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L’écologie politique, avenir du marxisme
2006, par
Après le marxisme, seule l’écologie politique se présente à nouveau comme un mouvement s’appuyant sur des analyses théoriques en vue de transformer le réel par le militantisme et par le combat politique. Cette continuité d’un héritage n’enlève rien à la rupture que représente l’écologie politique avec le coeur même du paradigme marxien.
L’écologie politique, un air de famille marxiste
Le matérialisme
L’écologie politique, comme le mouvement ouvrier d’inspiration marxiste, s’appuie sur une critique, et donc sur une analyse, une connaissance théorisée, de "l’ordre des choses existant". Plus particulièrement, Marx et les Verts se focalisent sur un secteur bien précis du réel : le rapport humanité/nature, et encore plus précisément : le rapport des humains entre eux face à la nature, ce que les marxistes appelaient "forces productives".
Bien sûr, ils vont s’opposer radicalement sur l’appréciation globale de ce rapport, positive pour le premier, négative pour les seconds. Divergence essentielle mais qu’il ne faut pas exagérer. Pour Marx également, les forces productives sont à ce point surdéterminées par les rapports de production que la critique qu’il porte contre ceux-ci emporte aussi celles-là : les forces productives du capital sont aliénantes parce que le rapport capital-travail est aliénant.
La dialectique
Le matérialisme des Verts, comme celui de Marx, est en effet beaucoup plus une critique du désordre existant qu’une exaltation d’un ordre sous-jacent ou la prédication d’un ordre nouveau. Tout comme les marxistes s’appuyaient sur une critique de l’économie politique réellement existante pour en garantir le renversement, les écologistes dénoncent la dynamique réellement existante entre l’Humanité et son environnement pour en souligner l’insoutenabilité. En fait, la façon de raconter l’Histoire est la même chez les uns et les autres : il s’agit d’une critique des structures du réel par des mouvements sociaux réels, et réellement suscités par les structures même qu’ils combattent.
Plus profondément encore, les Verts et les marxistes se rejoignent dans l’insistance sur deux thèmes : la thématique de la totalité, et la thématique des interrelations. La totalité société-nature est pensée comme un système, avec ses instances et ses éléments relativement autonomes, mais tout y retentit sur tout.
L’historicisme
Les Verts partagent avec les marxistes la conviction qu’ils viennent à l’heure où la chouette de Minerve prend son vol, au moment où une forme particulière de l’ordre des choses nous mène si près de la catastrophe que le Grand Changement s’impose : la Révolution, la mutation de paradigme, le changement d’ère... La grande forme qu’il s’agit d’abattre, le mouvement ouvrier l’appela "capitalisme", l’écologie politique l’appelle "productivisme".
Cette différence est loin d’être neutre, mais qui ne voit que le "productivisme" pour les verts joue exactement le rôle du "capitalisme" chez les rouges : ce qu’il faut abolir pour changer la vie ?
Productivisme ou capitalisme, c’est en tout cas ce qui porte au paroxysme la tension des rapports entre les humains, et entre eux et la Nature.
Un "seuil" est franchi : c’est pourquoi naît aujourd’hui le mouvement d’écologie politique, comme naquit jadis le mouvement ouvrier.
Le progressisme politique
On l’a noté en passant et on va y revenir : l’écologie s’oppose au mouvement ouvrier et au marxisme en particulier sur le point capital du "progrès des forces productives". Pourtant, s’ils ne croient plus en un mouvement matériel trans-historique qui garantirait le progrès, les Verts s’inscrivent spontanément dans la lignée de tous les mouvements émancipateurs de l’humanité, avant comme après le mouvement ouvrier : la démocratie, le socialisme (versant libertaire), le tiers-mondisme, le féminisme, le régionalisme... Ils se retrouvent donc avec les rouges sur tous leurs combats historiques, dénonçant dans les partis qui se réclament du socialisme l’abandon de leurs propres objectifs sociaux (comme la réduction de la durée du travail, le droit de vote pour les étrangers résidents, etc.).
Schématiquement : les Verts sont politiquement progressistes parce qu’ils s’opposent à ce qui transforme les humains en rouage d’une machinerie.
Donc ils sont nécessairement pour les dominés contre les dominants, ils sont pour les travailleurs (salariés ou paysans) qui se révoltent contre la réduction de leur activité à une monnaie d’échange pour entrer dans la société de consommation, ils sont pareillement aux côtés du Tiers-Monde contre le saccage impérialiste de la terre, des humains et de leurs cultures.
Aux relations sociales et internationales du productivisme, ils opposent le projet d’un "nouveau modèle de développement", le "développement soutenable" ou "l’écodéveloppement", comme les rouges opposaient le socialisme au capitalisme.
Au total, l’écologie politique présente de très fortes similitudes avec le marxisme. Ce sont deux "modèles d’espérance" de matrice similaire : matérialistes (on part d’une connaissance critique du réel), dialectique (on compte que cette réalité engendrera sa propre critique matérielle), historique ("c’est l’heure !"), et progressiste.
