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Les mensonges de l’économie
lundi 2 mai 2005, par
J.K. Galbraith Grasset, 2004, 92 pages, 9 euros
Cet essai se propose de montrer comment, en fonction des pressions financières et politiques ou des modes du moment, les systèmes économiques et politiques cultivent leur propre version de la vérité. Une version qui n’entretient aucune relation nécessaire avec le réel.
A 96 ans, J.K. Galbraith, né en 1908, prouve qu’il n’a rien perdu de sa vigueur avec ce petit pamphlet qui tranche sur l’économisme dominant et dont le titre original était "Economie de l’escroquerie innocente". Sa dénonciation des mensonges de l’économie prolonge les critiques de Stiglitz (prix Nobel d’économie 2001) sur les ravages du dogmatisme du FMI ou celles d’Amartya Sen (prix Nobel d’économie 1998) qui avait montré à quel point "la précision mathématique des énoncés est allée de pair avec une remarquable imprécision du contenu". On pourrait d’ailleurs remonter à la farce de Voltaire, "L’homme aux quarante écus" qui tournait en ridicule le dogmatisme de la secte des physiocrates pour lesquels seule la terre devait être taxée puisque supposée être l’unique source de toute richesse... Ce n’est donc pas nouveau et plutôt que de s’imaginer comme Bernard Maris qu’on pourrait s’en tenir aux faits, il faudrait se rendre compte de la fonction idéologique de l’économie qui a toujours eu un caractère dogmatique, c’est même ce qu’on lui demande pour guider l’action publique. Les faits sont toujours construits en fonction de finalités sociales. Il n’empêche que la distorsion est souvent trop flagrante entre les mots et les réalités qu’ils sont censés désigner. Le pouvoir appartenant de plus en plus aux moyens de communication, cela donne lieu à une "novlang" qui prétend par exemple qu’il n’y a plus de "classes sociales" mais des "partenaires sociaux", et lorsqu’on annonce un "plan social", vous pouvez être sûr qu’il n’y a pas de plan et encore moins de social ! "Nul n’est renvoyé, mis à pied. Disons qu’on offre la possibilité de se consacrer à temps plein à sa famille, à ses loisirs, aux plaisirs domestiques, à la formation, à l’avancement de sa carrière [...] escroquerie verbale, parfois reconnue." (p. 61).
Galbraith commence par ironiser sur l’abandon quasi général du terme de capitalisme au profit de celui d’économie de marché, d’apparence plus démocratique, comme si le pouvoir n’appartenait pas aux possédants mais aux prétendus clients-rois, comme si le marché n’était pas complètement dépendant de systèmes de "persuasion de masse", d’une publicité omniprésente qui mobilise d’ailleurs des ressources considérables mais dont l’efficacité n’est plus à prouver même s’il y a bien quelques échecs retentissants de temps en temps. La consommation n’est pas un penchant individuel, un désir déchaîné, c’est une production sociale contrôlée industriellement par la communication.
On peut faire le commentaire que le pouvoir de l’argent devient effectivement invisible si on dénie l’instrument de sa puissance au nom d’une prétendue neutralité des communications que tout dément. Il n’y a pas seulement une asymétrie de l’information du côté de la réception, de notre rationalité limitée, il y a surtout une asymétrie du côté de l’émission de l’information et de la monopolisation de l’espace public qui reproduit l’asymétrie des moyens et des positions sociales.
