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La nuit de Kyoto
jeudi 4 mai 2006, par
Antoine Bonduelle, "fondateur" du Réseau Action Climat, témoigne sur la négociation des accords internationaux contre le changement climatique. Le RAC-France regroupe les principales associations d’environnement. Il a participé à la plupart des conférences de négociation après celle de Rio (1992) et joue, depuis dix ans, un rôle actif en France sur les thèmes environnementaux.
Cette nuit là, on était le 10 ou le 11 décembre. On ne savait plus, parce que le décalage horaire était encore un peu là après deux semaines en pays étrange. Après deux à trois nuits et journées non-stop de négociations, les yeux des participants n’étaient plus en face de leurs trous. Deux semaines de tension intense, les esprits et les nerfs s’échauffaient. On pleurait facilement à Kyoto, que l’on soit savant, politique ou associatif. Kyoto, de son petit nom "COP-3" [1] a d’abord été un événement émotif. L’humanité se décidait à "agir concrètement" contre le changement climatique [2]. Même si l’engagement restait encore symbolique, l’accord a changé les visions possibles de l’avenir.
Dans cette galère, dix mille négociateurs, journalistes, observateurs. En seconde semaine, 125 ministres les ont rejoints et attendent les derniers chapitres d’un accord annoncé. On est à la dernière heure du dernier jour. Officiellement, il reste une heure de débats.
"C’est impossible", dit l’officier de sécurité de Dominique Voynet. "L’avion part à trois heures, il faut s’arrêter". "Impossible", dit aussi le gérant du palais, qui emménage dès le lendemain une exposition commerciale. Mais rien n’arrêtera cent cinquante pays décidés chacun à ne pas être celui qui aura bloqué un accord historique, point culminant du cycle des négociations entamé à Rio.
Il est alors minuit. Le président Raúl Estrada Oyuela fait arrêter les horloges. Eh oui, l’ONU a le droit d’arrêter le temps et de décréter que le mandat impératif sera respecté en prolongeant l’instant. Le 10 ou le 11, on ne saura jamais.
Après tous ces jours de stress, de portes claquées, de bluff, enfin les négociateurs ont sorti un texte. Un hybride qui mélange les types de gaz et de puits de carbone, qui reprend les idées américaines de flexibilité, mais conserve des objectifs chiffrés des Européens. Chaque heure qui passe, le texte est encore modifié, mais il faut avancer. Et on entre dans une séance exceptionnelle, sans filet, vers une heure du matin, en partant du texte de Estrada, l’Argentin. La nuit est hallucinante. Interruptions de séance demandées par la Chine, objections de l’Australie, de la Grande-Bretagne, de la France... De ces minutes critiques des pans entiers du texte sont devenus abscons, sont redevenus fermes ou définitivement laxistes [3].
Le président lève son maillet, il fait accepter les articles les uns après les autres. Cette objection de l’Arabie Saoudite, l’a-t-il enregistrée ? Non. Comme par hasard son regard était ailleurs. Il faut avancer.
Il y a huit heures déjà que les ministres devraient être partis. A six heures du matin, la Syrie (ou bien était-ce le Liban ?) objecte au Président que la traduction vers la langue française n’étant plus assurée, il nous faut arrêter. "No way", lance Estrada, devenu publicité vivante pour une boisson énergétique dopante. Et enfin le président lève son maillet, et en termine avec le texte amendé. Les perdants, les gagnants, on pourra les voir demain. Il est près de neuf heures du matin.
Mais l’épreuve n’est pas finie, car il ne s’agit encore que du comité du "grand tout" (sic) [4] chargé d’amender le texte. Il faut encore une confirmation ministérielle. Pour cela il faut trouver in extremis un ministre japonais puisque le gouvernement de Tokyo est en pleine démission. A midi, les ministres peuvent enfin voter. La séance se termine à une heure... de l’après-midi.
