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Les femmelettes et les autres

Identité des Verts dans l’imaginaire français

mardi 14 octobre 2008, par Noël Burch

Mauvais gestionnaires mais sensibles aux préoccupations du quotidien, politiquement faibles et peu dangereux mais sévères comme une maîtresse d’école dès qu’ils ont un embryon de pouvoir, les Verts, tels qu’il sont décrits dans le discours courant, ne seraient-ils pas les "femmes" du paysage politique français ? Et leur relatif échec en terres latines ne serait-il pas lié à notre culture indécrottablement patriarcale ? Noël Burch, qui a su faire se rejoindre études cinématographiques et gender studies, lance ici cette hypothèse…

À y regarder de près, les Verts – mon parti – sont les "femmes" de la politique française, c’est dire que l’on tend à nous doter de tous les attributs, positifs et négatifs, qui s’attachent à ce mot-image dans un pays qui peine davantage que d’autres à desserrer le carcan patriarcal. Quand je me hasarde à tester cette intuition auprès de mes camarades, je découvre à quoi ressemblent les "yeux vitreux". C’est que l’on n’a pas l’habitude en France d’analyser les phénomènes de société – les blocages idéologiques, par exemple – sous l’angle des rapports sociaux de sexe. On ne décèle pas habituellement dans les métaphorisations sexuées, implicites ou explicites, des sens sociaux importants. A en croire l’establishment des idées, cette façon de voir serait étrangère à un pays où les sexes se sont toujours entendus si bien, n’est-ce pas ?... ce notamment grâce à une tradition libertine que le monde entier nous envie… Penser le monde à travers la grille des rapports de pouvoir entre les sexes ne serait que la lubie de ces frustrées d’anglo-saxonnes…

Etc., etc.

Il faudrait de longues pages pour dresser l’inventaire de toutes les idées reçues qui font commodément obstacle à la pénétration en France (et surtout dans l’université française) de la production intellectuelle d’un vaste continent (au sens d’Althusser), défriché certes par des féministes à partir des années soixante mais qui a bouleversé l’agenda de l’ensemble des humanités, tout au moins dans les mondes anglophone et germanophone. En France, ce continent de savoir est encore plus méconnu que méprisé… parce qu’il dérange un ordre très ancien. S’il est un "repli français" (accusation que les déclinologues libéraux déversent sur la tête d’un peuple rétif aux recettes de leur clan) il est ici. Et si la présence d’une puissante pensée féministe irrigue une société à tous les niveaux – culturel, social, politique – son absence aujourd’hui l’appauvrit tout aussi sûrement. Pour en être convaincu au plan culturel, il suffit de comparer la vitalité des études sur le cinéma dans les pays anglophones des années 80-90 à la misère sclérosée des études comparables en français au même moment. Et quant à l’avenir de la planète et de l’humanité, je suis de ceux et celles qui croient que la pensée féministe de gauche, à base de solidarités et de combats contre l’oppression, offre le seul cadre de pensée susceptible à terme de faire pièce à l’idéologie "libérale", avec sa célébration cynique de la guerre de tous contre tous. Et de toute façon, le rôle des femmes sera de plus en plus décisif à mesure que les hommes se mêlent les pieds dans leurs chiffres chaque jour un peu mieux, ébranlant aujourd’hui semble-t-il jusqu’aux fondements de l’économie-monde.

Mais revenons à cette image des Verts. Pour un nombre de sondés qui dépasse aujourd’hui et de loin celui de leurs électeurs, les Verts constituent "le parti le plus sympathique" du paysage politique français. Or, cette empathie provient en premier lieu des traits positivement "féminins" qu’on assigne à ce parti, dans les médias et dans les têtes, et qui tiennent d’abord à leur préoccupation supposée exclusive avec la Nature, laquelle est féminisée dans toutes nos langues (Dame Nature, Mutter Natur, Mother Nature, etc.). Jusqu’où remonte cette croyance que les femmes sont les êtres humains les plus proches de l’ordre naturel (proximité dont les preuves seraient la procréation, l’allaitement, les menstrues…) ? Très loin dans la préhistoire, en tout cas… La modernité issue de la révolution industrielle sera régie en Occident, puis dans le monde entier, par le principe de la conquête virile par l’Homme d’une nature passive qui n’attendait que ce viol. Le parallèle est évident et ce n’est pas par hasard que la vague moderne du féminisme se déclenche au cours de la décennie qui a vu les premiers écrits écologistes modernes (René Dumont, etc.)

