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Écologie et coûts de production capitalistes : huis clos

janvier 2003, par Immanuel Wallerstein

Économiste, sociologue et historien américain, Immanuel Wallerstein développe une réflexion sur le "capitalisme" compris comme système historique, structuré d’emblée au niveau mondial, liant indissociablement aspects économiques, politiques, idéologiques et culturels (d’où l’emploi d’expressions plus précises comme celles de "capitalisme historique", "économie-monde" ou "système-monde capitaliste"). Dans cette conférence datant de 1997 et inédite en français, il se penche sur la signification de la question écologique par rapport à l’histoire et à l’évolution actuelle de l’économie-monde capitaliste, notamment la manière dont elle s’articule avec la question du salariat et celle des rapports Nord/Sud. Il souligne combien cette question, contrairement à nombre de discours entendus à l’occasion du sommet de Johannesburg, s’avère insoluble dans le cadre du système-monde actuel.

Aujourd’hui, quasiment tout le monde s’accorde à dire que l’environnement naturel dans lequel nous vivons s’est sérieusement dégradé en comparaison avec ce qu’il en était il y a 30 ans, a fortiori il y a 100 ans, et sans parler d’il y a 500 ans. Et ceci en dépit du fait que nous avons connu dans le même temps une innovation technologique ininterrompue et une expansion continue du savoir scientifique, dont on aurait pu s’attendre qu’ils nous mènent au résultat opposé. En conséquence, aujourd’hui, contrairement à ce qu’il en était il y a 30, 100 ou 500 ans, l’écologie est devenue un enjeu politique sérieux dans de nombreux endroits du monde. Il existe même des mouvements politiques assez importants organisés autour du thème central de la défense de l’environnement contre la poursuite de cette dégradation et, dans la mesure du possible, pour en inverser la tendance.

Bien sûr, quand il s’agit d’apprécier le degré de gravité de la situation actuelle, les avis diffèrent, depuis ceux qui jugent la fin du monde imminente jusqu’à ceux qui considèrent que le problème se trouvera résolu à court terme par des moyens techniques. Je crois que la plupart des gens ont une position intermédiaire entre ces deux extrêmes. Je n’ai pas qualité pour discuter cette question d’un point de vue scientifique.
Prenant cette position intermédiaire comme la plus plausible, je vais m’engager dans une analyse de la signification de la question écologique dans l’économie politique du système-monde [1].

La vie entière de l’univers est bien sûr faite de changements incessants, et la simple constatation que les choses ne sont plus comme elles étaient auparavant est si banale qu’elle ne mérite pas que l’on s’y arrête. De plus, au sein de cette constante turbulence, il y a des formes de renouvellement structurel que nous appelons la vie. Dans les phénomènes vivants ou organiques, les existences individuelles ont un commencement et une fin, mais la procréation qui intervient au cours de ce processus fait que l’espèce tend à se perpétuer. Mais ce renouvellement cyclique n’est jamais parfait, et l’écologie globale n’est donc jamais statique. D’autre part, tous les êtres vivants ingèrent d’une manière ou d’une autre des produits qui leur sont extérieurs, parmi lesquels le plus souvent d’autres êtres vivants, et les ratios prédateur/proie ne sont jamais parfaits, de telle sorte que le milieu biologique est en constante évolution.

En outre, les substances toxiques sont également des phénomènes naturels, et elles jouaient déjà un rôle dans les équilibres écologiques bien avant que les humains ne fassent leur apparition. Certes, nous sommes aujourd’hui tellement plus savants en matière de chimie et de biologie que nos ancêtres que nous sommes peut-être plus sensibles à la présence de toxines dans notre environnement ; encore que peut-être pas : nous apprenons aussi ces temps-ci combien le savoir sur les toxines et les antitoxines de ces peuples sans écriture était sophistiqué. Toutes ces choses, nous les apprenons dans nos écoles primaires et secondaires, et de la simple observation de la vie quotidienne. Pourtant, nous avons souvent tendance à négliger ces évidences lorsque nous discutons les implications politiques des enjeux écologiques.

