.
Chaque être vivant (et bien des morts aussi peut-être) prête l’oreille à cet appel. Pour le cerf, c’est un rappel du destin de toute chair ; pour le pin, c’est un pronostic de rixes nocturnes et de sang sur la neige ; pour le coyote, c’est une promesse de glanures à venir ; pour le vacher, une menace de découvert à la banque et pour le chasseur, c’est un défi, crocs contre poudre. Pourtant, derrière ces espoirs et ces craintes évidentes et immédiates se cache une signification plus profonde, que la montagne est seule à connaître. Seule la montagne a vécu assez longtemps pour écouter objectivement le hurlement du loup.
Ceux qui sont incapables d’en déchiffrer le sens caché ne peuvent cependant en ignorer la présence, car on la sent partout, et elle suffit à distinguer un territoire à loups de n’importe quel autre territoire. Cette présence résonne dans la moelle de ceux qui entendent les loups la nuit, ou scrutent leurs traces pendant le jour. Même si on ne les entend pas, même si on ne les voit jamais, leur présence est sous-entendue par mille petits incidents : le hennissement nocturne d’un cheval de bât, un éboulis de pierres, un cerf qui s’enfuit en bondissant, la disposition des ombres sous les épicéas. Seul un irréductible novice peut ne pas sentir la présence ou l’absence des loups, ou le fait que les montagnes ont une opinion secrète à leur sujet.
Ma propre conviction sur ce chapitre remonte au jour où j’ai vu mourir une louve. Nous étions en train de casser la croûte sur une corniche au pied de laquelle une rivière turbulente jouait des coudes. Nous vîmes ce qui nous sembla une biche occupée à franchir le torrent à gué, plongée jusqu’au poitrail dans l’écume blanche. Lorsqu’elle remonta sur la berge de notre côté et s’ébroua, nous comprîmes notre erreur : c’était une louve. Une demi-douzaine de bêtes, à l’évidence de grands louveteaux, surgirent d’entre les saules pleureurs pour se jeter dans une belle mêlée de bienvenue, pleine de queues frétillantes et de coups de patte amicaux. Et cette pyramide de loups s’agitait au beau milieu d’une grande dalle découverte au pied de notre paroi rocheuse.
En ce temps-là, nous n’avions jamais entendu parler de la possibilité de ne pas tuer un loup si l’occasion s’en présentait. Deux secondes plus tard, nous voilà en train de cribler la meute de plomb, surexcités, mais avec une précision toute relative : viser lorsqu’on surplombe sa cible, c’est toujours déroutant. Quand nous eûmes vidé nos chargeurs, la vieille louve était à terre, et un louveteau se traînait vers le sanctuaire des éboulis.
Nous atteignîmes la louve à temps pour voir une flamme verte s’éteindre dans ses yeux. Je compris alors, et pour toujours, qu’il y avait dans ces yeux-là quelque chose de neuf, que j’ignorais – quelque chose que la montagne et elle étaient seules à connaître. J’étais jeune à l’époque, et toujours le doigt sur la gâchette ; pour moi, à partir du moment où moins de loups signifiait plus de cerfs, pas de loups signifierait à l’évidence paradis des chasseurs. Après avoir vu mourir la flamme verte, je sentis que la louve pas plus que la montagne ne partageaient ce point de vue.
Aldo Leopold
Extrait du livre Almanach d’un comté des sables, GF Flammarion, Paris, 2000, p. 168-170.