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e-diasporas : les nouvelles communautés de migrants connectés

lundi 1er août 2011, par Dana Diminescu

Internet est un outil particulièrement adapté aux migrants internationaux car il fait fi des frontières et offre de nouveaux espaces de relations sociales : les expatriés se saisissent de cet outil pour rester en relation avec leur diaspora.
Dana Diminescu, sociologue chargée de recherche à l’école nationale supérieure des télécommunications, étudie l’impact du Web sur le parcours et la vie des migrants.

Les évolutions récentes du phénomène migratoire montrent que les parcours des migrants d’aujourd’hui passent aussi – et parfois bien avant d’investir le parcours physique – par les territoires numériques. L’un des changements majeurs intervenu depuis les années 80 dans le domaine des diasporas tient à la multiplication des communautés en dispersion dans l’espace physique et à leurs nouvelles formes de regroupement, d’action et d’occupation dans les territoires numériques. Ce changement appelle à une autre approche épistémologique. Les sujets tout comme les outils conceptuels et méthodologiques classiques de la discipline doivent êtres reconsidérés et confrontés avec cette nouvelle donne migratoire.

L’émergence d’une nouvelle figure de migrant

Nous avons montré dans plusieurs articles l’émergence d’une nouvelle figure de migrant : le migrant connecté  [1]. Jusqu’à récemment, la définition du migrant faisait référence à une série de ruptures et d’oppositions inhérentes à son destin et qui ont été constamment mises en avant comme un principe organisateur de toute une réflexion théorique sur les populations en mouvement. Mobile/immobile, ni là bas/ ni ici, absent/présent, au centre/à la marge etc... Ces concepts tiennent difficilement dans un monde atteint par une mobilité généralisée et par une amplification sans précédent de la communication. Le déraciné, en tant que figure paradigmatique du monde migrant s’éloigne et fait place à une autre figure, encore mal définie mais dont on connaît qu’elle correspond à celle d’un migrant qui se déplace et fait appel à des alliances à l’extérieur de son groupe d’appartenance, sans pour autant se détacher de son réseau social d’origine . Ce migrant connecté inscrive ainsi plutôt dans une logique de continuité (et non pas de rupture) : ici et là bas , seule et ensemble en même temps, etc.
Ce changement qu’on a saisie et étudié à un niveau élémentaire (migrant) se (transfère) reporte également à un niveau collectif/communautaire (diasporas, réseaux transnationaux).
Dans cet article nous proposons d’examiner le concept traditionnel de diaspora, d’analyser sa pertinence dans le contexte de la présence des communautés migrantes dans le web et de l’usage qu’elles font des infrastructures informationnelles.

