Accueil > Les dossiers > Du printemps 2006 à l’été 2007, du n° 22 au 27 > N° 25 (hiver 06/07) / Utopies techno, réalisme écolo / Marx écolo ? > Marx écolo ? > Marx, matérialiste ou naturaliste ?

Marx, matérialiste ou naturaliste ?

lundi 8 octobre 2007, par Michel Kail

Michel Kail est professeur de philosophie, membre du comité de rédaction de la revue Les temps modernes et co-directeur de la revue L’homme et la Société. Auteur de divers ouvrages et articles sur Sartre et Beauvoir, il s’interroge ici sur la conception matérialiste de la nature construire par Marx.

Dans un des ouvrages fondateurs de l’écologie politique -Écologie et liberté- André Gorz prévient que « le fait de préférer les systèmes naturels et leurs équilibres autorégulés aux systèmes programmés par des experts et des institutions, ne doit pas être confondu avec un culte quasi-religieux de la Nature » (Gorz, 1977, p.28). Un tel culte reviendrait à sacraliser la nature, et l’abandonner ainsi à la juridiction divine, laquelle la soumet à des lois naturelles. La sacralisation n’empêche donc pas l’usage de la notion de loi naturelle, au contraire. Cette dernière notion est très directement dépendante de la volonté divine ordonnant le monde, qui, sans une telle intervention, serait pur chaos ou pure matière. Ce lien n’est pas tendu seulement par le monothéisme : dans La République, Platon introduit le fameux exemple des trois lits, le lit par nature, le lit du menuisier et le lit du peintre, en précisant que « le premier est celui qui existe par nature, celui que, selon ma pensée, nous dirions l’œuvre d’un dieu » (La République, 597b). Sur le site http://brightsfrance.free.fr/, nous apprenons qu’un bright est un individu portant un regard naturaliste sur le monde, et que « naturaliste » signifie : « considérant que la réalité est gouvernée par des lois naturelles (par opposition à surnaturelles) ».
Le rapprochement de ces deux séries de remarques ne manque pas de nous alerter : la stricte invocation de lois naturelles ne garantit nullement la pureté scientifique du regard naturaliste, au contraire de l’optimisme affiché par les responsables du site cité supra, puisque ces lois ont besoin du concours divin pour être assurées dans leur validité et leur efficacité. En d’autres termes, il ne sert à rien d’opposer la nature à la surnature, puisque ces deux notions ont partie liée : la notion de (sur)nature n’aurait aucun sens, si n’était posée d’abord celle de nature. Les notions de nature et surnature se renforcent l’une et l’autre, seul le concept de matière devrait permettre d’échapper à leur complicité qui emprunte l’apparence d’une opposition. Comme le remarque si pertinemment Clément Rosset, « la nature est donc ce qui existe indépendamment de l’activité humaine ; mais elle ne se confond pas non plus avec la ‘matière’. La matière, c’est le hasard : un mode d’existence non seulement indépendant des productions humaines, mais aussi indifférent à tout principe et à toute loi » (Rosset, 1986, p.11). Il faut donc, semble-t-il, choisir entre se revendiquer matérialiste ou s’afficher naturaliste. Marx a-t-il pratiqué un tel choix ?

Naturalisme ou matérialisme ?

