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L’innovation en matière de développement local : élément de relecture des rapports villes / campagnes ?

juin 2002, par Agnès Bonnaud

Le modèle de développement urbain de nos sociétés modernes a renforcé la domination des villes sur les campagnes, affaiblissant les logiques rurales spécifiques. La réalité des dynamiques locales et rurales s’inscrit cependant dans un ensemble plus complexe. Agnès Bonnaud, géographe à l’université Lyon II, revient dans ce texte sur l’émergence de "dynamiques périphériques locales et rurales de développement", qui, ébauchant d’autres voies de développement pour les campagnes, concrétisent un imaginaire utopique par lequel ce sont les rapports des hommes aux lieux et entre eux qui sont re-interrogés et redéfinis.

L’évolution des rapports villes / campagnes est une clé majeure de compréhension des dynamiques rurales.

Les sociétés paysannes traditionnelles sont d’emblée définies par leurs rapports aux villes : il s’agit d’une complémentarité historique essentielle et enrichissante qui les place en situation de dépendance (donc aussi d’autonomie) relative à l’égard "d’une société globale plus large" (cf. différence d’avec les sociétés dites "sauvages") [1]. Cette dépendance à l’égard des villes n’est pas perçue comme aliénante : elle est constitutive de la ruralité.
La résistance du secteur productif agricole à l’industrialisation [2] (1ère révolution industrielle) puis la désindustrialisation précoce des campagnes (dès le milieu du 19ème siècle) sont d’importants éléments de rupture par rapport à l’évolution des villes et de distanciation par rapport à la dynamique globale de développement.
L’industrialisation tardive [3] et socialement dramatique de l’agriculture française se traduit par une modernisation des campagnes dans des cadres et perspectives différents de ceux qui ont présidé à l’émergence des villes modernes. Les mutations prennent le dessus sur les permanences, mais valorisent ici l’héritage de structures sociales pré-capitalistes. Le degré d’intégration de cet héritage, celui d’ouverture aux dynamiques urbaines et industrielles, les perspectives adoptées (de nouvelles fonctions s’offrent à ces espaces) déterminent ensemble les modalités du changement social à l’œuvre dans les campagnes. Ses manifestations en sont de fait particulièrement variées.
Ainsi et de façon assez paradoxale, cette dynamique récente de modernisation des campagnes ne se traduit-elle pas par leur uniformisation (en dépit d’une uniformisation certaine des modes de vie), mais au contraire par la persistance, voire par l’accroissement de leur diversité [4]. Dès lors, les points communs à toutes les sociétés rurales et parfois les différences avec les villes étant rares, la question de l’identité rurale se pose avec insistance.

Un modèle de développement défavorable aux campagnes, dualiste ...

Suite à des phases de croissance forte puis de crise grave, les sociétés rurales se recomposent, s’intègrent et se réorganisent, "en suivant des processus contradictoires de modernisation et de diversification, d’éclatement, de déracinement, de résistance" [5]. Corollaire à celle de l’identité des campagnes, la question des formes à donner au développement rural se pose alors clairement : différencier villes et campagnes a-t-il encore un sens ?
Au sortir de la seconde guerre mondiale, le retard des campagnes en termes d’équipement associé à l’essor industriel et urbain conduisent à asseoir un mouvement idéologique largement partagé et transversal aux diverses sciences sociales. Selon ce courant, la campagne serait synonyme de repli sur soi, de conservatisme et d’immobilisme, en un mot de fatal déclin, s’opposant en cela point par point à la ville, dynamique, ouverte, mobile et source première de prospérité.
De façon très logique, ce contexte suscite l’émergence d’un modèle de développement censé résoudre le problème ancien du déclin accentué de certaines zones rurales par leur urbanisation. Ce modèle repose sur l’idée qu’il n’existe pas de différence d’essence entre villes et campagnes, l’isolement et le manque de services étant les principales entraves au développement de ces dernières.
S’il peut éventuellement convenir aux zones rurales proches des villes, pour les campagnes peu denses et reculées la perspective d’une densification s’avère irréaliste. Associé au modèle de développement par la modernisation agricole [6], expérimenté de façon concomitante, ils constituent des outils privilégiés de diffusion du système dominant, industriel et urbain [7].
Cette évolution est essentielle : les rapports villes/ campagnes en ressortent transformés. Un double mouvement d’intégration et de déstructuration sélectives favorise les espaces, les activités, les forces sociales et culturelles qui vont dans le sens des intérêts des groupes dominants et marginalise ou maintient provisoirement et à la marge les groupes, les activités qui s’y opposent ou en diffèrent. En résulte un nouveau type de dichotomie, non plus lié aux formes d’occupation d’un territoire, au type de rapport à l’espace, mais aux types de dynamiques de développement : l’opposition villes/ campagnes perd de son sens au profit d’une opposition centre/ marges, dominants/ dominés.
Malgré tout, du fait du caractère nettement urbain du modèle dominant de développement, on constate un fort recoupement entre centres d’une part, villes et zones périurbaines d’autre part. Ainsi, à la coupure traditionnelle entre villes et campagnes succède une étroite imbrication des deux types d’espaces qui équivaut à une domination des campagnes par les villes. La dépendance à l’égard des villes s’accroît par généralisation du modèle dominant et par affaiblissement des logiques rurales spécifiques, agricoles ou locales, particulièrement en période de croissance : comme les villes, les campagnes obéissent à la logique du pouvoir, du profit, de la sélection pour la rentabilité et de la concentration.

