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Pour un non européen et vert
mardi 17 mai 2005, par
Mars 2005 aura vu un étrange retournement dans la campagne préparatoire au référendum sur le Traité Constitutionnel Européen : la panique gagne les rangs du oui. Les sondages annonçant la victoire du non s’accumulent. Les responsables socialistes et Verts favorables à la ratification ont d’autant de raisons de s’inquiéter que c’est du côté de leurs électeurs potentiels que le mouvement de refus prend de l’ampleur. La coupure entre les partis de la gauche de gouvernement, leurs responsables et les couches populaires dont ils sont censés défendre les intérêts refait brutalement surface. C’est donc sans surprise que l’on a vu resurgir le spectre du 22 avril 2000. Mais malheureusement, encore une fois, c’est pour en tirer les mauvaises leçons. D’un côté on agite la menace : la gauche ne s’en remettra pas, on va vers une catastrophe, un repli sur soi de la France, la paralysie de l’Union européenne. De l’autre, on se met, en particulier du côté socialiste, à vendre le traité constitutionnel comme la première étape décisive sur la voie de l’Europe écologique et sociale. Il faut une dose non négligeable de mépris pour le « peuple de gauche » et une confiance inébranlable dans les vertus de la méthode Coué pour penser qu’une telle pédagogie va renverser la tendance. Cette requalification du TCE en un compromis victorieux, ce déni des problèmes qu’il pose et que pose le cours actuel de la construction européenne est la meilleure façon de renforcer le non protestataire, anti-establishment et anti-européen. Ce dont nous aurions besoin est d’une bataille pour un non européen et vert, et à défaut d’une campagne pour un oui critique.
Car il y a tout de même de meilleurs arguments pour voter oui que le chantage à la catastrophe ou le déni de réalité. Jusqu’ici les partisans du oui avaient fait appel à deux types de considérations. D’une part, ils avancent l’idée que le TCE est bien meilleur que le traité de Nice, qu’il présente des avancées significatives en matière de droits et de démocratie. Ce n’est pas un bon traité mais le maximum de ce qu’il est possible d’obtenir dans une Europe élargie dominée par les gouvernements libéraux. D’autre part, ils rappellent que la construction européenne est en soi et en toute généralité une bonne chose, qu’elle a permis le maintien de la paix depuis 1945, qu’elle a aidé à préserver l’équilibre entre marché et Etat social, qu’elle incarne un modèle alternatif à la mondialisation orchestrée par les Etats-Unis. En conséquence, ceux qui veulent défendre un non de gauche ne devraient, comme c’est trop souvent le cas à la gauche de la gauche, se contenter de répéter que l’Europe est dominée par les zélateurs du marché et que le TCE « grave dans le marbre » le libéralisme économique. Il faut prendre au sérieux la question de la dynamique de la construction actuelle de l’Europe et des marges de manœuvre existant pour une alternative.
La première façon d’aborder le problème est d’en revenir au TCE lui-même. Quel bilan doit-on faire du texte signé à Rome en octobre dernier ? On entend souvent dire (en particulier du côté de ceux qui ont été associés aux travaux de la Convention) qu’il y a des avancées et des reculs, comme dans tout compromis, mais que celui-ci n’est pas un mauvais compromis. La première justification à un non « européen et vert » est la position contraire. Nous ne sommes pas face à une bouteille à moitié et à moitié pleine, mais bien face à un échec. Trois éléments y contribuent : le fait que ce texte n’est pas une constitution mais un traité inter-gouvernemental, la faiblesse des avancées en matière de démocratisation des institutions européennes et l’orientation résolument libérale des politiques qu’il sanctionne.
Comme son nom l’indique, le TCE n’est pas une constitution. Il juxtapose une dimension constitutionnelle avec la spécification des compétences de l’Union, la charte des droits fondamentaux et une partie qui reprend et modifie les traités entre Etats membres pour définir les politiques économiques, monétaires, environnementales ou de défense de l’Union, toutes choses qui relèvent du quotidien de la politique et non de la définition d’un espace politique commun. Dire que le traité « constitutionalise » les politiques libérales est littéralement faux, mais il incontestable qu’il les sanctuarise en leur donnant une aura fondamentale et qu’il en rend leur révision plus difficile.