La nuit de Kyoto, c’est une attente infernale pour les délégations des ONG, des industries et des petits états. La nourriture manque dans le Palais, on ne sert plus aux ministres et aux diplomates que des oranges et des nouilles en sachet. Des officiels bédouins obèses ronflent dans des fauteuils. Il y a longtemps que les cravates ont sauté. Seul le président du "COW" et quelques officiels peuvent se rafraîchir et se poudrer pour figurer sur les photos des agences sans laisser paraître les deux, parfois trois nuits blanches des derniers jours de COP3.
Revenons au début...
S’il faut revenir sur les sessions précédentes de négociation, retenons en deux. A Berlin [5], les états décident que la prochaine fois, il faudra des engagements fermes, pas seulement les réductions volontaires d’émissions prévues lors de la Convention de Rio. C’est le Mandat de Berlin. L’accueil berlinois inclut des centaines de manifestations en tout genre, et notamment une manifestation cycliste de 100 000 personnes qui ont occupé - sans l’accord de la police - le périphérique berlinois.
Deux ans plus tard, à Genève, on décide que la science est assez mure, que les politiques doivent maintenant prendre des engagements significatifs. On parle d’un Protocole, c’est-à-dire d’une addition à la Convention-Cadre.
Arrive décembre 1997. Kyoto, c’est un palais des congrès situé hors de la ville, dans un pays peu familier, où l’Européen qui débarque ne sait pas s’il mangera sucré, salé, froid ou chaud, voire s’il mangera tant le rythme de la conférence est soutenu et stressant. La leçon de Kyoto sera retenue par les pays riches, qui enverront par la suite des négociateurs prêts à se relayer. Les pays pauvres, eux, en restent toujours rationnés à un ou deux délégués contre jusqu’à plus de cent pour les Etats-Unis ou les Européens.
Dans la COP3, la volonté de prendre des engagements sérieux est européenne, mais les mécanismes sont surtout américains. Le président de l’Union, le luxembourgeois Johny Lahure est encadré par les ministres anglais et néerlandais. A Kyoto, l’Union Européenne existe et pousse l’histoire, mais chaque pas, chaque geste se paie en interne de disputes byzantines, picrocholines même. Côté américain, Al Gore a pris le risque de venir en personne négocier un accord dont personne ne sait encore s’il se nouera et s’il sera viable. Même si le Protocole reste à ce jour fragile et insuffisant, Kyoto aura été un lieu où les états ont à la fois défendu - quasiment au couteau - leurs intérêts, mais aussi accepté de plonger dans l’inconnu nécessaire pour sauver la planète.
Kyoto, c’est encore l’invasion des sceptiques du climat, souvent liés aux intérêts pétroliers. Les néo-conservateurs du CEI (Competitive enterprise institute, think tank patronal), par exemple, attaquent l’idée même de normes de consommation automobile, qui selon eux vont aboutir à des milliers de morts sur les routes ( !) ; les PDG du pétrole et de l’automobile tempêtent contre Gore et Clinton ; plus près de nous, le "Cercle de l’Industrie" [6] suggère en style feutré aux ministres français de "ne pas aller plus loin que les Américains". Enfin, le nucléaire est présent mais très marginal, réfugié dans un hôtel proche. Le président d’EDF, Alphandéry, a même recruté dans sa délégation le pauvre Brice Lalonde. Les dignitaires du nucléaire sont vieux et moches, les seuls jeunes de la salle sont les représentantes très maquillées des services de relations publiques des firmes du secteur.
Mr Gore, sauvez le climat !
Kyoto, ce sont aussi deux mille journalistes installés dans un grand hall, alignant leurs équipements sur d’immenses tables. Un signal, une rumeur, et voilà des centaines de micros, de caméras qui se ruent sur les pauvres employés de l’ONU [7] dont on s’arrache le moindre document.