La seule raison qui puisse faire qu’il vaille la peine de discuter ces enjeux est que nous jugions que quelque chose de spécial ou de nouveau est apparu ces dernières années, un niveau de danger accru, et qu’en même temps nous pensions qu’il est possible de faire quelque chose contre ce danger accru. Le plaidoyer généralement développé par les verts et les autres mouvements écologistes intègre précisément ces deux aspects : niveau de danger accru (par exemple le trou dans la couche d’ozone, l’effet de serre ou la fusion nucléaire) ; et solutions potentielles.

Comme je l’ai dit, je suis disposé à partir de l’hypothèse qu’il y a raisonnablement lieu de penser que nous sommes face à un danger accru, qui requiert une réaction urgente. Cependant, afin de réagir à ce danger avec intelligence, nous devons nous poser deux questions : pour qui y a-t-il danger ? et qu’est-ce qui explique ce niveau accru de danger ?
La question de savoir pour qui il y a danger se redouble à son tour : pour qui parmi les êtres humains ; et pour qui parmi les êtres vivants.
Le premier terme soulève le problème de la comparaison des attitudes du Nord et du Sud à l’égard des questions écologiques ; le second soulève celui de l’écologie profonde (deep ecology). En fait, les deux renvoient à la nature de la civilisation capitaliste et au fonctionnement de l’économie-monde capitaliste, ce qui signifie qu’avant de répondre à la question de savoir "pour qui", nous ferions mieux d’analyser les sources de ce danger accru.

L’histoire commence avec deux caractéristiques élémentaires du capitalisme historique. La première est bien connue : le capitalisme est un système qui a un besoin impératif d’expansion - aussi bien en termes de production totale qu’en termes géographiques - pour satisfaire à son objectif principal, l’accumulation incessante du capital. La seconde caractéristique est plus rarement abordée. Un élément essentiel de l’accumulation du capital est que les capitalistes, et en particulier les grands capitalistes, ne paient pas leurs notes. C’est ce que j’appelle le "sale petit secret" du capitalisme.

Arrêtons-nous sur ces deux points. Le premier, l’expansion continue de l’économie-monde capitaliste, est admis par tous. Ses défenseurs la vantent comme l’une de ses grandes vertus. Les personnes sensibles aux problèmes écologiques y voient l’un de ses grands vices, et remettent en cause en particulier l’un des soubassements idéologiques de cette expansion, l’affirmation du droit (sinon du devoir) des êtres humains à "conquérir la nature". Certes, ni l’expansion ni la conquête de la nature n’étaient choses inconnues avant l’irruption de l’économie-monde capitaliste au XVIe siècle. Mais, tout comme nombre d’autres phénomènes sociaux déjà repérables avant cette irruption, ni l’une ni l’autre n’était élevé au rang de priorité existentielle dans les systèmes historiques précédents. La nouveauté du capitalisme historique a été de mettre ces deux thèmes - l’expansion concrète et sa justification idéologique - sur le devant de la scène, de telle sorte que les capitalistes furent à même de passer outre les objections sociales à ce terrible duo. Voilà la vraie différence entre le capitalisme historique et les systèmes historiques antérieurs. Toutes les valeurs de la civilisation capitaliste sont millénaires, mais les valeurs inverses le sont tout autant. Ce que nous désignons par capitalisme historique est un système dans lequel les institutions qui furent construites ont rendu possible que les valeurs capitalistes se voient accorder la priorité, de telle sorte que l’économie-monde fut mise sur le chemin de la marchandisation généralisée, sans autre but que l’accumulation incessante du capital pour elle-même.