Théorie des diasporas et pratiques collectives distribuées

"Where once were dispersion, there is now diasporas" écrivait Kachig Tölölyan  [2] dans son fameux article "Rethinking Diaspora(s) : Stateless power in a transnational Moment". La présence des populations de différentes diasporas disséminées aujourd’hui à la fois dans le monde et dans le web est un phénomène qui mérite d’être analysé.
Le terme de diaspora  [3] enveloppe aujourd’hui une réalité sociale très large. A l’origine, comme le montre Stéphane Dufoix  [4], le concept faisait référence aux groupes religieux spatialement dispersés et vivant en minorité au milieu d’autres peuples. Aujourd’hui son usage couvre plusieurs situations de dispersion : l’organisation d’une communauté ethnique, dans un ou plusieurs pays, une population repartie sur plusieurs territoires, les lieux de la dispersion, tout espace d’échanges non territorial, enfin les communautés en ligne, etc.
"e-dispora" c’est le terme que nous avons choisi pour évoquer les communautés migrantes agissantes à travers différents médias électroniques et particulièrement sur le web.
Les premiers efforts de théorisation d’une e-diapora sont récents. William Turner (2006) utilise le terme Knowledge Diaspora  [5]. Son approche socio-informatique est inspirée par les études sur les pratiques collectives distribuées. Il s’agit des pratiques qui sont celles des communautés interagissant plus par des échanges documentaires qu’en face-à-face. W.Turner note que "les infrastructures d’une informatique ambiante et des objets usuels communicants implique la distribution et que les individus étant mobiles, leurs pratiques collectives sont de plus en plus distribuées". Cette vision indique à la fois un éloignement géographique et/ou temporel, mais également la disparité des points de vue et la décentralisation des processus décisionnels et organisationnels. Ainsi, W. Turner définit un collectif distribué (par exemple les e-diasporas) comme "une entité hétérogène dont l’existence repose sur l’élaboration d’un sens commun, sens qui n’est pas défini une fois pour toute mais qui est constamment renégocié au cours de l’évolution du collectif."  [6]
La question qui s’impose est : quelles éléments/qualification/spécificité du "sens commun"permettaient d’identifier un collectif distribué comme une diaspora ?
Si on regarde on arrière dans la sociologie des migrations on apprend que plusieurs conditions sont impliquées dans la "coagulation" d’un sens commun nécessaire à la constitution d’une diaspora.
D’après William Safran sont des diasporas seulement les communautés de minorités expatriées : 1/ qui sont dispersées depuis un centre originel vers au moins deux espaces "périphériques" ; 2/ qui maintiennent une "mémoire" même mythique de la "terre d’origine" (homeland) ; 3/ qui ressentent qu’elles ne sont pas et – peut-être ne peuvent pas être – totalement acceptées dans leur pays d’accueil ; 4/ qui voient dans leur terre ancestrale un lieu de retour au moment opportun ; 5/ qui sont engagées dans le maintien ou la restauration de la "terre d’origine" (homeland) et ; 6/ pour lesquelles la conscience et la solidarité du groupe sont fortement définies par les liens continus avec la "terre d’origine" (homeland).
Une autre approche met en avant le type d’organisation diasporique. Ainsi William Berthomière et Lisa Anteby-Yemini  [7] montrent que pendant les années quatre-vingt-dix, plusieurs typologies ont été avancées pour comprendre et décrire les diasporas. Pour Alain Medam (1993), la typologie doit reposer sur le degré d’homogénéité (cohesiveness) et le dynamisme de l’organisation diasporique. Dans cette perspective, Medam distingue les "diasporas cristallisées" et les "diasporas fluides". Pour ce dernier type, il présente quelques cas de diasporas caractérisées par l’efficience de leur structuration en réseaux transnationaux (par exemple, la diaspora chinoise). Pour un autre spécialiste de cette question, Michel Bruneau (1995), la typologie doit être basée sur le type d’organisation diasporique. Trois types principaux sont alors définis autour de pôles structurants : l’entreprenariat comme avec les diasporas chinoise ou libanaise, le religieux avec les exemples juifs et grecs et le politique pour les Palestiniens et les Tibétains. En mentionnant les Palestiniens et les Tibétains, les auteurs, comme Michel Bruneau ou Gabriel Sheffer, ont clairement introduit la dimension politique, qui était jusqu’alors sous valorisée dans la littérature de diaspora.