Les ONG, qui ne représentent environ qu’un tiers de l’effectif des industriels présents, se déchaînent. Des militantes de Greenpeace en kimono servent le thé traditionnel chauffé au solaire à l’entrée du palais. Dans le métro, des bouquets composés par des bouddhistes souhaitent bonne chance à la Convention. Même les buissons du palais sont tous munis d’un phylactère placé par les associations japonaises, qui exhortent notamment "Mr Gore" à sauver le climat en anglais et en japonais. Japonais, Coréens, Philippins sont nombreux, actifs, ils gardent leur calme. La manifestation dans Kyoto respecte les feux de signalisation et n’élève pas la voix [8].
Le quotidien des ONG ECO [9], destiné aux négociateurs, est traduit tous les jours en japonais par de nombreux bénévoles, qui éditent aussi pour le public extérieur le Kiko-Forum : en tout ce sont chaque nuit plus de 60 bénévoles qui se relaient aux claviers, uniquement sur les éditions japonaises. Le Monde et Le Figaro ont pris leur quartier dans l’hôtel central des ONG, où se discutent à toute heure les dernières informations distillées par les négociateurs.
Les églises allemandes ont sponsorisé des représentants des états-îles, accompagnés de juristes radicaux. Le groupe des insulaires (AOSIS) interpelle le monde à Kyoto.
D’autres activistes sont venus en train par la Sibérie, sponsorisés par un gouvernement régional autrichien. Mais Kyoto, pour les associations, ce sont surtout des délégations rodées par cinq années d’investissement des grosses fédérations internationales de défense de l’Environnement. Ce n’est pas le happening de Rio [10], plutôt une foire au lobbying où les responsables de Greenpeace ou du NRDC [11] diffèrent peu physiquement des représentants industriels. Il faut avoir vu les responsables de presse de WWF, de EDF [12] et de Greenpeace négocier en criant une place en tribune pour leur patron respectif pour comprendre que les ONG comprennent des bénévoles passionnés, mais aussi du personnel de carrière aguerri. A Kyoto, ce mélange a été plutôt efficace.
Antoine Bonduelle
[1] La troisième conférence de Parties à la Convention Cadre sur les Changements Climatiques (UNFCCC) s’est tenue du 1er au 11 décembre 1997 à Kyoto, au Japon.
[2] Les 5% de réduction de leurs émissions décidés par les pays développés par rapport à 1990 ne sont pas associés à des sanctions bien méchantes, mais ils ont un régime "obligatoire". Même ténu, cet engagement est encore la cible des tenants de tout poil de la croissance illimitée, et notamment des conservateurs américains pour qui "Kyoto est une plus grande catastrophe que l’effet de serre”.
[3] Voir le détail des péripéties sur :
www.iisd.ca/vol12/enb1276e.html
[4] Committee Of the Whole (COW), suivi de la Conférence des Parties proprement dite (segment ministériel).
[5] La Conférence des Parties (COP1) à la Convention Cadre sur le Changement Climatique (FCCC) (COP-1) a eu lieu à Berlin du 28 mars au 7 avril 1995.
[6] Organisme de pression industrielle fondé par Dominique Strauss-Kahn, alors Ministre de l’économie et des finances.
[7] On a pu dire méchamment qu’ils avaient travaillé à Kyoto pour leur décennie.
[8] Les participants occidentaux des ONG reçoivent même une feuille d’instructions précises visant à ne pas briser l’harmonie avec la population.
[9] ECO est produit chaque nuit par les ONG, ce qui ajoute au sentiment de fatigue extrême. Certains prennent ensuite un mois de cure de repos. D’autres comme l’auteur de ces lignes ont pris... plusieurs kilos.
[10] La tradition des Forums a plutôt migré vers Porto Alegre.
[11] Natural Defense Resource Council : association naturaliste très influente aux Etats-Unis.
[12] Environmental Defense Fund, devenu depuis Environmental Defense, est une association menée par des juristes américains et basée sur l’action légale. Elle est souvent située sur un registre "libéral" et a notamment développé les concepts de "permis échangeables" aux Etats-Unis.