Une autre escroquerie du langage est dénoncée par Galbraith. Elle ne date pas d’hier, c’est le moins qu’on puisse dire, puisque c’est la duplicité du mot "travail" qui désigne des réalités opposées entre le travail rêvé et la réalité commune, entre la fonction valorisante et la servitude ordinaire. Le plus paradoxal étant que les travaux les plus durs et les moins désirables sont toujours les moins payés ! "Le mot travail s’applique simultanément à ceux pour lesquels il est épuisant, fastidieux, désagréable, et à ceux qui y prennent manifestement plaisir et n’y voient aucune contrainte [...]. User du même mot pour les deux situations est déjà un signe évident d’escroquerie. Mais ce n’est pas tout. Les individus qui prennent le plus plaisir à leur travail - on ne le soulignera jamais assez - sont presque universellement les mieux payés." (p.34)
Une des plus grandes escroqueries de l’idéologie libérale est l’opposition du public au privé, ou plutôt de la bureaucratie étatique corrompue à l’entreprise privée performante, alors que l’entreprise est devenue une bureaucratie depuis longtemps déjà, du moins les grandes entreprises. Les dirigeants y sont tout-puissants et leurs rémunérations frisent souvent le vol. Ce ne sont ni les marchés, ni les conseils d’administration de copains, ni la comédie des assemblées d’actionnaires qui détiennent le véritable pouvoir. Le cas d’Enron est loin d’être isolé, la collusion avec son cabinet d’audit n’étant qu’un cas particulier d’analyses et de prévisions économiques presque toujours intéressées. En effet, l’exercice en ce qui concerne l’analyse d’un futur toujours aussi incertain, consiste le plus souvent à dire ce que le client veut entendre. Il n’y a pas d’objectivité en ce domaine mais il n’y a rien à gagner à troquer une bureaucratie contre une autre, encore plus irresponsable. C’est pourtant ce qui se passe aux Etats-Unis, créant une dangereuse interpénétration entre public et privé, dans l’armée en particulier. Le président Eisenhower avait déjà dénoncé le poids du complexe militaro-industriel, connaissant trop bien le poids de ses intérêts qui pouvaient rendre sourd aux meilleures objections et pousser aux aventures militaires : "La main-mise du secteur privé sur l’action et l’autorité publiques est un triste spectacle en matière d’environnement et un grand danger en politique militaire et étrangère." (p.82)
Il y a un point sur lequel il faudrait nuancer sans doute la condamnation de Galbraith, c’est sur l’inutilité des politiques monétaires en général, et de l’action de Greenspan à la réserve fédérale en particulier. On peut sentir une pointe de mauvaise foi et de dogmatisme dans la critique de Greenspan qui a su faire preuve d’un opportunisme de bon aloi, salué par tous, et de rapidité de réaction en plusieurs occasions. Il ne s’agit pas seulement de politique de communication cette fois. Certes il n’a pas pu empêcher une bulle spéculative bien qu’il l’ait dénoncée très tôt, ses pouvoirs sont limités, mais il a su jouer avec habileté des régulations monétaires en menant une politique keynésienne efficace, même s’il n’a pu éviter des exagérations de position dominante. On ne peut pas faire n’importe quoi avec la monnaie mais c’est un instrument indispensable de régulation des échanges qui doit accompagner la croissance, au risque sinon de créer du chômage comme on le voit en Europe. Même une économie relocalisée plus écologique doit s’appuyer sur des monnaies locales. Il n’est pas vrai que cela n’a aucun effet. Ce n’est pas parce que le contrôle des prix semblait plus efficace en 1940 qu’on peut se passer de régulation monétaire.
On peut accorder à l’auteur qu’une baisse des taux est improductive s’il n’y a aucune perspective de ventes. Les investissements se reportent alors sur l’immobilier, causant stagflation et bulle immobilière. Cela dépend du contexte, des moyens mis en oeuvre et du moment des cycles économiques. D’ailleurs on ne peut que souscrire entièrement à sa conclusion sur l’inutilité de la baisse des impôts initiée par l’administration américaine : "Rien n’indique que des réductions d’impôts aient un effet positif sur la récession" (p. 84) ; "On refuse aux nécessiteux l’argent qu’ils dépenseraient sûrement, on accorde aux riches un revenu qu’ils risquent d’épargner." (p.86) Ce cadeau aux riches a effectivement toutes les chances d’être converti en épargne improductive, au contraire d’une aide sociale qui aurait été immédiatement dépensée par les plus pauvres. Il faut donc une politique monétaire adaptée, et non pas une absence de politique monétaire ! Ce qu’il faut dénoncer, c’est l’inefficacité et les mensonges de celle-ci.
Jean Zin