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Nourrir l’humanité
dimanche 15 avril 2007, par
Des modes d’alimentation au Nord aux modes de production agricole au Sud, l’auteur rend ici au système agro-économique mondial sa place incontournable dans l’activité humaine. Ainsi qu’un champ de réflexion décisif, propre à l’imagination de nouvelles façons de produire et de consommer. Relocalisation, équité, autonomie sont au cœur de ces propositions, relayées aujourd’hui par les mouvements pour la décroissance, mais qui l’ont été pendant des décennies par les mouvements environnementalistes et de solidarité internationale, de culture écologiste ou chrétienne comme l’auteur. Jean Aubin, qui enseigne aujourd’hui les mathématiques après avoir été ouvrier agricole puis paysan en bio, a publié à son compte un livre didactique d’introduction aux questions de la décroissance.
Même si l’occidental habitué aux rayons surchargés des supermarchés l’oublie souvent, la recherche de nourriture est la priorité absolue pour une bonne part de l’humanité, et l’agriculture reste la principale activité : la moitié de la population mondiale en vit, souvent mal d’ailleurs.
Pour les années à venir, l’humanité est donc face à un double défi : assurer la sécurité alimentaire à l’ensemble des habitants de la planète, et donner des conditions de vie correctes à ceux qui pratiquent cette activité essentielle. Elle a les moyens de gagner ce double défi, mais cela ne se fera pas tout seul.
Au Nord : un gros appétit
Dans le monde paysan de mon enfance, on disait de celui qui se montrait arrogant, imbu de sa richesse ou gaspilleur : celui-la ne sait pas avec quoi le pain est fait. Aujourd’hui, l’évolution du monde a fait de la plupart des occidentaux des "hors-sol". La nourriture est considérée à juste titre comme un dû, mais aussi comme un acquis. On la veut abondante, variée, attrayante, bon marché. Une famille française moyenne consacre à son alimentation entre 12 et 16% de ses revenus, c’est-à-dire beaucoup moins qu’à son logement, ses déplacements, sa santé, ses loisirs. Et, dans ce total, la part revenant aux agriculteurs n’est que de 2 à 3%, le reste allant aux intermédiaires, transporteurs, transformateurs… La modicité de cette part tend fatalement à faire oublier la somme d’efforts avec lesquels le "pain", et la nourriture dans son ensemble, sont faits. A oublier aussi que la Terre s’épuise à nous nourrir.
La chaîne alimentaire dont nous sommes le dernier maillon se caractérise en effet par une très grande voracité en terme de ressources terrestres : pour qu’une calorie alimentaire arrive dans notre assiette, le système agroalimentaire moderne dépense en moyenne 13 calories d’énergie fossile (essentiellement du pétrole) [1]. Cette voracité tient principalement à quatre caractéristiques de l’alimentation actuelle en Occident :
Une nourriture sans saison : tomates toute l’année, melons en mai, raisin en mars, figues fraîches à Noël, pommes en juin…
Une nourriture sans frontières : haricots verts du Kenya, raisin du Chili, crevettes asiatiques, fraises d’Afrique du Sud, perche du Nil du lac Victoria, pommes de Nouvelle-Zélande…
Ces deux caractères ont un point commun : qu’elles soient produites hors saison en serre chauffée, ou qu’elles soient importées du bout du monde, ces denrées regorgent de pétrole Pour acheminer en Europe ou au Japon un kilo de raisin du Chili ou de perche du Nil, l’avion-cargo brûle cinq litres de kérosène. Et le melon récolté chez nous en mai a exigé tout l’hiver un chauffage torride dans sa serre.
Une nourriture très carnée et très largement d’origine animale. Or le passage par l’animal est un facteur de gaspillage : la production d’une unité alimentaire (tant de protéines, tant de calories) d’origine animale (viande, poisson, œufs, produits laitiers) exige sept fois plus de moyens (surface, irrigation, pollutions, énergie pour fabriquer et alimenter en carburant les machines agricoles ou les chalutiers, produire les engrais et les pesticides…) que la même valeur alimentaire d’origine végétale (céréales, légumineuses…). Ce facteur 7 n’est qu’une moyenne : il varie de 4 pour le porc, le poulet ou les œufs à 21 pour le veau, en passant par 11 pour le bœuf. En mettant les produits animaux à chaque repas, nous rendons ainsi inévitable l’intensification outrancière de l’agriculture chez nous (engrais, pesticides, pollutions…) ainsi que l’importation massive des produits du Sud pour l’alimentation de notre bétail : soja brésilien ou argentin, manioc asiatique… "Le grain du pauvre nourrit la vache du riche", selon le titre d’une campagne de sensibilisation d’une ONG. Si les agriculteurs sont des pollueurs, parfois à leur corps défendant, les consommateurs sont les commanditaires, par leurs exigences alimentaires. Bien sûr, le passage au végétarisme total ne s’impose nullement : beaucoup de terres trop arides ou trop accidentées sont valorisées au mieux par le pâturage, et une certaine dose d’élevage est bénéfique à l’équilibre agricole. C’est la démesure qui est en cause : il est aberrant d’alimenter des millions de volailles, de bovins, de porcs ou de saumons avec les céréales et le soja produits à grand renfort d’engrais et de pesticides sur nos meilleures terres, ou importées de pays du sud mal nourris. Avec cinq fois moins de produits animaux dans notre assiette, nous ne nous porterions que mieux, et la planète aussi.