… et géographiquement inégalitaire.

Or, ce système est non seulement dual (le centre vit grâce aux marges), mais aussi inégalitaire et nettement défavorable aux campagnes. Cela est particulièrement vrai en France où, du fait des forts déséquilibres du maillage urbain national, toute dépendance urbaine est discriminante.
La carte des aires d’influence des unités urbaines en France en 1990 est éloquente à cet égard. Elle présente une image simplifiée de la structure des espaces périurbains, donc aussi des zones hors influence urbaine. Sur la base de ses hypothèses, la somme des aires d’influence urbaine du territoire national équivaudrait à 1,84 fois la superficie totale de ce territoire. Or, du fait de leur fort recouvrement, ces aires d’influences laisseraient environ 40 % du territoire en dehors de la mouvance urbaine [8]. L’urbanisation de la France est donc potentiellement suffisante pour intégrer tout le territoire au sein des dynamiques urbaines ou périurbaines : c’est la distribution spatiale très irrégulière des villes françaises qui rend ces dynamiques inégalitaires et spatialement discriminantes.
Cependant, en dépit de l’extension de ce système, des particularismes subsistent et la résistance de certaines campagnes à l’intégration souligne l’irréductibilité de leurs logiques. Les systèmes sociaux ruraux notamment sont capables d’autonomie par rapport aux réseaux urbains, dont l’étude est insuffisante à la connaissance des sociétés rurales. Même affaiblie et moins clairement définie, la ruralité n’a pas perdu tout son sens.

L’émergence de dynamiques périphériques, produites par la diversité croissante des réalités locales.

Ainsi, une partie des dynamiques spatiales à l’œuvre reste inexplicable par le modèle dominant et demeure inaperçue si on se limite à ses cadres. La réalité des dynamiques locales et rurales de développement est plus complexe : on observe notamment l’essor récent de dynamiques périphériques, c’est-à-dire marginales sur les plans géographique, socio-économique ou culturel. Elles manifestent la viabilité d’une autre voie que celle du tout urbain ou périurbain.
La carte des tendances d’évolution de la population des cantons français depuis 1975 révèle ainsi l’existence de tendances récentes à la reprise démographique, dans des cantons ruraux situés hors zone d’influence urbaine. Bien que réelles, ces tendances récentes sont cependant marginales au sein d’un ensemble caractérisé par la prépondérance confirmée des dynamiques urbaines et périurbaines.
Ces dynamiques périphériques ne remettent donc pas en cause la tendance prépondérante au développement urbain et périurbain : elles démontrent la souplesse du système global, au sein duquel elles se développent sans modifier les perspectives des espaces dominants. Elles sont aussi une confirmation de l’accroissement de la diversité qui caractérise la ruralité actuelle.
Enfin, si ces dynamiques ne constituent pas à elles seules une alternative au modèle urbain, elles révèlent la possibilité de son émergence, en particulier dans les marges socio-économiques ou spatiales, sources d’une véritable altérité.

L’innovation, ou l’imaginaire utopique au service du développement local.