Si l’on en croit ses déclarations de principe, ainsi que celles de son complice Engels et de leurs épigones, Marx et le marxisme ont été matérialistes. C’est au nom de ce matérialisme déclaré qu’Engels pouvait distinguer entre le socialisme scientifique de Marx et le socialisme utopique des Saint-Simon, Fourier ou Owen : « […] la conception matérialiste de l’histoire et la révélation du mystère de la production capitaliste au moyen de la plus-value, nous les devons à Marx. C’est grâce à elles que le socialisme est devenu une science […] » (Engel, 1971, p.89). Cependant, à y regarder de plus près, on peut avancer l’hypothèse selon laquelle le matérialisme de Marx a été contaminé par un parti pris naturaliste, sinon surpassé par celui-ci.
Dans la Dialectique de la nature, ouvrage qui rassemble des textes laissés à l’état de manuscrits par Engels, celui-ci s’en prend à une conception déterministe de la nature, venue du matérialisme français, et selon laquelle ne règne dans la nature que « la simple nécessité immédiate » (Engels, 1961, p.220), qui oblige à considérer tous les faits comme le produit d’un enchaînement immuable de causes et d’effets, d’une « nécessité inébranlable ». Avec une nécessité de ce genre, précise-t-il, nous restons prisonniers d’une conception théologique de la nature : comme nous ne saurions tracer l’enchaînement des causes et des effets jusqu’à son terme, nous sommes, en effet, conduits à invoquer le décret éternel de la Providence ou, aussi bien, la nécessité ; ce qui ne fait aucune différence pour la science. Aussi prône-t-il une conception dialectique de la nature qui substitue à cette nécessité mécanique, toute en extériorité, une « nécessité interne ». Si nous devions nous en tenir à la nécessité mécanique, cela signifierait, nous prévient Engels, « dicter pour loi à la nature la détermination humaine arbitraire qui entre en contradiction avec elle-même et avec la réalité » (Engels, 1961, p.223), alors qu’intégrer cette nécessité dans le processus même de la nature permet d’obéir à l’injonction qui commande, selon notre auteur, la conception matérialiste de la nature : « une simple intelligence de la nature telle qu’elle se présente, sans adjonction étrangère » (Engels, 1961, p.198). Contentons-nous de remarquer qu’il est pour le moins difficile, sinon impossible, de concevoir une intelligence, même simple, qui ne soit pas une « adjonction étrangère ». S’il s’agissait de refouler toute adjonction étrangère, ne fallait-il pas prêter à la nature la capacité de se connaître elle-même. Auquel cas toute connaissance (humaine donc) devenait inutile, voire un obstacle à la connaissance elle-même (la connaissance de la nature par elle-même). Cas de figure pour le moins étrange !
Si nous nous référons à L’Idéologie allemande, nous constatons que Marx et Engels ne peuvent ici appréhender la nature que dans son rapport avec l’homme, entendons des individus déterminés tels qu’ils sont en réalité, contraints de produire leurs moyens d’existence. Si bien que « ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, avec ce qu’ils produisent aussi bien qu’avec la façon dont ils produisent » (Marx, Engels, 1982, p.1055). Il n’est alors plus question de saisir la nature, en elle-même, « sans adjonction étrangère », face à aux êtres humains, mais de rassembler l’homme et la nature dans leur unité : « Toute historiographie doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l’action des hommes au cours de l’histoire » (Ibid. Nous soulignons MK). Comme le fait justement remarquer l’auteur de l’article « nature », dans le Dictionnaire critique du marxisme (Bensussan G. et G. Labica, 1995), J.-L. Cachon, la raison de cette unité tient à ce que l’homme se rapporte à une nature toujours historique, tandis que l’histoire se révèle toujours naturelle. Ce qui entraîne ces deux conséquences, au moins, qui manifestent l’entremêlement fâcheux du matérialisme et du naturalisme : la nature en elle-même, puissance foncièrement étrangère, la nature avant l’apparition de l’homme, est un pur être de raison, tandis que le processus de la pensée est identifié à un processus de la nature. La première, la bonne conséquence matérialiste, selon notre point de vue, marque fortement que l’antériorité chronologique du monde ne lui accorde aucune antériorité logique, l’antériorité chronologique de l’être en soi n’entame en rien la primauté, dans l’ordre logique ou cognitif, de l’être pour soi ; le monde et le sujet sont strictement contemporains, quoi qu’il en soit de l’antériorité chronologique de celui-là. Ce qu’Engels et Marx relèvent fort pertinemment : « Ou bien toute l’ancienne théorie de l’histoire n’a pas tenu compte de cette base réelle de l’histoire ; ou bien elle l’a considérée comme accessoire et sans aucun rapport avec l’évolution historique. […] Les relations des hommes avec la nature sont ainsi exclues de l’histoire, ce qui donne lieu à l’opposition de la nature et de l’histoire » (Engels, Marx, 1982, p.1072). La deuxième conséquence, la mauvaise conséquence naturaliste, toujours selon notre point de vue, qui rabat le « monde » ou le « réel » sur la « nature », et imagine un monde bardé de l’antériorité logique, déployant une nécessité - nécessité qui est une notion de part en part logique : la « nature » qui est définie comme le réel nécessaire est donc un réel investi par cette catégorie logique, et loin d’être avant l’homme, elle symbolise un certain rapport entre les hommes et le réel - dans laquelle le sujet humain est plongé et de laquelle il reçoit ses déterminations.