Or, de fait, les femmes (celles des villes, tout au moins !) "apprécient" la nature sans doute mieux que les hommes : "la femme a besoin de fleurs", écrit dans les années soixante un défenseur du maintien dans le centre ville du marché aux fleurs. Eh oui, ce n’est pas qu’un cliché sexiste. Les femmes sont plus nombreuses aussi à accepter nos tracts sur les marchés. Enfin, nous sommes le seul parti à se réclamer officiellement du féminisme, pratiquant la parité avec une exemplarité certaine – mais hélas sans que le potentiel conceptuel et stratégique des féminismes ait été assimilé par beaucoup de militantes, a fortiori de militants. Ce qui n’a rien d’étonnant dans un contexte médiatique, universitaire, où le mot "féministe" est redevenu une injure.

Je veux cependant m’intéresser ici d’abord à la perception sexuée de ce parti dans les médias, chez les sympathisants et les opposants – et donc l’une des causes de son actuel déclin électoral face à un parti "socialiste" dont la virile ambition hégémonique comme "gestionnaire responsable" du système en place masque de plus en plus mal le ramollissement de sa pensée et son abandon de l’éthique traditionnelle dans la gauche française.

L’opinion générale, sous l’influence des médias mais aussi des tenants, dans et hors des Verts, d’un environnementalisme fétichisé, associe les Verts avec certaines préoccupations bien définies à l’exclusion de toute autre : protection de la santé publique par la promotion de l’agriculture biologique et le combat contre les manigances des trusts pétrochimiques, assainissement de l’environnement immédiat par la gestion/réduction des déchets, et plus généralement la protection des animaux et de la nature, de l’enfance, des handicapés… Or, toutes ces activités sont spécialement associées aux fonctions maternelles et aux autres rôles des femmes dans la famille nucléaire et la société patriarcale, ceux d’infirmière ou d’assistante sociale, elles correspondent aux responsabilités qui furent longtemps les seules que les hommes politiques daignaient leur confier à un haut niveau, et ce dans tous les pays…

Or, à gauche comme à droite, que reproche-t-on aux Verts de l’après-Waechter, de l’après ni-ni ? Mais de vouloir déborder cet aimable domaine que l’on associe souvent aux "médecines douces" et que jusqu’à récemment on leur abandonnait d’autant plus volontiers que l’on le tenait pour dérisoire. De se mêler par exemple de la fracture sociale et ses causes. De condamner la politique néo-libérale. Sur le même axe "masculin-féminin", on leur reproche aussi, quand ils conquièrent quelques miettes de pouvoir, de n’être plus si doux que ça : dirigistes, dogmatiques, autoritaires – des "ayatollahs" de l’environnement, en somme, épithète spécialement chargée de nos jours. Cantonner les Verts dans leurs anodines préoccupations "domestiques", se plaindre de leurs "abus" du pouvoir quand par exceptionnel ils en détiennent et l’exercent avec vigueur… Ça ne vous rappelle rien, mesdames ?