Bien sûr, les effets de cette expansion ne se sont pas fait ressentir en un jour, ni même en un siècle. Ces effets ont été cumulatifs. Il faut du temps pour couper des arbres. Les arbres de l’Irlande ont tous été abattus au XVIIe siècle. Mais il y avait d’autres arbres ailleurs.
Aujourd’hui, la forêt vierge amazonienne est considérée comme l’ultime lieu où s’exerce cette expansion, et cela semble aller vite. Il faut du temps pour répandre des toxines dans les rivières et dans l’atmosphère.
Il n’y a que cinquante ans, smog [2] était un mot récent, inventé pour décrire les conditions très spécifiques que connaissait Los Angeles. Il s’agissait de décrire la vie dans un lieu qui affichait une cruelle indifférence à la qualité de la vie et à la grande culture. Aujourd’hui, le smog est partout ; il infeste Athènes et Paris. Et l’économie-monde capitaliste poursuit son expansion en toute inconscience. Même dans cette phase-B ou descendante au sens des cycles de Kondratiev [3], on parle de taux de croissance remarquables en Asie de l’Est et du Sud-Est.
A quoi devons-nous nous attendre lors de la prochaine phase ascendante ?

D’autre part, la démocratisation du monde - et il y a eu démocratisation- a fait que cette expansion reste incroyablement populaire dans la plupart des régions de la planète. De fait, elle est probablement plus populaire que jamais. Les gens sont plus nombreux à revendiquer leurs droits, parmi lesquels - et de manière assez centrale - leurs droits à une part du gâteau. Mais une part du gâteau pour un large pourcentage de la population mondiale signifie plus de production, sans parler du fait que la taille absolue de la population mondiale est également encore en expansion. Donc ce ne sont pas seulement les capitalistes, mais aussi les gens ordinaires qui le souhaitent. Cela n’empêche pas la plupart de ces mêmes personnes de vouloir aussi que la dégradation de l’environnement mondial se ralentisse. Cela montre simplement que nous touchons là à une contradiction supplémentaire du système historique. C’est-à-dire que beaucoup de gens souhaitent bénéficier à la fois de plus d’arbres et de plus de biens matériels pour eux-mêmes et que, dans l’esprit de nombre d’entre eux, ces deux revendications sont tout bonnement sans relation entre elles.

Du point de vue des capitalistes, on le sait, tout le sens de l’augmentation de la production est de faire des profits. Selon une distinction qui ne me semble pas dépassée, loin de là, ceci implique une production pour l’échange, et non une production pour l’usage. Les profits réalisés sur une opération particulière sont la marge entre le prix de vente et les coûts totaux de production, c’est-à-dire le coût de tout ce qu’il faut pour amener un produit à sa phase de commercialisation. Bien sûr, en réalité, les profits réels de la totalité des opérations réalisées par un capitaliste sont également fonction de la quantité totale de ventes. C’est-à-dire que le "marché" contraint le prix de vente en ce que, à un certain point, le prix devient si élevé que les profits totaux réalisés sur les ventes sont moindres que si le prix de vente était plus bas.

Mais qu’est-ce qui exerce une contrainte sur les coûts totaux ? Le prix du travail, ce qui inclut bien sûr le prix de tout le travail investi dans les différents facteurs de production, joue un grand rôle ici. Le prix du travail sur le marché n’est pas seulement, pourtant, le résultat de la relation entre l’offre et la demande de travail, mais découle également du pouvoir de négociation du travail. C’est là un sujet compliqué, la force de ce pouvoir de négociation dépendant de nombreux facteurs. Ce que l’on peut dire est que, au cours de l’histoire de l’économie-monde capitaliste, la tendance séculaire a été à un renforcement de ce pouvoir de négociation, par-delà les hauts et les bas de ses rythmes cycliques. Aujourd’hui, cette force est sur le point de passer à une nouvelle étape à mesure que nous entrons dans le XXIe siècle, en raison de la déruralisation du monde.