Ainsi, certaines de ces dynamiques peuvent être qualifiées d’expériences innovantes en matière de développement.
L’association "Le Pis vert", née en 1992 dans la Creuse sur le plateau de Millevaches, en est un excellent exemple. Avant sa création se trouvaient d’une part un couple de néo-ruraux souhaitant s’installer en agriculture biologique sans trouver les moyens d’effectuer les investissements nécessaires, d’autre part des consommateurs de produits laitiers biologiques déplorant l’absence de producteur local. Ces deux attentes ont été satisfaites par le groupement des consommateurs en une association. Dans ce cadre, quatre vaches "collectives" ont été acquises et confiées au couple de producteurs, avec lequel un contrat de soin a été établi. Celui-ci définit les obligations des producteurs : entretien du troupeau et production de produits laitiers en bio-dynamie sous le contrôle direct de l’association, distribution hebdomadaire des produits à domicile, mais aussi leurs droits : un revenu mensuel fixe négocié [9], des temps de vacances grâce au remplacement des producteurs par les consommateurs-propriétaires. Le lait et les naissances sont, comme le troupeau, propriété de l’association. Cet élément est essentiel : il permet à l’action de se développer en toute légalité, sans contrôle extérieur ni financement public, dès lors qu’il s’agit d’autoconsommation et non de commercialisation. Les membres de l’association effectuent un tournée de distribution tous les deux mois et peuvent participer à leur gré, après rendez-vous, à la conduite du troupeau. L’association prend en charge les frais des soins sanitaires légaux et les achats de nourriture complémentaire quand nécessaires.
Les résultats de cette action sont probants, non seulement en termes de production, mais aussi en termes de qualité de vie des producteurs (sécurité du revenu, nouveaux liens sociaux, qualité des productions) et de formation des consommateurs (à la production et au commerce équitable) et de publics scolaires (accueil d’écoles et de lycées des environs). Mais son intérêt principal réside dans sa capacité à inventer d’une part de nouveaux rapports au travail : les producteurs ont pour but essentiel leur épanouissement personnel, non une quête de profit ou de pouvoir, d’autre part de nouveaux rapports commerciaux : l’objectif de l’échange n’est pas de maximiser la valeur ajoutée mais d’améliorer les rapports humains dans ce cadre, par une responsabilisation des consommateurs, co-gestionnaires des ressources. Les actes de produire et de consommer prennent ainsi un sens majeur du fait des interactions très fortes qui les associent. Des obligations en découlent (les producteurs ne sont pas maîtres de leur production, les consommateurs doivent s’investir), mais elles sont vécues comme les outils d’un progrès, non comme des contraintes. Aujourd’hui, pour ne pas avoir à produire plus, les producteurs doivent refuser d’intégrer de nouveaux consommateurs, incitant plutôt à la reproduction ailleurs de l’expérience.
D’autres actions, dans tous les secteurs d’activités, se proposent de réinventer les rapports des hommes aux lieux ou des hommes entre eux. Des éléments communs peuvent être définis pour les caractériser et les distinguer tant des innovations dans d’autres champs (technologique ou économique par exemple) que des initiatives de développement non innovantes. Cinq critères essentiels permettent de différencier l’innovation en matière de développement local de la simple nouveauté ou de la rareté, de l’invention (plus abstraite et plus précise, c’est une idée technique nouvelle produisant un résultat utile) et de la découverte (qui suppose une demande préexistante et une recherche préalable).

1.Tout d’abord, l’innovation suppose une rupture essentielle dans l’ordre des choses, une opposition par rapport à l’ordre établi. Elle crée de ce fait une discontinuité dans l’évolution, facteur de changement.

2.En matière de développement, l’innovation doit de plus se traduire par un progrès : elle a "pour but et résultat une utilisation plus efficiente ou plus satisfaisante des ressources" [10], quelles qu’elles soient. Une expérience de développement local doit donc présenter un bilan global positif pour pouvoir prétendre être innovante.

3.Ensuite, l’innovation apparaît dans des conditions particulières et nettement identifiables : une prise de distance est nécessaire à toute rupture dans l’ordre des choses. Elle est facilitée par une situation ou un événement qui est l’occasion de sa survenue.

4.Elle se caractérise enfin par sa forte dimension endogène. Celle-ci n’exclut pas tout apport extérieur mais l’importance des facteurs endogènes dans le changement induit est un de ses principaux intérêts.

5.Mais pour identifier une véritable innovation en matière de développement, il est nécessaire de définir un dernier critère, spécifique à ce champ. Ces innovations ont une dimension idéologique essentielle : elles recèlent une part de poésie, d’incongruité, d’utopie et constituent un défi à l’ordre institué. Il s’agit en quelque sorte d’utopies concrètes, rendues possibles par leur caractère très local, voire ponctuel.

On postule donc que ces expériences présentent un intérêt supplémentaire par rapport aux dynamiques périphériques non innovantes.

Des opérations très ponctuelles ouvrant de vastes perspectives.