À ce titre, le Vert partage aussi la plupart des risques du Rouge, et en présente déjà les tares : on a souvent dénoncé le "fondamentalisme" des Verts allemands ou français (analogue exact du "gauchisme"), on risque de ne pas tarder à déplorer leur "réalisme" (analogue du vieil "opportunisme").
Le Vert a toutefois un grand avantage sur le Rouge : il vient après. Le paradigme vert se développe sur sa base propre, mais celle-ci comporte aussi la critique théorique et pratique du paradigme rouge. C’est un principe d’espérance se développant selon une matrice semblable, mais ce n’est pas la même matrice. C’est une refondation du principe d’espérance.
La différence la plus connue entre les deux matrices, nous l’avons déjà pointée : l’idée d’un "progrès des forces productives" entraînant les autres progrès est totalement absente du paradigme vert.
Comme déjà les versions althusseriennes ou maoïstes du marxisme, l’écologie politique refuse le primat des forces productives, elle les subordonne aux rapports sociaux et à la vision du monde qui les inspire, et juge les rapports humanité-nature, non à l’aune de la maîtrise, mais du respect (de l’être humain, et des générations futures, et même des autres espèces).
La seconde différence est plus profonde : le paradigme vert est certes politiquement progressiste, mais ce n’est pas un "progressisme", au sens où sa vision de l’histoire n’est pas l’histoire d’un progrès. En fait, ce n’est pas du tout une vision de l’histoire orientée. A la limite, si l’histoire était orientée, elle le serait par le deuxième principe de la thermodynamique : l’histoire d’une inexorable croissance de l’entropie, l’histoire d’une dégradation. Seule la conscience humaine auto-critique peut ralentir ou inverser cette dégradation.
L’écologie politique ne peut définir le progrès que comme une direction, définie par un certain nombre de valeurs éthiques ou esthétiques (la solidarité, l’autonomie, la responsabilité, la démocratie, l’harmonie...). Sans aucune garantie matérielle que le monde ira effectivement dans ce sens (par "socialisation des forces productives").
Le matérialisme historique et dialectique des Verts est non-téléologique, et même plutôt pessimiste.
Cet abandon du primat des forces productives a une autre conséquence : l’abandon du primat des producteurs. Si les Verts, politiquement progressistes, sont souvent aux côtés des exploités et des opprimés, c’est que leurs valeurs, l’écologie de leur monde rêvé, s’oppose à l’exploitation et à l’oppression. Ce n’est en aucune manière parce qu’ils considèreraient que les producteurs exploités dans le productivisme seraient en eux-mêmes porteurs de la conscience d’un monde sans productivisme.
Tout cela aboutit chez les Verts à la disparition d’un moment déterminant du processus historique (chez les rouges) : la "prise du pouvoir".
Quand on leur pose la question "Êtes-vous réformistes ou révolutionnaires ?", les Verts, même les "fondamentalistes", ne savent pas quoi répondre. Tout simplement parce qu’ils ne voient pas quel serait "le" point d’application d’une "révolution politique écologiste". Ils sont pour changer beaucoup de choses, mais "le" pouvoir, le pouvoir d’État, ils ne comptent guère sur lui.
Héritiers de Michel Foucault et de Félix Guattari plutôt que du marxisme, même celui d’Henri Lefebvre et du premier Althusser (celui de Pour Marx), ils rêvent sans doute à une multitude à de microruptures, à une révolution moléculaire à jamais inachevée.
Élargir ou recycler le marxisme ?
La communauté de pensée, la similitude de paradigme entre mouvement ouvrier et écologie politique, invitent évidemment à se poser la question du rapport futur entre le marxisme, héritage théorique le plus précieux du mouvement ouvrier, et la pensée écologiste. Ne serait-ce que parce que l’écologie politique n’a pas (encore ?) produit un penseur matérialiste, dialectique, historiciste et progressiste de la taille de Marx.
L’écologie politique est l’avenir du marxisme.
De même que le communisme fut la réponse de Marx aux limites de la Révolution Française ; de même l’écologie politique semble devoir être la réponse à la tragédie du communisme au XXe siècle. L’élaboration d’une pensée et d’une politique écologiste semble devoir être la réponse de l’humanité au grand problème du XXIe siècle.
Marx et le marxisme peuvent apporter énormément à l’écologie politique, en tant que pensée matérialiste, dialectique, historiciste et progressiste.
Je crois même que les penseurs marxistes de la stratégie de transformation sociale, Marx lui-même, Rosa Luxemburg, Gramsci, Lénine ou Mao Zedong, avec leurs erreurs et leurs débats réciproques, sont un précieux héritage pour la politique écologiste (et je pense en particulier à la question de la conquête de l’hégémonie). Mais je le dis tout net : la structure générale, l’ossature du paradigme marxiste, sa topique de principe d’espérance, doivent être abandonnées, et pratiquement toutes les régions de la pensée marxiste doivent être réexaminées dans le détail pour être véritablement utiles.
La divergence de fond
Le problème de fond n’est pas tant la faiblesse de la pensée du politique chez Marx (par delà le faux débat "réforme ou révolution"). On a beaucoup écrit sur cette faiblesse, et à coup sûr elle est largement responsable de la dynamique criminelle d’une part considérable du marxisme du XXe siècle.