L’occupation des territoires numériques par les diasporas

Les propriétés des diasporas précédemment mentionnées sont aujourd’hui intimement liées à celles de l’espace du web, de sa géographie, de sa sociologie et de sa pratique (en particulier celles du social computing) de telle manière que l’on peut paraphraser Tölölyan et dire "where once were dispersion, there is now the web". En effet, l’un des axes les plus féconds pour la compréhension et le décryptage du web a sans aucun doute consisté dans l’effort pour envisager celui-ci comme un espace, c’est-à-dire pour dévoiler une certaine géographie du web. Les discours sur Internet renvoient à un vocabulaire spatial : "site", "domaine", "adresse", "autoroutes de l’information", "cyber-espace", "MySpace", etc. Si l’on admet qu’Internet offre de nouvelles expériences de spatialité et de présence (Mitra et. al.), il nous faut alors nous interroger sur le rapport de ces e-diaporas à l’espace et au lien.
C’est par la distribution hétérogène des liens hypertextes que se fait et se défait l’espace du web. On peut dire qu’il s’agit d’un espace-réseau "dont la forme et les propriétés sont déterminées par la communicabilité, virtuelle ou actuelle, entre deux ou plusieurs de ces points quelconques" (de Radkowski). Se constituent ainsi des agrégats, ensembles de sites densément connectés entre eux, et disposant d’une certaine "stabilité" face au renouvellement rapide des ressources du web (Kleinberg). De telles structures sont des indices très forts des dimensions locales du web. La formation des communautés sur Internet se manifeste comme une occupation stratégique de l’espace numérique. Quant à l’autorité de certains sites, leur rôle décisif au sein d’un réseau, elle se construit non sur la seule base du contenu ou du sens mais simultanément sur celle de la "place", du "lieu" investit dans ce réseau (Kleinberg). C’est donc en terme de centre et de périphérie, de fragmentation, etc. qu’il faut penser l’espace du web des diasporas. L’étude de ces phénomènes nécessite l’équivalent d’une "théorie du signal" permettant de traiter des données peu visibles (ou "signaux faibles") qui jouent néanmoins un rôle de premier plan dans les espaces numériques. Pourront alors se poser les questions suivantes : Y a-t-il, sur le web des diasporas, des centralités culturelles, religieuses ou autres permettant à des "communautés historiques" (au sens de D. Schnapper) de naître ou de se développer ? Les sites des diasporas sont–ils des plates-formes (des supports) pour un "transnational project" (au sens de N. Basch, G. Schiller S. Blanc  [8], reconstruction de la nation au delà des frontières d’État) ? Existe-t-il une "sortie du net", une institutionnalisation des liens sociaux noués en ligne (écoles, banques, associations, etc.) ?
Le développement du Web 2.0 (blogs, réseaux sociaux en ligne, etc.) et des pratiques de social computing prolonge ces phénomènes, plus encore les intensifie. L’univers du Web 2.0 ne repose plus tant sur l’information, sur la publication de contenus que sur la communication, la participation à des réseaux, autrement dit sur cette activité qui consiste à produire les connexions les plus pertinentes entre acteurs (Viégas et. al.), à développer des formes variées de coopération faible (Cardon) et à se soucier de son audience (Diminescu). Se constitue alors progressivement une multiplicité de réseaux, centrés sur les individus eux-mêmes plus que sur les contenus, réseaux dans lesquels se rejouent et se renégocient les différences et clivages sociaux (Boyd, Gajjala), où se manifestent l’homophilie et les processus d’attachement préférentiel (Yuan et. al.), où se transforment le sens de la proximité et se manifestent des intérêts spécifiques. Ces réseaux se présentent ainsi comme des "spatially bounded networks" (Ellison). L’espace du web n’est alors en rien une simple copie ou un pâle reflet de l’espace social, il participe intimement à celui-ci et contribue à sa reconfiguration, à ses mutations.
Que nous apprennent les travaux "pionniers" (Meyer, Turner, Georgiou, Hanafi, Fauvelle-Aymard, Diminescu, Nedelcu) consacrés à l’impact des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) dans la construction des nouveaux espaces diasporiques ? Ils démontrent notamment qu’en tant qu’instrument majeur de circulation de l’information et de liberté d’expression, Internet offre aux communautés dispersées un nouveau lieu de communication alternative, de représentation et d’action permettant le développement d’expressions identitaires diverses. Ainsi que le signalent les premiers travaux sur les communautés transnationales en ligne, les chercheurs et ingénieurs migrants sont à l’origine de l’occupation du web par des groupes diasporiques. Ces réseaux de personnes hautement qualifiées (basées à l’extérieur de leur pays, se réclamant d’un lieu originaire identitaire), ont joué de leurs compétences techniques et scientifiques comme de leur dispersion planétaire pour s’installer sur le web. Partant souvent du simple projet de construire "a successful net based business model", leurs sites sont devenus des vrais catalyseurs et des incubateurs pour diverses diasporas : ce qui était à l’origine un réseau personnel de relations devient par la suite le miroir d’une entreprise à trait ethnique, d’un parti politique, d’une association, etc.
Il faut toutefois admettre que ces travaux s’enracinent dans un certain paradigme du web qui est actuellement, sinon en voie de disparition, du moins profondément contesté. En effet, ce à quoi l’on assiste, c’est à un passage du Web 1.0 au Web 2.0, passage qui ne doit aucunement être entendu comme une simple substitution mais dont les diverses modalités demandent à être examinées. C’est ainsi que l’on peut observer des formes de coexistence, des adoptions spontanées ou au contraire de fortes résistances au Web 2.0 ; ces modalités s’expliquent probablement par les types de structuration en ligne et d’organisation prévalentes (dans notre cas, les différents degrés de diasporisation) au sein des différentes communautés occupant l’espace du Web. Si les travaux précédemment mentionnés tendaient à accréditer l’idée selon laquelle le Web 1.0 (portails d’information, forums, etc.) favorisait une structuration de la diaspora en participant à l’organisation de la communauté dispersée, notamment par la consolidation de la référence au pays d’origine, il semble au contraire que le Web 2.0 et les pratiques de social computing perturbent ces formes d’organisation tout en maintenant leur caractère transnational (Diminescu).
En conclusion, le Web est un environnement particulièrement pertinent pour les diasporas, car inter-relationnel, interactif et transnational par essence.
Les e-pratiques communicationnelles – et organisationnelles – récentes des migrants produit sur la toile (avec des régimes d’accessibilité plus ou moins contrôlés) un vaste corpus, en errance et peu investigué. Ce sont ces traces électroniques qui sont susceptibles de mieux nous apprendre le fonctionnement des réseaux transnationaux, de comprendre la mondialisation de flux ou la nature de la surveillance menée par les institutions chargées du contrôle des étrangers.