Mais là où les Verts dépassent les bornes, c’est lorsqu’ils prétendent sortir de leur domaine féminoïde pour se mêler de ce machin mâle par excellence qu’est l’Economie : tout ce qui est chiffres, tout ce qui relève de l’abstraction, de l’objectivité "scientifique", tout ce qui ne laisse aucune place au sentiment, voilà qui relève indiscutablement du principe masculin. L’Économie, c’est comme la guerre, elle ne peut qu’être sous la responsabilité des hommes qui incarnent, n’est-ce pas, la raison pure : hommes de finance, hommes d’affaires, hommes politiques, hommes de guerre – maris, pères, grands frères, bref les si bien nommés décideurs (qui a entendu parler de "décideuses" ?). Alors, quand certains élus et élues Verts contestent explicitement, en actes dans la mesure du possible, le modèle économique "libéral", dont ils et elles savent qu’il est par essence productiviste et générateur d’inégalités, voilà qui confirmerait l’incompétence "féminine" face à "l’irréductible réel".
On ne souligne pas suffisamment ce fait qu’au cours de la mandature écoulée, le conflit emblématique au sein de la majorité parisienne entre Verts et "socialistes" a porté, non sur des questions environnementales, de pollution, de circulation, mais sur le logement social. Si le groupe des Verts au conseil municipal s’est abstenu (une seule fois en sept ans !) lors de l’adoption du Plan local d’urbanisme, c’est parce que celui-ci prévoyait encore la construction de trop de bureaux et de pas assez de logements au vu de la demande sociale à Paris. En refusant de s’affronter aux puissances de l’argent sur cette question (en refusant notamment d’appliquer la loi sur la réquisition aux logements vides appartenant à des institutions) la majorité "socialiste", en dépit de sa rhétorique en faveur de la mixité sociale, a confirmé une fois de plus sa réticence à s’opposer frontalement aux intérêts du grand capital. Peut-on s’étonner dès lors que ce sage gestionnaire qu’est Bertrand Delanoë se réjouisse publiquement au soir du second tour d’avoir à peu de choses près chassé les Verts du conseil municipal ?

Les Verts parisiens, et spécialement celles et ceux de Paris centre (arrondissements 1 à 4), semblent parmi les plus résolus à ne pas se laisser cantonner dans cette "spécialité" voulue par la pensée dominante. Il y a plus d’un siècle les féministes allemandes ont désigné par "Kinder, Küche und Kirche" le domaine réservé aux femmes sous le patriarcat. Dans la vision étroitement environnementaliste (celle de la deep ecology par exemple), cela donne aujourd’hui "l’avenir de nos enfants", "la pureté des aliments", "le culte de la nature", etc.

Mais même de dociles ménagères peuvent se muer en harpies, dans ce domaine qui leur est réservé, pour peu qu’on leur confie des pouvoirs réels. Le brouillage qui en résulte inhibe assurément l’extension de notre électorat. A quoi doit-on ajouter sans doute le peu d’emprise que nous avons dans les milieux populaires, où le féminoïde "bobo" est l’objet de bien de suspicions et où notre dénonciation du capitalisme est trop sporadique pour être audible.

Mais ce brouillage reflète une coupure chez les Verts eux-mêmes, coupure plus profonde et bipolaire que ne l’indique la multiplication des tendances. Trop de Verts, je crois, se satisfont de ce rôle féminisé, semblent soulagés de laisser entre les mains des "hommes" une gestion de l’économie qui relèverait de la compétence innée de ceux-ci, de leur science. En fait, ces Verts-là (les "verdâtres" comme on les appelle sur certains forums) ont intériorisé l’idéologie libérale ; ils accréditent, tacitement (voire expressément, par-ci par-là) l’hégémonie monstrueuse d’une pensée archaïque ressuscitée artificiellement grâce au travail de sape des think-tanks, ce mensonge d’un ordre économique naturel, obéissant à des lois naturelles, que ne saurait gérer qu’une idéologie néo-darwinienne déguisée en science exacte, et qui donc échapperait à la compétence des instances politiques et démocratiques. L’ignorance des peuples dans ce domaine abscons justifierait leur exclusion de décisions "techniques" qui vont pourtant régir leur vie – ces Verts sont généralement ceux et celles qui ont prôné le "oui" au référendum, se sont abstenus à Versailles. N’est-il pas étonnant que des environnementalistes qui n’hésitent pas à contester les cautions scientifiques et industrielles derrière lesquelles s’abrite Monsanto, par exemple, font implicitement ou explicitement confiance à cette autre pseudo-science qui prétend régir l’économie humaine ?

Ils et elles ressemblent, si l’on me pardonne une métaphore qui peut choquer, à de diligentes femmes au foyer, dévouées à leur tâche, contentes de laisser à une mâle classe politique, poliment méprisée du reste, la gestion des choses qui les concernent… Je comprends très bien cette attitude : l’hégémonie de l’illusion libérale parmi les médias et les élites crée un rapport de forces bien défavorable, intériorisé par beaucoup de Verts au même titre que l’est, par l’immense majorité des femmes de ce pays, l’ordre patriarcal lui-même. "If you can’t kick‘em, join‘em" (1) était la recommandation sardonique de mon père.