Mais cette faiblesse se retrouve à l’identique dans l’écologie politique actuelle. Nous ne savons tout simplement pas penser ni surtout gérer le rapport entre une critique de l’ordre des choses existant et une pratique politique, authentiquement humaine, et a fortiori écologiste, d’abolition de cet ordre existant. Pas plus que le marxisme, l’écologie politique n’a de solution pour marier matérialisme, éthique et politique.
Mais ce que je vise plus précisément, c’est l’axe unificateur du programme de Marx : le paradigme de la production comme soudure entre matérialisme et politique.
Le noyau purement scientifique et non eschatologique, du programme de recherche que Marx résume dans le premier point de la fameuse lettre du 5 mars 1852 à Weydemeyer ( "démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production"), consiste en l’analyse des contradictions de chaque mode de production.
Ce qui fait problème, c’est le programme lui-même par le statut central qu’il accorde à la production.
Et à la production telle que la pense Marx, c’est-à-dire l’activité de transformation de la nature par des producteurs, organisés selon des rapports sociaux plus ou moins aliénants. Cet axe est bien structurant, puisqu’il permet en effet dans un même mouvement de désigner l’ennemi (le capitalisme), l’agent révolutionnaire (le prolétariat) et le but du mouvement politique : le communisme.
Or, cette réduction tendancielle de l’histoire naturelle du genre humain à l’activité transformatrice de l’homme est justement cela même qui place le marxisme en porte-à-faux par rapport à l’écologie humaine (théorique, éthique, ou politique).
Ted Benton a remarquablement montré comment ce porte-à-faux s’originait dans l’étroitesse même de la conception marxienne du procès de production. Comme le montre Benton, Marx voit l’histoire comme une artificialisation progressive du monde, libérant l’humanité des contraintes extérieures que lui imposait sa maîtrise insuffisante sur la nature, ce qui l’amène, lui et les marxistes à sa suite, à négliger le caractère irréductible de ces contraintes extérieures, proprement écologiques.
De ce point de vue, Marx participe totalement de l’idéologie biblico-cartésienne de la conquête de la Nature, telle qu’elle sera portée au paroxysme par les "bourgeois conquérants", puis les apprentis-sorciers staliniens de la Sibérie et des steppes du Khazakstan.
J’irais encore plus loin. En vérité, ce sont les plus belles phrases écologistes de Marx, celles qu’aiment à citer les "éco-marxistes", celles où Marx enracinait l’activité humaine dans son contexte naturel, qui m’inspirent aujourd’hui un malaise. Et je pense en particulier au fameux passage des Manuscrits de 1844 : "La nature est le corps inorganique de l’homme"... Eh bien non. La nature n’est pas le corps inorganique de l’homme, mais tout autant le corps inorganique de l’abeille ou de l’aigle royal. Paraphrasant Hugues de Saint-Victor, j’irais jusqu’à dire que "Celui qui aime le genre humain n’est qu’un tendre débutant ; meilleur est celui qui aime les autres espèces vivantes comme la sienne propre ; celui-là seul est parfait qui reconnaît dans son propre corps le corps inorganique de la Nature" (et pour commencer : le corps inorganique des vers de terre).
L’ambiguïté de l’écologisme de Marx (qu’il partage avec tous les savants écologistes de son propre temps, à commencer par Vernadsky) éclate presque inconsciemment dans une autre formule "éco-marxiste" : "Le travail n’est que la père de la richesse, mais la nature en est la mère".
Face au lassalisme qui triomphe dans le Programme de Gotha et, depuis, dans tout le mouvement ouvrier, c’était très bien de rappeler que la nature existe. Mais je crains fort que, chez Marx lui-même, la Mère-Nature ne soit prise en compte que pour être soumise à la Loi transformatrice du Père-Travail, selon une tradition qui remonte au moins à Aristote : "La matière aspire à la forme comme la femelle au mâle".
Que l’on me comprenne bien. Je ne plaide pas ici pour la deep ecology. Blaise Pascal, bien avant le Grand Chef Seattle, nous le rappelait : le genre humain n’est qu’un maillon de l’immense toile de la Nature, mais il est le seul qui, par la pensée, comprenne la Nature, il est la seule espèce sur la Terre à être responsable de la Terre, à pouvoir la transformer pour le meilleur et pour le pire. Pour reprendre le célèbre choeur d’Antigone chez Sophocle, il est la plus grande force tellurique de la Nature, mais peut choisir la voie du bien et du mal.
Ce que je dis, c’est que l’accent a priori positif placé par Marx sur les capacités démiurgiques du genre humain, la limitation de sa critique de l’ordre existant à la forme des rapports entre les humains et d’abord dans la production, sans aller jusqu’à la critique du contenu de cette production, ouvraient la voie à la rupture entre le marxisme et l’éthique, entre le marxisme et la politique démocratique, entre le marxisme et l’écologie.
Alain Lipietz
Ce texte reprend une communication faite au Congrès Marx International le 27 Septembre 1995.
Le texte complet se trouve sur le site http://lipietz.net.