Deuxième élément d’appréciation : les fameuses avancées en matière de fonctionnement démocratique, de droits, et de politique sociale. Pour la totalité d’entre elles, un examen sérieux du texte au même bilan. Elles existent, mais elles sont minimales et soumises à des conditions si restrictives que cela grève très sérieusement la possibilité qu’elles aient un impact. Quelques exemples pour s’en convaincre. Prenons, cette nouvelle co-décision entre le Parlement et le Conseil Européen et l’extension des compétences du premier au budget , à l’immigration, à la lutte contre la criminalité. Renforcer les pouvoirs du Parlement est pour tous ceux qui se situent dans une perspective européenne une bonne chose. Après tout c’est le Parlement de Strasbourg qui a bloqué ou réussi à amender nombre de propositions de la commission. A commencer par de nombreux textes d’intérêt écologique, qu’il s’agisse des directives sur les biotechnologies, la brevetabilité du vivant ou la commercialisation des OGM. Pour autant, le TCE est loin de faire du Parlement un « législateur » représentant de la volonté populaire. Son pouvoir reste un pouvoir négatif. L’initiative en matière de préparation et de rédaction des lois reste à la Commission. Cette dernière pas responsable devant les députés mais devant le Conseil Européen qui en choisit le Président, lequel est seulement approuvé (désormais on dit élu mais la mécanique est la même) par l’assemblée de Strasbourg. Plus significatif encore, le reste des modifications institutionnelles consacre une vision de l’Union comme champ de négociations inter-étatiques plutôt que comme communauté politique. D’une part, les chefs de gouvernements ont obtenu « leur » pour contre-balancer le pouvoir du Président de la commission. D’autre part, le pouvoir de contrôle des Parlements nationaux sur les décisions européennes a été renforcé. On peut y voir un mieux en matière de démocratie, mais c’est aussi un indice de renationalisation. Dernière avancée : la pétition citoyenne. Une initiative soutenue par un million de citoyennes provenant d’un « nombre suffisant » de pays pourra inviter la Commission à se saisir d’une question et à faire une proposition. Ce signe positif en direction de la société civile est typique de la logique d’autolimitation dominant le traité. La seule obligation pour la Commission est de parler du problème, pour le reste charbonnier reste maître chez soi.
La partie la plus positive du TCE est sans aucun doute la Charte des droits fondamentaux. Celle-ci reprend l’énoncé des libertés classiques (de penser, de circuler...) mais elle mentionne aussi des droits sociaux (droit de grève, droit d’accès aux prestations de sécurité sociale - sic, droit de travailler - re-sic) et des droits chers aux Verts (droit à un environnement sain, au développement durable). Le diable gît là aussi dans les détails et dans les modalités de mise en œuvre. En l’état du droit européen, la Charte n’est opposable aux lois existantes que si celles-ci relèvent des compétences exclusives de l’Union. Plus, pour que les choses soient claires, les conventionnels ont précisé que ces droits ne peuvent entrer en contradiction avec règles régissant les politiques communes, donc aux priorités économiques comme le respect de la libre concurrence. Et pour plus de sûreté, la CIG a encore renforcé les contraintes, ajoutant en annexe au traité un ensemble d’explications destinées à guider les juges dans leur interprétation des principes de la Charte. Toutes ces explications vont dans le même sens : elles limitent les risques de conflit avec les législations nationales, avec les droits à produire et commercer. La façon dont la Charte est ainsi rongée de l’intérieur renvoie à cette harmonisation « par en bas » qui prévaut dans tous les domaines sauf l’union économique et monétaire.