La déruralisation est cruciale pour le prix du travail. Les armées de réserve du travail sont différemment loties au regard de leur pouvoir de négociation. Le groupe le plus faible a toujours été celui des ruraux arrivant dans les zones urbaines pour s’engager pour la première fois dans le salariat. Généralement, pour ces personnes, le salaire urbain, même extrêmement modeste comparé aux standards mondiaux ou même locaux, représente un avantage économique par rapport au fait de rester dans les zones rurales. Il faut probablement vingt ou trente ans pour que ces personnes changent de cadre de référence économique et prennent pleinement conscience de leur pouvoir potentiel sur le lieu de travail urbain, de sorte qu’elles commencent à s’engager dans une action de type syndical pour rechercher un salaire plus élevé. Les résidents de longue durée dans les zones urbaines, même sans emploi dans l’économie formelle et vivant dans des conditions effroyables de logement, réclament généralement des salaires plus élevés avant d’accepter un emploi salarié. Ceci est dû au fait qu’ils ont appris dans le centre urbain à obtenir, de sources alternatives, un niveau minimal de revenu supérieur à celui qui est offert aux migrants récemment arrivés des zones rurales.

Ainsi, même s’il existe encore une énorme armée de réserve du travail dans tout le système-monde, que le système se déruralise rapidement signifie que le prix moyen du travail dans le monde augmente de manière continue. Ce qui signifie en retour que le taux moyen de profit doit nécessairement diminuer au cours du temps. Cette pression sur les taux de profit rend d’autant plus importante la réduction des coûts autres que ceux liés au travail. Mais bien sûr, tous les facteurs de production souffrent pareillement de l’augmentation du coût du travail. Quand bien même des innovations techniques continueraient à réduire les coûts de certains de ces facteurs, et les gouvernements continueraient à instituer et défendre des positions de monopole pour les entreprises, leur permettant des prix de vente plus élevés, il resterait malgré tout absolument crucial pour les capitalistes de continuer à faire supporter une part importante de leurs coûts par quelqu’un d’autre.

Ce quelqu’un d’autre est bien sûr soit l’Etat soit, si ce n’est pas directement l’Etat, la "société". Etudions les modalités de cet arrangement, et la manière dont les notes se paient. L’arrangement selon lequel c’est l’Etat qui paie les coûts peut être réalisé de deux manières. Les gouvernements peuvent accepter formellement de jouer ce rôle, à travers une forme quelconque de subvention. Mais les subventions sont de plus en plus visibles et de plus en plus impopulaires. Elles suscitent des protestations véhémentes de la part des entreprises concurrentes, et des protestations similaires de la part des contribuables. Les subventions posent des problèmes politiques. Il existe un autre moyen, plus important et moins délicat politiquement pour les gouvernements, parce que tout ce qu’il requiert est l’inaction. A travers l’histoire du capitalisme historique, les gouvernements ont permis aux entreprises de ne pas internaliser nombre de leurs coûts rien qu’en ne leur demandant pas de le faire. Ils le font pour une part en garantissant les infrastructures, et pour une autre part, probablement plus significative, en n’insistant pas pour qu’une opération de production inclue les coûts de réhabilitation de l’environnement nécessaires pour que celui-ci soit "préservé".

Ces opérations de préservation de l’environnement peuvent être de deux types. Le premier consiste à effacer les effets négatifs d’un processus de production (par exemple lutter contre les toxines chimiques dégagées par la production ou traiter les déchets non biodégradables). Le second consiste à investir dans le renouvellement des ressources naturelles utilisées (par exemple replanter des arbres). Là encore, les mouvements écologistes ont avancé une large gamme de propositions spécifiques pour répondre à ces problèmes. En général, ils se heurtent à une résistance considérable de la part des entreprises potentiellement concernées par de telles propositions, au motif que ces mesures sont bien trop coûteuses, et auraient donc pour conséquence de restreindre la production.

