Accueil > Les dossiers > De l’automne 2002 à l’été 2003, du n° 10 au 13 > N° 12 (printemps 2003) / Impasses du pacifisme ? > lectures > Atlas de l’immigration en France
Atlas de l’immigration en France
Gérard Noiriel, Editions Autrement, Paris, 2002, 13 €
avril 2003, par
"L’autonomie de la réflexion historique sur les questions d’actualité n’est pas vraiment acceptée. Quand on examine les écrits que les universitaires ont consacré récemment à l’immigration, on s’aperçoit que deux types de discours monopolisent l’attention des commentateurs : les discours des "experts" (qui mettent leur compétence au service d’un parti ou d’un gouvernement) et celui des "militants" (qui se conduisent comme les porte-parole des "exclus"). [...] Pour leurs auteurs, le but de la recherche universitaire est de répondre aux questions que se posent les acteurs du monde politique. [...] La réflexion collective sur les questions d’actualité a néanmoins également besoin que soit reconnue, dans sa spécificité, la contribution du chercheur. [...] C’est justement parce que le chercheur n’a pas à répondre directement aux questions du monde politique qu’il peut mettre au jour des formes de domination n’ayant aucune visibilité dans l’espace public, parce qu’elles sont atomisées et privées de toute forme de représentation". Ces réflexions de Gérard Noiriel, développées en introduction d’un de ses précédents ouvrages (Réfugiés et sans-papiers, La république face droit d’asile, XIXe-XXe siècle, Hachette Littérature, 1998), indiquent assez bien comment ce dernier conçoit le métier d’historien, comme une véritable "contribution critique à l’histoire du temps présent", le travail d’explication et d’explicitation du passé que les acteurs de la vie politique utilisent. L’histoire de l’immigration est à cet égard exemplaire. Dans son ouvrage, devenu quasiment un classique, Le creuset français, histoire de l’immigration (Seuil, 1988), il en définissait puis en explorait l’objet : "délimiter le champ de recherche que couvre l’histoire de l’immigration [...] ; d’autre part, (de) proposer une définition capable de dépasser les approches vagues en termes de ’migrations’ qui sous-estiment fortement le rôle de l’Etat dans ce domaine".
Reprenant cette filiation, mais avec une ambition et une ampleur moindres, ne serait-ce que par le format de l’ouvrage, "L’atlas de l’immigration en France" entend contribuer lui aussi à replacer l’immigrant en bonne place dans notre mémoire collective, place que cette figure est encore loin d’occuper. L’auteur s’est attaché à illustrer la multiplicité et les richesses de deux siècles d’immigration et leur contribution à la vitalité de notre société et de notre économie. Organisé en trois parties distinctes, la première centrée sur la diversité des profils migratoires et leur inscription dans une histoire vieille de plus de deux siècles, la seconde explicitant la centralité du clivage national-étranger comme clé de compréhension des discriminations subies par les immigrants, la troisième enfin remettant en perspective la multiplicité des apports de l’immigration à notre société malgré les problèmes d’intégration posés par la persistance du clivage français-étranger, l’atlas est décliné suivant une série de planches, chacune étant articulée autour d’un court texte central prolongé par l’exploration plus détaillée de deux ou trois exemples permettant de nourrir la réflexion sur le thème choisi. Il faut noter ici le remarquable travail de cartographie et d’infographie de Claire Levasseur, qui a assisté Gérard Noiriel dans la composition de son ouvrage, et qui réussit le tour de force de donner une grande clarté d’exposition à chaque thème tout en en saisissant la complexité.
Au-delà des différentes caractéristiques et dimensions de l’immigration, le travail de l’approche historique conduit, comme le précise Gérard Noiriel à "dégager des constantes dont la principale serait peut-être que le facteur fondamental grâce auquel un groupe d’immigrants finit par se fondre, s’intégrer, dans la société d’accueil, c’est le temps". Ce temps dont on semble aujourd’hui avoir perdu la mesure, l’importance et l’épaisseur (l’incompressibilité), et en regard duquel "ni la religion, ni la langue, ni les traditions d’origine" ne sont en mesure d’influer "de façon décisive dans le processus d’intégration de la deuxième génération". Un petit regret peut-être, on pourra trouver dommage que la question des sans-papiers qui a pourtant été dans la période récente un des épicentres des débats sur l’immigration, n’ait pas du tout été évoquée. A la marge de l’ouvrage sans doute et de sa profondeur historique, elle dit pourtant beaucoup et sur la permanence du clivage national-étranger et les discriminations qu’il induit, et sur le large consensus gauche-droite de rejet de l’autre et de repli sécuritaire voire de reniement de notre histoire d’hospitalité et d’accueil. L’irruption dans l’espace public des sans-papiers, non seulement a conduit à jeter une pierre dans le consensus libéral et xénophobe des grands partis politiques, mais est aussi emblématique d’un renouveau de la vie démocratique, avec l’émergence d’un véritable mouvement civique capable de s’auto-organiser, de parler en son propre nom.
La conclusion de l’ouvrage peut paraître également un peu "timide", trop condensée surtout, notamment dans les perspectives qu’elle trace à grands traits d’une immigration à venir, inévitable selon l’auteur pour des raisons démographiques et économiques, même si elle risque de prendre la forme d’un "tri sélectif". La question de quelle Europe voulons-nous (forteresse ou pas) et de la libre circulation des personnes, toutes deux fortement corrélées à la perpétuation apparemment sans fin d’échanges inégaux entre le Nord et le Sud et l’accroissement de la pauvreté dans le monde, celle des droits notamment politiques des étrangers (droit de vote par exemple mais aussi abolition de la double peine dans le domaine judiciaire, droit d’occuper n’importe quel emploi dans le domaine économique...), sont autant de dimensions qui vont sans doute aussi conditionner la politique française de l’immigration et les débats qui pèseront sur les choix qui seront faits. Cet atlas n’en est pas moins un outil précieux, simplificateur dans le bon sens du terme, c’est à dire donnant des clés de compréhension et de réflexion sans induire d’idées fausses, une formidable invitation à lire ou relire le passionnant travail de Gérard Noiriel sur l’histoire de l’immigration.