En effet, ainsi définies, ces initiatives ne sont pas seulement des palliatifs pour situations de crise grave. Elles sont aussi, de façon plus essentielle, l’expression libre d’une capacité créatrice susceptible de modifier les structures des systèmes qui les produisent, donc de renouveler les fondements du modèle urbain de développement.
Ainsi ces expériences innovantes présentent-elles plusieurs avantages.
D’une part, elles tendent à confirmer le caractère dépassé de l’opposition villes/ campagnes en termes de développement, qui prévaut depuis la révolution industrielle (elles plaident pour la complémentarité) ; elles se manifestent d’ailleurs aussi bien en milieu urbain, plus particulièrement dans les quartiers défavorisés ou dans les marges urbaines (cas des réseaux d’échange réciproque de savoirs, nés à Orly, des Jardins de Cocagne en essor dans les périphéries urbaines [11], …).
D’autre part, elles constituent une alternative fondamentale pour les campagnes, car rééquilibrantes et bien adaptées à leur diversité actuelle. En effet, la pertinence de cette multitude d’alternatives très ponctuelles mais valorisantes pour les sociétés locales réside dans leur capacité à gérer la diversité et à intégrer toute la complexité du réel proche, pour des actions locales menées au profit des intérêts locaux.

L’ébauche d’une troisième voie pour le développement des campagnes isolées.

Pour autant, les dynamiques périphériques et locales de développement, même quand elles sont innovantes, ne sont pas véritablement porteuses d’une alternative globale au modèle dominant de développement, essentiellement industriel et urbain ; elles n’en ont pas l’ambition et leur pertinence réside précisément dans leur dimension très locale.
Elles ouvrent cependant une troisième voie essentielle pour le développement des campagnes françaises : elles sont ainsi soustraites à l’emprise d’un modèle unique au sein duquel elles sont soit marginales et déclinantes soit dépendantes. L’innovation a le mérite de placer l’avenir rural de plein pied dans l’utopie, qui rend théoriquement tout possible et qui, par le biais du local, peut trouver une expression concrète. L’imagination, le défi qui la fondent sont aujourd’hui des vertus déterminantes pour la réussite de sociétés rurales à fort handicap de développement - c’est-à-dire éloignées de toute aire urbaine attractive.
On pourrait ainsi imaginer l’officialisation d’une complémentarité nouvelle entre villes et campagnes, ces dernières étant chargées d’amender un modèle dualiste et uniformisant en lui offrant des solutions ponctuelles pour gérer la diversité : chargées en somme de libérer l’énergie transformante de l’imaginaire utopique pour des actions immédiates et universelles.

Penser et agir l’avenir rural.

Cette lecture spatiale -proprement géographique- des phénomènes a ainsi permis de mettre en évidence les implications politiques et sociales des changements à l’œuvre.
Loin d’inciter à une revalorisation passionnée et idéaliste des campagnes françaises, au nom de valeurs dont elles seraient garantes, l’étude des dynamiques périphériques et locales de développement permet de démontrer les vertus de l’imaginaire non dans le discours, mais dans l’action concrète de développement. Son ancrage local en particulier est non seulement une condition nécessaire à sa réalisation, mais encore le moyen d’un transfert de pouvoir, de fait et incontestablement, du global au local, grâce à la possibilité d’une maîtrise maximale des ressources proches, dont la créativité mise au service du développement n’est pas la moindre.
Dans cette perspective, le cadre géographique (rural/ urbain) et la notion d’échelle (local/ global) doivent être considérés comme les clés essentielles d’une grille de lecture du réel très féconde. Ils constituent ainsi non des contraintes, mais des outils très précieux pour penser et agir l’avenir du monde rural, dont le rapport aux villes reste un aspect central.




[1Henri Mendras, La fin des paysans, Babel, 1998, pp. 17-18 ; 1ère éd. : 1984.

[2Les rythmes et l’organisation sociale de la production agricole contrastent radicalement avec ceux de la production industrielle ; cf. Mendras, 1984, op. cit.

[3Les conséquences de la deuxième révolution industrielle se font sentir dans les campagnes dans la seconde moitié du 20ème siècle.

[4Paul Houee, Les politiques de développement rural : des années de croissance aux temps d’incertitude, I.N.R.A./Economica, 1996 ; 1ère éd. : 1989.

[5Bernard Kayser, L’esprit des lieux, C.N.R.S., 1986.

[6Ce modèle place la question agricole au centre des problèmes ruraux et fait de la modernisation agricole la solution à tous les maux. Il se heurtera aux impasses de la surproduction et au vide social corollaire de l’industrialisation de l’agriculture, démontrant que le développement sectoriel d’une filière n’est pas nécessairement facteur de développement global.

[7Ce modèle est ainsi qualifié par référence d’une part à l’origine urbaine du mouvement idéologique qui le fonde, d’autre part aux formes de l’intégration qu’il a produites.

[8voir André Brun, Territoires et bassins de vie, dans Naissance de nouvelles campagnes (sous la direction de Bernard Kayser), D.A.T.A.R. / Editions de l’Aube, 1993.

[9environ 900 euros par mois depuis 2000.

[10J.L. Maunoury, E.U. corpus 12, article Innovation.

[11Le premier en France a vu le jour en 1992 à Besançon.