A vrai dire, ces entreprises ont tout à fait raison. Ces mesures sont en effet trop coûteuses, de quelque manière qu’on prenne les choses, dès lors que l’on considère que tout le problème est de maintenir le taux moyen de profit actuel au niveau mondial. Et elles le sont de loin. Etant donné la déruralisation du monde et son effet déjà sérieux sur l’accumulation du capital, l’adoption de mesures écologiques significatives, mises en œuvre sérieusement, pourrait bien s’avérer le coup de grâce porté à la viabilité de l’économie-monde capitaliste. Donc, et quelle que soit la posture d’entreprises individuelles sur ces questions quand il s’agit de relations publiques, nous pouvons nous attendre à ce que les capitalistes en général traînent irrémédiablement les pieds. En fait, trois options s’offrent à nous. Premièrement, les gouvernements peuvent insister pour que les entreprises internalisent tous leurs coûts, et nous serions alors confrontés à une baisse immédiate et sévère des profits. Deuxièmement, les gouvernements peuvent payer eux-mêmes la note des mesures écologiques (dépollution et restauration plus prévention), en utilisant à cette fin les impôts. Mais si l’on augmente les impôts, soit l’on augmente la taxation des entreprises, ce qui entraînerait une même baisse des profits, soit l’on fait supporter ces impôts à tous les autres, ce qui entraînerait probablement une grave révolte sociale. Ou, troisièmement, on ne peut virtuellement rien faire, ce qui nous entraînera vers l’une des diverses catastrophes environnementales que nous annoncent les mouvements écologistes. Jusqu’à présent, c’est la troisième option qui a prévalu. Dans tous les cas, et c’est pourquoi je parle de "huis clos", il n’est pas de porte de sortie dans le cadre du système historique actuel.

Bien sûr, si les gouvernements refusent la première option consistant à requérir l’internalisation des coûts, ils peuvent essayer de gagner du temps. C’est de fait ce que beaucoup d’entre eux ont fait. L’une des manières de gagner du temps est d’essayer de déplacer le problème de ceux qui sont politiquement forts vers ceux qui sont politiquement plus faibles, c’est-à-dire du Nord vers le Sud. Ce qui peut être fait de deux manières. La première est de se décharger de ses déchets sur le Sud. Même si cela fait gagner un peu de temps au Nord, cela n’aura aucune conséquence sur les effets cumulés au niveau global. La seconde est d’essayer d’imposer au Sud un ajournement de son "développement" en lui demandant d’accepter des contraintes sévères sur sa production industrielle ou de mettre en œuvre des formes écologiquement plus propres, mais aussi plus coûteuses, de production. Cela soulève immédiatement la question de savoir qui paiera le prix de ces contraintes globales et si, de toutes façons, ces restrictions partielles peuvent marcher. Si la Chine acceptait, par exemple, de réduire sa consommation d’énergie fossile, quelles en seraient les conséquences sur les perspectives d’expansion de la Chine en tant que partie du marché mondial, et donc sur les perspectives d’accumulation du capital ? Nous en revenons toujours au même problème.

A vrai dire, il vaut probablement bien mieux que les transferts de déchets (dumping) vers le Sud ne constituent pas en fait une réelle solution de long terme à ces dilemmes. On pourrait dire que ce type de transferts a toujours fait partie de l’histoire au cours des 500 dernières années. Mais l’expansion de l’économie-monde a été si importante, et le niveau de dégradation en conséquence si sérieux, que nous n’avons plus assez de marge de manœuvre pour arranger le problème de manière significative en l’exportant à la périphérie. Nous sommes donc forcés d’en revenir aux fondamentaux. C’est avant tout une question d’économie politique, et par conséquent une question de choix politique et moral.

Les dilemmes environnementaux auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui sont un résultat direct de ce que nous vivons dans une économie-monde capitaliste. Même si tous les systèmes historiques antérieurs ont transformé les écosystèmes, et même pour certains détruit la possibilité de maintenir dans certaines régions un équilibre viable qui aurait assuré la survie de systèmes historiques existant localement, seul le capitalisme historique, du fait qu’il a été le premier de ces systèmes à englober la planète et qu’il a entraîné une expansion de la production (et de la population) à un niveau autrefois inimaginable, a remis en cause la viabilité même de l’existence future de l’humanité. Et ceci essentiellement parce que les capitalistes ont réussi à rendre inefficiente la capacité des autres forces à mettre des entraves à leur activité au nom d’autres valeurs que celle de l’accumulation incessante capital. C’est précisément Prométhée déchaîné qui a été le problème.