Matérialisme contre naturalisme

Cet échange en sous-main des principes du matérialisme au profit de ceux du naturalisme, comme si le second devait être la conséquence valorisante du premier, peut être tracé avec une particulière acuité dans l’Avant-propos à la Critique de l’économie politique, que Marx rédige en janvier 1859 (Marx, 1965, p.271-275). Le statut de ce texte, précisé par Marx lui-même, donne un aperçu du cours de ses études sur le terrain de l’économie politique, et précise le résultat auquel il est parvenu ((Marx, 1965, p.272-274). Il ne faut sans doute pas exagérer l’importance de ces quelque deux pages au regard des milliers qui constituent l’œuvre de Marx. Cependant, nous ne pouvons ignorer qu’elles jouèrent un rôle important dans la formation de ce qu’on appelle le « marxisme ».
« Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuel. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est, au contraire, leur existence sociale qui détermine leur conscience » ((Marx, 1965, p. 272-273). Commenter cette citation, abondamment référencée, impose de se souvenir de la vocation libératrice du matérialisme, qu’il a revendiquée tout au long de son histoire, contre les superstitions. La meilleure arme contre celles-ci est de reconnaître que les hommes se font ce qu’ils sont et sont ce qu’ils se font, ils produisent leur existence (socialement), comme l’assure Marx, en matérialiste conséquent. Si les hommes se font, ils ne dépendent que d’eux-mêmes, aucun dieu, aucune force surnaturelle ou naturelle ne saurait les assigner à dépendance. Telle est l’intuition fondamentale d’un matérialisme libérateur. Pourquoi faut-il que Marx, dans le même mouvement de phrase, gâche cette inspiration en la figeant dans un parti pris naturaliste, qui range le processus social sous la catégorie du déterminisme, qui suppose que ce processus de socialisation s’installe en extériorité par rapport aux hommes. Alors même que ce processus n’est rien d’autre que la production des hommes par eux-mêmes. Cette mise en extériorité ne peut être qu’une superstition, une illusion, qu’un matérialiste devrait s’empresser de dénoncer, sous peine de manquer à sa mission. Mission que Marx assume pleinement dans le fameux chapitre du livre I du Capital, « le caractère fétiche de la marchandise et son secret » : « C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux [que les hommes produisent] qui revêt pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles » ((Marx, 1965, p.606). Alors que dans le texte méthodologique de l’Avant-propos de 1859, il fait de cette illusion, un principe de validité scientifique, qui conduit à confondre « la structure économique de la société » avec une « nature » (sans ou avant les hommes donc). Moment où le matérialisme verse dans le naturalisme. Ce qui va, comme l’on sait, affecter durablement le marxisme.
Au nom de la connaissance du déterminisme qui commande aux hommes, une élite intellectuelle, qui a échappé, par miracle sans doute, à ce déterminisme pour l’appréhender dans son ensemble, s’est proclamée avant-garde communiste et a organisé l’émancipation des masses. Cette logique de l’émancipation s’est abîmée en un étatisme autoritaire, répressif et régressif. C’est qu’elle a fait obstacle à la seule logique libératrice, celle de l’auto-émancipation. Si le naturalisme sert de justification à la logique de l’émancipation, seul le matérialisme donne consistance théorique à celle de l’auto-émancipation. Il s’affirme décidément comme un anti-naturalisme.

Michel Kail

Bibliographie
Bensussan G. et G. Labica, 1995 [1982], Dictionnaire critique du marxisme, éd., PUF, Quadrige
Bosquet M. (André Gorz), 1977, Écologie et liberté, éditions Galilée
Engels F., 1971, Socialisme utopique et socialisme scientifique, éditions sociales
Engels F., 1961, Dialectique de la nature, éditions sociales
Marx, Engels, 1982, L’Idéologie allemande, in Karl Marx, Œuvres III, Philosophie, Bibliothèque de la Pléiade
Marx Karl, 1965, Œuvres, Économie, I, Bibliothèque de la Pléiade
Rosset C., 1986, L’Anti-nature, PUF, Quadrige