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Vie numérique, vie commune ?

Libres propos autour du livre d’A.Casilli, Les liaisons numériques

lundi 1er août 2011, par Patrick Dieuaide

Dans Les Liaisons numériques (Seuil, 2010), le sociologue Antonio A. Casilli montre comment Internet reconfigure la sociabilité. En quelques années, le numérique est entré dans nos vies individuelles et collectives, a transformé nos représentations, nos actes, nos rapports aux autres, à la politique ou aux institutions, et notre propre corps. C’est une nouvelle manière d’habiter le monde qui émerge. Le sociologue livre une enquête à contre-courant des discours s’alarmant du délitement des liens sociaux qu’engendrerait le Web.

S’il vous arrivait de surprendre une conversation entre un technophile et un technophobe, à coup sûr, vous vous trouveriez confronté à deux perspectives politiques irréconciliables : l’une exaltant la puissance émancipatrice des outils numériques, l’autre dénonçant un instrument subtil de dressage et de conditionnement des corps et des esprits.

C’est le grand intérêt de l’ouvrage d’A. Casilli que de chercher à dépasser ce clivage en partant de l’idée, somme toute raisonnable, qu’une partie de notre vie personnelle mais aussi sociale et collective (…) EST numérique. Selon A. Casilli, les technologies numériques, grâce à la miniaturisation, font partie de nous, nous suivent partout où nous allons, nous soutiennent et nous accompagnent dans nos actes, dans nos rapport aux autres, dans nos représentations tout au long de nos rencontres, de nos activités et de nos échanges. A ses yeux, vie réelle et vie numérique s’interpénètrent en chacun de nous pour former ensemble une totalité sociale indivise.

A la manière d’un Leroi-Gourhan, A. Casilli associe étroitement socialité (du Web) et (nouvelle) corporéité. Le corps, doté de ces nouvelles technologies, parle différemment, agit différemment, sent et vit différemment… a fortiori, fait de la politique différemment. Mémoires, archivages, classement, tri d’informations…. mais aussi prise en charge de fonctions langagières, de communication ou d’interfaces….., les technologies numériques brisent la linéarité de nos actions en permettant de jouer avec l’espace et le temps, « amplifient » notre puissance cognitive, élargissent nos points de contacts, ouvrent le champ des possibles jusqu’à donner à chacun les moyens de « mieux maîtriser son positionnement social ».

Comme le montrent les enquêtes menées par A. Casilli, technologies numériques et modes de vies ne cessent d’interagir. Leurs présences à nos côtés nous affublent d’une nouvelle enveloppe corporelle dont la principale propriété, comme l’auteur le montre excellemment, est de permettre aux individus de jouer avec eux-mêmes et aussi, parfois, de se jouer d’eux-mêmes (pour le meilleur et pour le pire). Sur la toile, la dimension disruptive des technologies numériques permet de déjouer les déterminismes sociaux et de favoriser des rencontres que jamais auparavant il n’aurait été possible de faire ; elle donne à chacun les moyens de jouer avec les frontières de l’intime, d’en faire trop ou pas assez pour masquer ou bien encore forcer les traits de son identité…. Le livre d’A.Casilli est truffée de ces « modulations », diverses et variées, qui sont loin d’être anodines, ni même anecdotiques. Pour A.Casilli, le monde virtuel de la Toile n’est en rien le reflet ou un supplément d’âme nécessaire pour supporter notre condition ou améliorer notre sort ici-bas. Si fabrication des identités et nouvelle corporéité vont de pair, pour autant, les usages informatiques ne redoublent pas la réalité de nos pratiques déployées « sur le terrain ». Bien au contraire, ils l’ « augmentent » de mille et une manières : en décloisonnant les mondes sociaux, en transversalisant notre regard sur le monde, en poussant à l’hybridation des pratiques, en somme en amenant tout un chacun à faire de ses facultés personnelles le moyen de produire du lien social sur-mesure, bref à tenter de « faire société » sur la base de nos singularités propres. Telle pourrait-être le grand dessein porté par ces « liaisons numériques » : une « Economie de la relation ou de la rencontre », productrice de différences, créatrice de nouvelles ressources, certainement déstabilisante et sans aucun doute porteuse de nouvelles inégalités, mais une économie réticulaire, toujours ouverte et réouverte, dynamique, cumulative… et un tantinet « subversive ».

Une nouvelle manière d’habiter le monde

Mais le livre d’A.Casilli est plus riche que cela. Si l’on veut bien considérer en effet que ces « liaisons numériques » ne sont pas seulement un outillage ou une ressource personnelle pour l’exploration ou la « production de soi », mais qu’elles font aussi de nous des individus inter-reliés, alors ce n’est pas seulement une manière de « faire société » qui se trouve être (ré)interrogée, mais c’est aussi la nature du rapport des individus à la politique, à l’Etat et aux institutions qui fait question.