Mais Prométhée déchaîné n’est pas inhérent à la société humaine. Cette absence d’entraves, dont les thuriféraires du système actuel sont si fiers, fut elle-même un résultat difficile à obtenir, et ses avantages à moyen terme sont maintenant débordés par ses désavantages à long terme. L’économie politique de la situation actuelle est que le capitalisme est en fait en crise précisément parce qu’il ne peut pas trouver de solutions raisonnables à ses dilemmes, dont le principal, sinon le seul, est son incapacité à contenir la destruction écologique.

De cette analyse, je tire plusieurs conclusions. La première est que toute tentative de réforme par la législation est limitée structurellement. Si la mesure du succès est le degré auquel une telle législation parviendra à diminuer la dégradation environnementale mondiale, disons dans les dix ou vingt années à venir, ma prédiction est que ce degré sera très faible. On peut en effet s’attendre à une opposition politique féroce, étant donné l’impact potentiel de cette législation sur l’accumulation du capital. Il ne s’ensuit pas, cependant, que les efforts pour établir une telle législation soient vains. Bien au contraire, probablement. La pression politique pour faire adopter une telle législation ne peut qu’aggraver les dilemmes du système capitaliste. Elle peut cristalliser les enjeux politiques réels, pourvu du moins que ces enjeux soient correctement posés.

L’argument de base des entrepreneurs est qu’il s’agit de choisir entre emplois et romantisme, ou entre les humains et la nature. La plupart des défenseurs de l’environnement sont tombés dans le piège en répondant de deux manières qui sont, de mon point de vue, également incorrectes. La première est de faire valoir qu’"un point à temps en épargne cent", c’est-à-dire de suggérer que, dans le cadre du système actuel, il serait formellement rationnel que les gouvernements déboursent telle somme maintenant afin de ne pas avoir plus tard à dépenser bien plus. C’est un argument qui a du sens dans le cadre d’un système donné. Mais je viens de montrer que, du point de vue des couches capitalistes, de tels "points à temps", s’ils sont suffisants pour enrayer les dommages, ne sont pas rationnels du tout, parce qu’ils menacent de manière fondamentale la possibilité de poursuivre l’accumulation du capital.

Il est un second argument, assez différent, mais que je trouve tout aussi inapproprié politiquement, qui consiste à mettre en exergue les vertus de la nature et les maux de la science. Cela se traduit en pratique par la défense de quelque espèce animale obscure dont personne n’avait jamais entendu parler, et qui ne provoque qu’indifférence chez la plupart des gens, ce qui tend à faire attribuer la responsabilité des destructions d’emploi à des classes moyennes intellectuelles urbaines un peu excentriques. On détache entièrement le problème de ses enjeux sous-jacents, qui sont et doivent rester deux. Le premier est que les capitalistes ne paient pas leurs notes. Et le second est que l’accumulation incessante du capital est un objectif matériellement irrationnel, et qu’il existe une alternative de base : comparer le poids respectif des différents bénéfices (y compris ceux de la production) en termes de rationalité collective matérielle.

Il y a eu une tendance malheureuse à faire de la science et de la technologie les ennemis, alors qu’en fait c’est le capitalisme qui est à la racine des problèmes. Certes, le capitalisme a utilisé les splendeurs d’un progrès technologique indéfini comme l’une de ses justifications. Et il a fait d’une certaine version de la science - une science newtonienne, déterministe - son étendard culturel, ce qui autorisait l’argument politique que les humains pouvaient en effet "conquérir" la nature, devaient effectivement le faire, et qu’ainsi tous les effets négatifs de l’expansion économique finiraient par être contrecarrés par l’inévitable progrès de la science.