D’où l’importance cruciale de ce dernier critère d’évaluation qu’est la balance entre régulation par les marchés et politique sociale. Point n’est besoin de revenir sur ces articles de la partie III qui ont fait couler beaucoup d’encre et qui reformulent les objectifs de politique monétaire (prix stables, finances publiques saines) ou la priorité à l’organisation « d’un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée ». De ce côté, le bilan est clairement négatif. La question des services publics est plus révélatrice des pseudo-avancées. La nouveauté introduite par le traité est que l’UE pourra légiférer pour définir les principes généraux réglant la fourniture des services d’intérêt général ; avec la possibilité pour les Etats de fournir eux-mêmes, de faire exécuter et de financer ces services. Cette disposition n’exprime rien d’autre que le droit à l’existence de « services publics ». On ne peut aller contre cette reconnaissance. Pourtant, que l’on en soit venu à considérer cela comme une victoire de la gauche, un progrès de la politique européenne en dit long sur la nature de cette dernière, sur les craintes qu’elle suscite. Seule exception à ce désert social, la « clause horizontale » introduite à l’initiative de la Belgique. Celle-ci indique que « l’Union prend en compte les exigences liées à la promotion d’un niveau d’emploi élevé, à la garantie d’une protection sociale adéquate, à la lutte contre l’exclusion sociale ainsi qu’à un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine ». L’usage qui en sera fait dépend totalement des rapports de force politiques et institutionnels. Aujourd’hui, on peut seulement estimer que ce paquet composite d’objectifs marginalisés par le reste du texte a le mérite d’exister.
Cette faillite du TCE à prendre en compte d’autres objectifs de politique économique et sociale que la liberté des marchés nous renvoie à des questions plus fondamentales sur la nature construction européenne et les logiques qui la dominent. Les partisans du oui mettent sans cesse en avant les bénéfices issus de l’existence de l’Union. Les législations communautaires ont aidé à lutter contre certains effets de la mondialisation, par exemple en matière de production agricole. Point d’importance pour les Verts français, l’Union a constitué un espace politique pour faire pression sur un Etat particulièrement réticent à faire avancer la protection de l’environnement, l’égalité hommes-femmes ou la lutte contre les discriminations. Mais l’Europe de Maastricht et de Rome est loin, très loin de celle que nous appelons de nos voeux. Cette Europe est une alliance entre Etats qui a pour objectif premier la libre concurrence, la compétitivité et la circulation sans entraves des biens, des capitaux et de la force de travail. Ce que montre remarquablement les discussions qui conduit au TCE est à quel point la construction européenne s’est alignée sur le modèle que les Britanniques ont toujours défendu lequel combine des Etats-nations forts et un espace d’échanges et de compétition qui n’a rien d’un espace politique. Jusque dans les années quatre-vingt, il n’était pas dit que cette logique dominerait. C’est désormais le cas. Le tournant a été pris dans les années quatre-vingt-dix avec l’échec de la commission Delors à initier quelque forme de construction politique et sociale que ce soit.
Trois indices majeurs témoignent de cette « britannisation ». Premièrement, au-delà de la symbolique positive de la « monnaie unique » les effets de Maastricht sont sans ambiguïtés. La BCE est un outil extrêmement efficace contre toute forme de politique budgétaire et de relance. Elle a été mise en place pour soustraire la monnaie des influences politiques « néfastes » et pour garantir un taux d’inflation minima. Cette institutionnalisation sans contre-poids du monétarisme est sans équivalent à l’échelle international. Deuxième exemple : l’agenda de Lisbonne adopté en 2000. Théoriquement celui-ci vise à la fois compétitivité, plein emploi et cohésion sociale. En pratique, les gestionnaires européens considèrent que ces objectifs ne pourront être acquis que si l’on débarrasse le marché du travail des « rigidités excessives » (parmi lesquelles il faut compter le rôle des syndicats, des conventions collectives contraignantes, des charges sociales disproportionnées, etc) qui entravent son fonctionnement. Cette conception du contrat salarial conduit immanquablement à vouloir toujours plus de flexibilité, à renforcer les mécanismes d’accroissement des inégalités et de redistribution de la richesse au profit des entreprises et des détenteurs de capital qui ont fait des ravages au niveau national. Troisième indice, l’élargissement de l’Union aux anciens pays de l’Est. Celui-ci était un enjeu majeur. Il pouvait être l’occasion d’un nouveau contrat européen. Il a été conduit avec pour objectif l’ouverture la plus rapide possible des marchés et au moindre coût. En conséquence, alors que les besoins sont qualitativement supérieurs à ceux de l’Espagne ou du Portugal au moment de leur entrée, les nouveaux membres recevront (que ce soit en aides agricoles ou en fonds structurels) infiniment moins de moyens que leurs prédécesseurs. Ce qui se profile est ainsi le maintien, à l’Est de l’Union, d’une zone de travail industriel et agricole à moindre coût, complément idéal pour faire pression sur les salariés privilégiés de la « société de la connaissance ». Rien de mieux pour créer les conditions d’un raidissement et renforcer, dans des pays marqués par l’expérience soviétique, la conjonction entre le tout marché et la défense de la nation.