Ici, Dominique Voynet offre un cas d’école. A Montreuil-sous-Bois, ses propositions consistent en fait à courtiser la sensibilité politique de "bobos" résignés avec plus ou moins de mauvaise conscience aux souffrances des autres sous le règne de la folie libérale, et qu’agitent des soucis plus délicats : le surmenage physique, les heures supplémentaires, l’argent de la cantine les concernent moins que la pollution des champs et des corps, le gaspillage énergétique, la multiplication des déchets inutiles. Ce sont là des campagnes respectables, mais il est heureux que d’autres couches sociales soient davantage en colère…

Les Verts de gauche (2) ont une vision autrement globale des choses, à laquelle renvoie la formule d’écologie politique. Attachés en premier lieu à la sauvegarde de la planète pour les générations futures, ils et elles ont appris à voir que celle-ci est menacée avant tout par ce même capitalisme sauvage qui creuse inéluctablement le fossé entre riches et pauvres, qui stérilise des milliards par la spéculation et les juteuses surenchères militaires, et dont l’absurde trafic maritime pollue l’atmosphère autant et plus que les bagnoles et autres nuisances terrestres. Ce système est fixé sur une spirale sans fin de production/consommation/gaspillage qu’accélère dangereusement cette mondialisation "libérale" – c’est à dire productiviste, énergivore, et génératrice d’inégalités. Il fétichise le "développement" à n’importe quel prix. Il est l’esclave d’un principe d’accumulation aveugle. Aujourd’hui, tous savent qu’il conduit la planète à la catastrophe. Et les Verts qui pratiquent l’analyse matérialiste savent que ce n’est qu’en rétablissant les régulations balayées par les "libéraux", en contrecarrant résolument les tendances socialement destructrices du "libre marché" et de la financiarisation de l’économie, que les catastrophes sociales et naturelles que nous voyons venir pourront être pour le moins retardées.

Au final, cette image "féminoïde", qu’on souhaite avoir des Verts, est certes flatteuse en soi, car les qualités qu’elle nous attribue n’ont rien de déshonorant, au contraire. Mais elle nous dessert aussi dans la mesure où elle a pour finalité, plus ou moins consciente selon le locuteur, de dépolitiser notre parti, de nous confiner dans une neutralité "humanitaire". Là encore l’on peut voir un parallèle avec le féminisme et la tentation qu’il a connu à certains moments et en certains lieux de se replier sur le féminin, se retirer de la "politique des hommes", développer les activités traditionnelles des femmes, cultiver l’hystérie, que sais-je. C’est une tendance toute semblable que les Verts de gauche doivent combattre en interne.

La tendance à sous-estimer à gauche – ou à "banaliser" – la part de misogynie dans la défaite de Royal, ne fait que confirmer l’inculture française sur ces questions. Car plus encore qu’à une certaine méfiance populaire envers l’idée d’une "bonne femme" présidente, cet échec a été dû en large partie à la répugnance viscérale éprouvée par la coterie mâle qui dirige le PS devant l’intrusion d’une femme – qui plus est d’une féministe "populiste" et "victimaire" (3) – dans une chose aussi "sérieuse" que la course au pouvoir suprême. Ah, mais voilà qu’à présent tous ces hommes "sérieux" qui ont surtout obéi à des sentiments troubles en sabotant la campagne de Ségolène Royal, se retrouvent avec un vrai hystérique à l’Elysée… Et c’est bien fait.

Noël Burch

Notes

(1) "Si tu ne peux les battre, rejoins-les."
(2) Lors des dernières Assemblées générales, deux ou même trois courants étaient recouverts par ce vocable, mais les courants sont instables et peu homogènes.
(3) Terme à la mode pour désigner les féministes qui ne projettent pas leur libération privilégiée, professionnelle et surtout sexuelle, sur les classes moyennes et pauvres, où les victimisations sont bien réelles – qui ne signent pas non plus les pétitions revendiquant pour les femmes un droit de se prostituer, où le modèle fantasmé est la call-girl de luxe. Ce sont des féministes de terrain qui impulsent les luttes contre les violences conjugales, qui luttent pour développer la garde des enfants, qui luttent contre le plafond de verre… et Ségolène Royal est de leur côté. C’est pourquoi elle a subi les attaques d’intellectuelles féministes non concernées par ces problèmes subalternes.