Nous savons aujourd’hui que le champ d’application de cette vision et de cette version de la science ne saurait être que limité. Cette version de la science est aujourd’hui fondamentalement remise en cause du sein même de la communauté des sciences naturelles, par le groupe maintenant très large des scientifiques qui travaillent sur ce qu’ils appellent les "sciences de la complexité" (complexity studies). Les sciences de la complexité sont très différentes de la science newtonienne sous plusieurs aspects importants : le rejet de la possibilité intrinsèque de prédictibilité ; la normalité de systèmes s’éloignant de l’équilibre, avec leurs inévitables bifurcations ; la centralité de la flèche du temps. Mais ce qui est sans doute le plus déterminant pour notre présente discussion est l’accent mis sur la créativité auto-constituante des processus naturels, et l’impossibilité de distinguer de manière décisive entre ce qui relève de l’humain et ce qui relève de la nature, avec l’affirmation conséquente que la science relève bien sûr intégralement de la culture. C’en est fini de l’activité intellectuelle sans racine, aspirant à une vérité éternelle sous-jacente. A sa place, nous avons la vision d’un monde de la réalité qui peut certes être découvert, mais dont le futur ne peut être découvert maintenant, parce que le futur est encore à créer. Le futur n’est pas inscrit dans le présent, même s’il est circonscrit par le passé.

Les implications politiques d’une telle vision de la science me semblent assez claires. Le présent est toujours une affaire de choix, mais comme l’a dit quelqu’un, même si nous faisons notre propre histoire, nous ne la faisons pas telle que nous l’avons choisie. Pourtant nous la faisons. Le présent est affaire de choix, mais la gamme des choix s’étend considérablement dans la période précédant immédiatement une bifurcation, lorsque le système est le plus éloigné de l’équilibre, parce qu’à ce point les petites causes ont de grands effets (par opposition aux moments de proche équilibre où les grandes causes ont de petits effets).

Revenons à la question écologique. J’ai replacé cette question dans le cadre de l’économie politique du système-monde. J’ai expliqué que la source des destructions écologiques était la nécessité pour les entrepreneurs d’externaliser leurs coûts, et donc le manque de stimulation à prendre des décisions favorables à l’environnement. J’ai également expliqué, cependant, que ce problème est plus sérieux que jamais en raison de la crise systémique dans laquelle nous sommes entrés. Car cette crise systémique a réduit de plusieurs manières les possibilités d’accumulation du capital, ne lui laissant comme principale béquille encore disponible que cette externalisation des coûts. Et, par conséquent, j’ai soutenu qu’il est encore moins probable aujourd’hui que cela ne l’était auparavant dans l’histoire de ce système d’obtenir l’assentiment sérieux des couches entrepreneuriales à des mesures destinées à combattre les dégradations écologiques.

Tout ceci peut être traduit assez directement dans le langage de la complexité. Nous sommes dans une période précédant immédiatement une bifurcation. Le système historique actuel est en fait dans sa crise terminale. La question pendante est de savoir ce qui va le remplacer. Voilà le débat politique central pour les prochaines 25 ou 50 années. La question de la dégradation écologique, mais bien sûr pas seulement cette question, est au cœur de ce débat. Je pense que ce que nous devons tous dire est que le débat porte sur la rationalité matérielle, et que nous luttons pour une solution ou un système qui soit matériellement rationnel.

Le concept de rationalité matérielle repose sur l’idée que, dans toutes les décisions sociales, il y a conflit entre différentes valeurs, de même qu’entre différents groupes, qui parlent souvent au nom de valeurs opposées. Il repose sur l’idée qu’aucun système ne pourra jamais réaliser pleinement tous ces ensembles de valeurs simultanément, quand bien même nous les trouverions tous méritoires. Être matériellement rationnel, c’est faire des choix qui débouchent sur un assortiment optimal. Mais que signifie optimal ? Pour une part, nous pourrions le définir en reprenant le vieux slogan de Jeremy Bentham, le plus grand bien pour le plus grand nombre. Le problème est que ce slogan, même s’il nous met sur le bon chemin (le résultat), reste approximatif.