Une nourriture préparée, transformée, surgelée, lyophilisée, suremballée, déménagée… On cite l’exemple du yaourt à la fraise dans son petit pot individuel de plastique emballé de carton, dont les différents composants ont parcouru 9000km avant de parvenir sur notre table.
L’impact d’un tel système agroalimentaire est considérable sur notre empreinte écologique (pression que nous faisons subir à la planète). On commence à reconnaître cette vérité dérangeante : si le monde entier vivait à la manière des Européens de l’Ouest, il faudrait trois planètes pour répondre à ses besoins. L’alimentation pèse lourd dans ces excès, qui contribuent à creuser un gouffre d’inégalités dans le monde, et à accumuler une montagne de problèmes pour demain.
Le Sud : un monde de paysans
Sur les six milliards et demi d’humains, deux sont mal nourris, et 840 millions souffrent de la faim : la situation au Sud n’a évidemment rien à voir avec celle du Nord. Face au problème de la faim, la solution a pu sembler un temps découler à la fois du bon sens et du bon cœur : d’un côté la surproduction, d’un autre côté une pénurie dramatique, yaka envoyer nos surplus.
Ce n’est pas si simple. Ce type de remède peut se révéler pire que le mal. En effet, si l’aide alimentaire peut se justifier et même s’imposer en cas d’urgence (mais c’est très rare en fait), elle est une calamité quand elle s’installe. Car l’afflux de denrées importées disponibles à très bas prix déstabilise le marché local et ruine l’agriculture du pays, provoquant l’exode des paysans vers les bidonvilles. De plus, si l’aide alimentaire habituelle peut être une promesse de sécurité alimentaire (ne vous souciez de rien, on s’occupe de tout), elle va à l’encontre de la souveraineté alimentaire (quand on produit ce qu’on consomme, on peut envisager d’être maître chez soi) et marque un pas supplémentaire dans l’entrée en dépendance : dépendance politique (vulnérabilité à l’arme de la faim ; docilité envers les fournisseurs) et dépendance économique (si les surplus se tarissent, les promesses de fourniture de nourriture ne seront évidemment pas tenues). Or, la situation d’excédents qui prévaut en Occident ne va pas durer éternellement. La production sera très affectée notamment par l’augmentation considérable du prix du pétrole, et les répercussions sur le prix des engrais (il faut trois tonnes de pétrole pour synthétiser un tonne d’engrais azoté), des pesticides, des transports. L’agriculture va devoir affronter les graves problèmes écologiques qui se précisent : manque d’eau, baisse de la fertilité des sols en raison des excès d’engrais et de pesticides, d’irrigation mal conduite, de monoculture… Les performances agricoles de l’Occident, qui reposent sur une très forte dépense énergétique, atteignent ou dépassent leurs limites et seront incapables de faire face à la croissance démographique mondiale dans le prochain demi-siècle. Le Sud doit se nourrir par lui-même. Comment ?
Le monde compte 1,3 milliard d’agriculteurs : la moitié de la population active. Un milliard d’entre eux n’a pour travailler que de ses bras… ainsi que ceux de sa femme et de ses enfants, moyennant quoi il peut prétendre cultiver, s’il dispose de cette surface, environ un hectare de terre, où il pourra récolter quelque dix quintaux ; 300 millions utilisent la traction animale (âne, bœuf, cheval…) ; et 30 millions ont un tracteur pour cultiver disons cent hectares dont chacun peut produire près de 100 quintaux, soit 10 000 quintaux en tout. Le projet de l’OMC est de mettre en concurrence totale de par le monde celui qui produit 10 quintaux avec celui qui en produit 10 000. Un massacre. En effet, le prix mondial des grains ne permet à aucun agriculteur au monde de vivre actuellement. Les producteurs européens et américains s’en sortent grâce aux subventions massives, inconnues évidemment des paysans du Sud. Aussi, quand le blé de la Beauce ou le maïs de l’Ohio arrive à 5 euros le quintal sur les marchés africains, le producteur de sorgho ou de mil se retrouve incapable de vendre sa maigre récolte à un prix lui permettant de vivre. Il en est de même avec les bas morceaux congelés de viande bovine argentine ou de poulets vendus en Afrique à moins d’un euro le kilo. Dans tous les cas, les paysans et éleveurs locaux sont ruinés et doivent fuir vers les bidonvilles.