Nombre des avocats du oui admettent que cette logique n’est pas la bonne tout en estimant que le TCE est un moindre mal en l’absence de forces suffisantes pour imposer plus de social, plus d’égalité, plus de protection de l’environnement. Tactiquement, une victoire du non ne ferait qu’aggraver les choses, notamment parce qu’il faudra en revenir à l’application du traité de Nice. Y a-t-il une sortie positive de la crise ouverte par une absence de ratification ? Répondre oui, est un pari politique. Deux éléments contribuent à le rendre crédible.
Le premier est qu’il faut sortir du discours de l’apocalypse. Nice est un moins bon compromis institutionnel que le TCE, mais à peine. La principale différence, les pondérations de voix au sein du Conseil Européen, est une question secondaire, totalement dépendante des conjonctures politiques. Aujourd’hui la gauche peut se réjouir que l’Espagne est presque autant de voix que la France mais c’était faux il y a un an. Pire, sur certains points, par exemple les possibilités de coopérations renforcées entre certains Etats sur des terrains comme la défense ou la politique sociale, le TCE aggrave la situation. Surtout, la critique de Nice étant désormais unanime, y compris du côté de ses promoteurs. Celui-ci ne durera pas.
L’enjeu n’est donc pas de tout faire pour éviter Nice mais de savoir comment relancer et changer la dynamique européenne. De ce point de vue, on peut admettre qu’un non français est le seul à pouvoir rouvrir le jeu. Un « non » tchèque ou polonais aura pour conséquence un nouveau vote. Un non britannique sera neutralisé par des clauses d’opting out. Un non français ne relève pas des mêmes recettes. On rediscutera donc mais seulement après fa fin de toutes les procédures de ratification, donc pas avant 2007. Deux configurations sont envisageables. Une renégociation à minima, la plus probable, pourrait aboutir à un compromis où l’on retire de la partie III tout ce qui sanctionne les politiques monétaires et libre-échangistes pour en revenir à une écriture constitutionnelle plus stricte. Une renégociation plus profonde visant à améliorer les dispositions sur le rôle du Parlement ou les politiques économique, sociale et environnementale d’autres équilibres inter-gouvernementaux lesquels dépendent des élections françaises, italiennes, britanniques, etc. Cette option est la moins probable, mais elle n’est pas impossible. Beaucoup tiendra aussi à la façon dont les partis de gauche, les syndicats et les ONG pèseront pour une autre Europe. Une chose sur laquelle des écologistes européens devraient donc s’entendre est qu’il faut préparer une relance de l’Europe. Si le TCE est repoussé, il faudra rapidement prendre l’initiative pour obtenir une renégociation substantielle ET pour contrer les lectures nationalistes du résultat. A l’inverse si le TCE est adopté, il faudra bien prendre en compte les déficits de légitimité, de démocratie, de politique écologique et sociale que manifeste la poussée du non.
Au final, ce qui se joue dans le débat sur le TCE est bien sûr la pérennité du cours actuel de la construction européenne. Mais c’est aussi le sort des partis Verts, leur capacité à éviter ce qui est arrivé aux Grünen. C’est-à-dire la transformation en organisation porteuse d’une écologie de bobos, en osmose avec les orientations de l’UE en matière de limitation des pollutions, de libertés individuelles ou de droits de l’homme, mais en rupture avec les aspirations des couches populaires.
Jean-Paul Gaudillière