Dana Diminescu


[1DIMINESCU, Dana, (2006), "Genèse d’une figure de migrant, in Cosmopolitiques n°11/2006, ed Apogée, pp. 63-73 & DIMINESCU, Dana, (2005), "Le migrant connecté : pour un manifeste épistémologique", in Migrations Société, vol.XVII, n°102, novembre-décembre , pp. 275-293.

[2TÖTÖLYAN K., "Rethinking Diapora(s) : Stateless power in the transnational Moment", Diaspora, 5,1,1996, pp.3-36.

[3Trouve ses racines dans la langue grecque et repose sur la transcription du mot hébreu, galout. Construit sur le verbe speiro (semer) et le préfixe dia (au-delà) du grec ancien, le terme réfère aux notions de migration et de colonisation. "Initialement, le terme hébreu faisait référence à l’implantation de populations juives en dehors de la Palestine après l’exil babylonien et a acquis progressivement un sens plus large en décrivant des populations installées en dehors de leurs terres ancestrales"(Shuval, 2003).

[4Stéphane Dufoix, 2003, Les Diasporas, Paris, PUF.

[5Turner, W.A. (org), Computer supporting Diaspora Knowledge Networks, UNESCO Workshop, Paris : CNAM, 3-5 Octobre 2006.

[6Des nombreuses études sur le fonctionnement des communautés de logiciel libre sont en cours pour mieux comprendre cette fabrication collective d’un sens commun. Voir, entre autres, Gasser et al (2003) et Ripoche (2006). Turner, W.A., Elements pour une socio-informatique, dans C. Brossaud et B. Reber (eds) Humanités numériques, Vol. 2 : Socioinformatique et démocratie cognitive (Traité IC2, série cognition et traitement de l’information) Paris : Hermès, Septembre 2007.

[7ANTEBY-YEMINI L., BERTHOMIERE W., SHEFFER G. (dir.), 2000 ans de diasporas, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, 497 p.

[8BASCH L, SCHILLER Glick N., BLANC-SZANTON C., Nations Unbound : Transnational Projects, Postcolonials Predicments and Deterritorialised Nation-States, Basel, Gordon&Breach, 1994.