Nourriture ou développement ?
La réponse classique, c’est la modernisation de l’agriculture du Sud à l’image de celle du Nord : agrandissement, mécanisation, spécialisation, cultures d’exportation, à grand renfort d’engrais chimiques, de pesticides, de semences sélectionnées ou génétiquement modifiées… Alors le tri se fera entre les paysans capables de monter dans le train du progrès, et les autres, les canards boiteux condamnés à disparaître pour laisser la place aux premiers. Cette théorie économique officielle privilégie notamment les cultures d’exportation susceptibles de fournir les devises nécessaires à la construction des routes, des ports, des usines, des hôpitaux et des écoles, bref, au développement économique.
Une théorie tellement officielle qu’elle ne laisse pratiquement aucune place au doute. L’imaginaire dominant, qui a envahi aussi les dirigeants des pays du Sud, considère une fois pour toute que le modèle occidental d’évolution de la société ne souffre aucune exception. Et pourtant, les lendemains qui chantent promis par la mondialisation triomphante et l’uniformisation à l’occidentale conduisent à la ruine des paysans. Jean-Christophe Rufin, président d’Action Contre la Faim, qualifie le développement de "passage de la misère des campagnes à la misère des villes". L’agrobiologiste Pierre Rabhi, qui a participé à la revitalisation de l’agriculture dans de nombreux pays, notamment au Burkina Faso, où le gouvernement l’a appelé à la rescousse face à la désertification, résume ainsi un processus pervers : "Plein de leur supériorité, les nouveaux venus ont dit aux paysans : ‘Ce que vous faites est un peu ringard. Vous continuez à cultiver vos propres légumes et cela vous permet tout juste de subsister. Ce n’est pas assez rentable. Nous allons vous donner les engrais dont vous avez besoin, mais vous allez cesser de produire des légumes pour votre nourriture. Vous allez plutôt cultiver des produits qui vont aller à l’exportation et rapporter des devises, du coton, du cacao, des arachides… Vous allez nous amener votre récolte et, avant de toucher votre argent, vous allez rembourser les produits que vous avez utilisés.’ Croyez-moi, après cette opération, il ne restera pas beaucoup d’argent à ces pauvres paysans. Tout juste de quoi acheter la nourriture qu’ils n’ont pas produite, et encore, pas toujours." [2]
Ce processus serait pourtant la voie normale du développement, celle qu’a connue l’Europe occidentale depuis la révolution industrielle : la naissance de l’industrie absorbait alors, dans les douleurs sociales que l’on sait, les exilés de la terre, et le départ vers les colonies était une autre porte de sortie. L’industrialisation du Sud, très rapide aujourd’hui dans certaines régions, participerait à cette vision classique du développement selon les recettes éprouvées du Nord ; là où elle est "insuffisante", elle devait être encouragée pour permettre l’entrée dans le grand jeu du commerce mondialisé.
Pour les objecteurs de croissance au contraire, cette imitation de l’Occident est une impasse totale : comment peut-on envisager de généraliser à l’ensemble de la population mondiale le mode de vie européen actuel, qui exigerait les ressources de trois planètes ? Et comment appliquer au Sud, dans des conditions naturelles souvent beaucoup plus difficiles qu’au Nord (climat plus extrême, sol tropicaux fragiles…) les recettes agricoles qui certes ont permis un accroissement fantastique des rendements, mais dont le prix, socialement douloureux, se révèle aujourd’hui insupportable pour l’équilibre écologique de la planète ? Le développement à l’occidentale ne peut que laisser la plus grande partie des pays du Sud embourbés dans les conditions sociales effroyables de notre dix-neuvième siècle, sans porte de sortie.