Forçons un peu le trait : les liaisons numériques feraient de nous les particules élémentaires d’un vaste réseau de relations sociales où la subjectivité, les comportements, les affects de chacun s’échangeraient les uns les autres dans une multitude de processus de co-individuation. Dans le livre d’A.Casilli, les exemples ne manquent pas pour souligner la puissance critique et émancipatrice d’une telle dynamique, qu’il s’agisse pour les citoyens chinois de passer outre au « principe de faveur » accordé par le parti communiste et de chercher ostensiblement à prendre appui sur des relations d’entraide, ou pour des « friends » (amis en ligne) de jouer le rôle de passeur en jetant des ponts par dessus les « vides relationnels » afin de faciliter des échanges d’informations entre des salariés d’entreprises ou plus largement des groupes sociaux placés sous le sceau du secret.

De manière plus générale, on serait enclin à penser que les technologies numériques donnent à voir un monde de relations et d’interactions dont la consistance serait par essence sociale et politique. S’il s’agit là d’une évidence pour nous, il faut quand même être plus précis sur ce point. Les technophobes auraient beau jeu de dire que la politique ne peut se réduire à l’usage de nouveaux artefacts, fussent-ils terriblement efficaces, à l’image des campagnes électorales menées sur le net tambour battant ! … et nous ne saurions leur donner tort.

Si le livre d’A.Casilli a fini de nous convaincre de l’importance des technologies numériques dans la transformation du rapport des individus à la politique, la raison tient à ce constat sans appel que l’auteur formule avec force : les technologies numériques (ré)habilitent la force des liens faibles.

Dans certaines de ses enquêtes, A.Casilli montre en effet que ces liens faibles permettent des « raccourcis relationnels » par le jeu de relations transitives (Y connaît Z qui connaît X). Or ce constat est lourd de sens pour l’analyse. Sous ce jour, on ne peut s’empêcher de penser que ces liens faibles (Y>Z et Z>X en l’occurrence) s’affirment comme des maillons stratégiques dans une chaîne de relations où la politique et les rapports de pouvoir ne peuvent plus se définir plus dans un rapport d’opposition classique ami-ennemi pré-établi. Plus exactement, avec les technologies numériques, il n’est pas absurde de penser que la politique à l’avenir prenne davantage consistance dans et par ces liens faibles, c’est-à-dire qu’elle s’inscrive dans une logique ami-ennemi qui, certes, n’a aucune raison de disparaître, mais dont il serait bien hasardeux de croire que les points de fixation (autour de la question du travail par exemple) soient données une fois pour toutes. Le mouvement des indignés laisserait même à penser que l’objet et les modalités d’organisation des luttes politiques échappent complètement à leurs auteurs ou à tout le moins, les obligent à les redéfinir en permanence au gré des cheminements et des interactions à l’œuvre au sein du mouvement.

Mais nous sommes ici bien au-delà du livre d’A.Casilli. En réhabilitant la force des liens faibles, les technologies numériques n’invitent pas seulement à repenser une nouvelle manière de faire société, elles conduisent aussi à réfléchir à la manière dont la conflictualité sociale a pu se déporter sur des terrains et des objets inédits.

Car c’est un fait bien (re)connu aujourd’hui que les luttes sociales et politiques sont devenues plus diffuses, souterraines, dispersés, et même improbables. Ces luttes, le plus souvent déployées sur des thèmes sociétaux (immigration, mœurs, genre, écologie…) touchent rarement la communauté dans son ensemble. Elles sont plutôt le résultat d’un vaste processus d’agglomérations de personnes, aux parcours de vie hétérogènes, mais qui se reconnaissent tous, à un moment donné de leur existence, dans un certain nombre de blocages ou de problèmes particuliers qui font obstacle à la vie ou au réel que chacune d’elles cherche à construire.

Il est possible qu’A.Casilli ne nous suive pas dans cette perspective, mais on peut penser que ces luttes sociales doivent beaucoup à la « vie numérique » de tout un chacun, à cette nouvelle manière commune à (presque) tous d’habiter le monde. Cette « vie numérique » serait un peu la matrice générale d’organisation et de développement des contre-pouvoirs au cœur même de nos rapports politiques, incidemment, le moteur d’un « communisme de l’immanence » pour reprendre une expression d’A. Négri. Pour ainsi dire, la « vie numérique » donne à voir notre vie commune pour ce qu’elle est : une vie collective où l’amitié, le sexe, la connaissance… sont mis en partage pour « créer des liens de co-existence ».

Et quant au fond, ce serait bien ce communisme-là dont nous aurions besoin et qui, aujourd’hui, nous manque terriblement.

Patrick Dieuaide