Qui, par exemple, est ce plus grand nombre ? La question écologique nous rend très sensibles à ce problème. Car il est clair que lorsque nous parlons de dégradation écologique, nous ne pouvons limiter le problème à un seul pays. Nous ne pouvons pas même le limiter à la planète elle-même. Il y a aussi un aspect générationnel. Ce qui pourrait être le plus grand bien pour les générations présentes peut se révéler tout à fait contraire aux intérêts des générations futures. D’un autre côté, la génération présente a également ses droits. Nous sommes déjà en plein coeur de ce débat en ce qui concerne les personnes vivantes : quel pourcentage des dépenses sociales totales pour les enfants, les adultes actifs, les personnes âgées ? Si maintenant nous y ajoutons les personnes encore à naître, il ne sera pas facile du tout de parvenir à une allocation juste de ces dépenses.

Mais il s’agit là précisément du genre de système social alternatif que nous devons chercher à construire, un système qui débatte, pèse les différents enjeux et qui décide collectivement sur de tels enjeux fondamentaux. La production est importante. Nous avons besoin des arbres pour le bois et l’énergie, mais nous avons aussi besoin des arbres pour leur ombre et pour leur beauté esthétique. Tout comme nous avons besoin de continuer à disposer d’arbres dans l’avenir pour tous ces usages.
L’argument traditionnel des entrepreneurs est que de telles décisions sociales sont produites le mieux par le cumul des décisions individuelles, pour la raison qu’il n’y a pas de meilleur mécanisme pour parvenir à un jugement collectif. Quelque plausible que puisse être cette argumentation, elle ne saurait justifier une situation dans laquelle une personne prend une décision qui lui est profitable au prix d’imposer des coûts à d’autres, sans possibilité pour eux de faire valoir leurs points de vue, leurs préférences ou leurs intérêts dans cette décision. Mais c’est pourtant précisément ce que fait l’externalisation des coûts.

Huis clos ? Pas d’issue dans le cadre du système historique existant ?
Mais nous sommes en cours de sortie de ce système. La vraie question qui nous attend est de savoir pour aller où. C’est ici et maintenant que nous devons porter l’étendard de la rationalité matérielle, autour de lui que nous devons nous rallier. Nous devons être conscients, une fois que nous aurons accepté de suivre le chemin de la rationalité matérielle, que c’est un chemin long et ardu. Il implique non seulement un nouveau système social, mais aussi de nouvelles structures du savoir, qui ne sépareraient plus la science et la philosophie, et nous devrons en revenir à l’épistémologie singulière dans le cadre de laquelle s’opérait la recherche du savoir dans tous les systèmes précédant la création de l’économie-monde capitaliste. Si nous prenons ce chemin, à la fois dans les termes du système social dans lequel nous vivons et des structures de savoir que nous utilisons pour l’interpréter, nous devons être bien conscients que nous en sommes à un commencement, et pas du tout à une fin. Les commencements sont incertains, aventureux et difficiles, mais ils sont prometteurs, ce qui est la meilleure chose que nous puissions jamais attendre.


© Immanuel Wallerstein 1997. Discours inaugural prononcé lors du XXIe congrès annuel de PEWS (Political Economy of the World-System), "L’environnement global et le système-monde", Université de Californie, Santa Cruz, 3-5 avril 1997. Traduit par Olivier Petitjean


[1Pour une introduction aux concepts majeurs développés et utilisés ici par Immanuel Wallerstein, on peut se reporter à : I. Wallerstein, Le Capitalisme historique, Paris, La Découverte, coll. "Repères", 1985. (ndlt)

[2Le terme anglais "smog" est un amalgame de smoke (fumée) et fog (brouillard), qui désigne par extension tous les mélanges de polluants atmosphériques (gaz, particules, etc.) visibles à l’oeil nu qui envahissent les grandes villes. (ndlt)

[3L’économiste russe Kondratiev a laissé son nom aux cycles longs (30 à 50 ans) de croissance et de ralentissement de l’économie capitaliste, d’abord identifiés à partir du mouvement des prix, puis mis en relation avec d’autres facteurs : production, profits, commerce extérieur, innovation, etc. (ndlt)