Une voie propre au Sud
C’est pourquoi le Sud doit pouvoir bâtir sa voie propre. Pour éviter le massacre de la paysannerie du Sud par la conjonction entre le libre-échange et les prix mondiaux artificiellement bas, la première condition est le droit des pays pauvres à protéger leur agriculture contre les produits subventionnés des pays riches. Cela suppose la constitution d’ensembles régionaux aux conditions de productivité comparables, par exemple l’Afrique de l’Ouest, où les échanges peuvent se faire sans que la concurrence devienne un jeu de massacre. A l’intérieur de tels ensembles, les prix agricoles pourraient être protégés par l’instauration de préférence communautaire, de taxes aux importations, introduites de manière évidemment graduelle pour que les consommateurs pauvres puissent s’adapter à la remontée des cours et continuer à se nourrir. Et en cas de déficit alimentaire dans un coin du Burkina Faso, la région ne serait plus inondée des surplus de blé européen ou américain, mais se fournirait dans la région voisine, ou en Côte d’Ivoire ou au Bénin, avec le sorgho en excédent, plus adapté d’ailleurs aux habitudes locales. Loin de participer comme les exportations occidentales à la misère des campagnes et à l’exode rural, ces échanges locaux de nourriture à des prix corrects, assurent aux paysans un débouché et un revenu décent ; ils sont bénéfiques à toute la région et permettent d’aller vers l’indépendance alimentaire. Au cercle vicieux actuel, il s’agit de substituer un cercle vertueux entre la hausse des prix agricoles, celle des salaires, l’amélioration des conditions de vie et de travail, l’épargne, l’augmentation des rendements...
N’étant plus soumis à une concurrence effrénée et insupportable, les paysans pourront d’abord de vivre, au lieu d’avoir comme seule perspective la fuite vers les bidonvilles. Progressivement, ils pourront ensuite épargner et investir dans des outils permettant un travail moins pénible et plus efficace, éventuellement l’achat d’un peu de bétail qui apportera un revenu complémentaire, produira du fumier pour améliorer la fertilité du sol, et rendra peut-être possible un début de culture attelée.
Les gains de productivité ne prennent pas des siècles, dès que les prix sont soutenus : après guerre, il a suffi en Europe d’une petite vingtaine d’années pour que le Marché commun, où se pratiquait la préférence communautaire, passe de l’insuffisance alimentaire à la surproduction. Avec des méthodes qu’on peut espérer moins brutales, le Tiers Monde peut en quelques années obtenir son autosuffisance, dépasser la courbe de la croissance de sa population et mettre ainsi un terme au scandale de la faim. Point besoin de beaucoup d’aide pour cela, mais d’abord le droit de mettre en place des règles équitables et efficaces.
Evidemment, l’idée d’une protection du marché du riz, du blé ou du mil est une hérésie face à la pensée unique, pour laquelle seule la dérégulation totale du commerce peut apporter la prospérité. Le protectionnisme a mauvaise presse, il évoque le nationaliste du passé, dans lequel chacun se barricade derrière ses frontières, avec l’idée que les autres vont de leur côté laisser leur marché ouvert et se laisser envahir. Il ne s’agit pas de cela ici : il s’agit que la concurrence ne se fasse qu’entre partenaires comparables dans un match loyal.
Selon une idée fort répandue, la faim serait due à une insuffisance de la production, dont les causes sont avant tout naturelles ou techniques. La solution dépendrait donc avant tout d’améliorations également techniques (semences, engrais, pesticides...). C’était l’idée de la révolution verte des années 60 ; c’est un argument pour les OGM aujourd’hui. En réalité, la faim est avant tout une question sociale (la nourriture existe mais les plus pauvres n’ont pas les moyens de se la procurer) et politique (guerres et désordres, corruption, choix des exportations…) C’est pourquoi l’amélioration de la condition paysanne et de la productivité passe dans de nombreuses régions (Amérique latine, Inde…) par une véritable réforme agraire. Car permettre l’accès des petits paysans à la terre, c’est non seulement leur donner la possibilité de se nourrir et d’acquérir leur indépendance, mais c’est aussi augmenter considérablement la production, au profit de la population tout entière : des études ont montré que les terres cultivées par des paysans sont treize fois plus productives que celles des grandes exploitations mécanisées. Et si parfois, l’Occident peut fournir une certaine aide technologique, c’est à condition d’y mettre beaucoup d’humilité, beaucoup de prudence face aux effets pervers possibles au Sud, après la douloureuse découverte des limites des techniques dures de l’agriculture pratiquée au Nord.
Tout semble se liguer contre les paysans, qui constituent la moitié de la population mondiale, On voudrait leur faire croire qu’ils deviennent inutiles et leur enjoindre de disparaître. Pourtant, ils sont irremplaçables car, en la période de mutation mondiale qui nous attend, ils ont plus que jamais la tâche immense de se nourrir, de nourrir l’autre moitié de l’humanité et de préserver la planète. Ils méritent notre respect et notre soutien.
Jean Aubin
Le site de Jean Aubin : http://impossible.croissance.googlepages.com/
Bibliographie :
Jean Aubin, Croissance : l’impossible nécessaire, Planète bleue éditions, Saint-Thurial, 2006
[1] Voir la campagne "Des gaz à effet de serre dans mon assiette ?", coordonnée par le Réseau Action Climat-France (NdE) : http://rac-f.org/
[2] Jean-Pierre et Rachel Cartier, Pierre Rabhi. Le Chant de la Terre, La Table ronde, 2002