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Grenelle sur scène

dimanche 28 septembre 2008, par Erwan Lecoeur

Bien sûr, il y avait eu la campagne de Nicolas Hulot autour de son pacte pour la planète… Bien sûr, le rassemblement des principales ONG environnementales au sein de l’Alliance pour la planète avait pesé durant la campagne (et leur notation des partis et des candidats avait été médiatisé)… Bien sûr, encore, l’opinion publique avait bougé, demandant – selon les sondeurs aux abois – que soient prises en compte les questions d’écologie (ou d’environnement, plus prosaïquement) dans l’action publique… Mais rien n’obligeait vraiment le nouveau président à tenir une promesse que seuls les plus attentifs avaient relevée. Excluons ici l’hypothèse d’une conversion soudaine du plus mal noté des candidats (excepté Jean-Marie Le Pen et Arlette Laguiller, disons) par l’Alliance pour la planète durant la campagne. Il s’agit de chercher ailleurs les raisons de cet événement et de la volonté affichée par le gouvernement et le président d’accepter les conditions des ONG pour participer au processus et l’assurance d’y consacrer les moyens nécessaires… Stratégie de communication ? Coup médiatique ?... Sans doute. Mais dans ces domaines, rien n’est jamais joué d’avance ; et dans ce théâtre il y a peut-être aussi quelques acteurs qui ont su tirer leur épingle du jeu. Pour en juger, c’est plutôt sur la forme qu’il faut y regarder de plus près. Par Erwan Lecoeur, membre de la rédaction d’Ecorev’.

Diviser pour régner

On peut relire la séquence sous une forme institutionnelle, en termes de rapports de forces entre groupes sociaux, mais aussi en termes plus politiques. Car c’est aussi un jeu de rôles (et de chaises musicales) qui se joue entre les partis, avec l’UMP et son leader comme arbitre, depuis plus d’un an. Après avoir fait l’ouverture à certains caciques du PS, après avoir créé le Nouveau Centre (contre Bayrou et son Modem), les écolos étaient sans doute sur la liste des victimes de l’omnipotent président de l’UMP… Et il assez probable que toute cette mise en scène "grenellesque" avait aussi pour objectif principal – pour le pouvoir fraîchement élu – de terminer de décrédibiliser les écologistes (en politique) en leur substituant les ONG, plus appréciées des Français – à l’image de Nicolas Hulot et de son pacte.
De fait, le Grenelle offrait donc un double bénéfice pour le président Sarkozy : placer Juppé (puis Borloo) à la tête d’un grand ministère pour afficher une prise en compte importante de ces préoccupations et affaiblir encore le discours des Verts dans l’opinion (et une éventuelle menace à gauche de renaissance "plurielle") ; mais aussi se parer des vertus écologistes, aux côtés des associations environnementales, plus promptes à répondre à l’appel du pouvoir. Le calcul n’avait échappé à personne, et surtout pas aux dirigeants Verts eux-mêmes, pris dans l’étau et incapables de trancher un choix difficile : dénoncer le Grenelle (comme l’ont fait les partisans de la décroissance et quelques réseaux écologistes), ou tenter d’y participer quand même, pour ne pas laisser toute la place aux ONG et autres "experts en développement durable" ?

Un casting risqué

Réunir pendant plusieurs mois autour de la table la "bande des cinq" (à savoir : les principales associations environnementales, les syndicats, les entreprises et le patronat, plus quelques élus locaux, avec le gouvernement), pour établir un plan d’action relevait du challenge… D’abord parce que cela allait à l’encontre de certaines traditions politiques bien implantées (la négociation camp contre camp, les difficultés à transcender les clivages entre champs, syndicats vs. patronat, ou entreprises vs. ONG). Ensuite, parce que l’invitation lancée par le gouvernement impliquait qu’une majorité des acteurs joue le jeu. Une fois la pièce programmée, il fallait surtout éviter que les premiers rôles quittent la scène.
Beaucoup de discussions ont agité les travées et les coulisses pendant ces semaines, mais rien qui nuise vraiment à la super-production de ce Grenelle de l’environnement, assurent les promoteurs et les participants. Il y eut bien quelques départs, quelques rebuffades, quelques méfiances, dans les premiers temps. Très vite, le réseau Sortir du nucléaire a fait savoir qu’il ne pouvait pas s’impliquer dans un processus qui fermait la porte à toute discussion sur l’option électronucélaire "à la française"… Chez les militants de la décroissance, on lança un "contre-Grenelle" ; et chez les Verts, on a beaucoup balancé entre colère et pragmatisme, face à cette tentative non déguisée de déposséder le parti de quelques-unes de ses prérogatives.
Au final, la plupart des grandes ONG (dont le WWF, Greenpeace, FNH, ou la FNE) ont joué le jeu. Les syndicats se sont découvert des affinités pour l’environnement et le patronat a trouvé quelques "spécialistes" au sein du MEDEF pour occuper les sièges qui lui étaient réservés. La première surprise des habitués du milieu fut, alors, de se retrouver dans un cadre nouveau et de découvrir quelques nouvelles têtes, pas toujours hostiles et même parfois très à l’écoute chez les syndicalistes et les entrepreneurs (experts des insectes, connaisseurs de l’agrobiologie, penseurs du tiers-secteur et consultants en développement durable…). Ensuite, cette invitation allait bien au-delà des habituelles réunions de concertation ; ils étaient là, réunis et chargés de dresser un plan d’action pour le gouvernement.
Premier constat, de la part de ces représentants d’une portion de la "société civile" : l’urgence environnementale est admise, voire acquise comme une donnée de base. Second constat, à l’issue des premiers tours de table : c’est sur les moyens à mettre en œuvre – et l’ordre des priorités – que les plus récents convaincus renâclent encore. Tout revient à prendre en compte l’environnement comme une nécessité infra-politique, ou à lui conserver une place "à côté"… (voir l’article de F. Flipo).
Comme le disait Dominique Strauss-Kahn pendant la campagne 2007 : "l’écologie est une chance pour l’économie"… Et la relance de la croissance, bien entendu. Ce que Jean-Louis Borloo martèle désormais, tout comme Nicolas Sarkozy, qui rappelait qu’il serait "absurde (…) d’opposer croissance et environnement" dans son étonnant discours de clôture du Grenelle, comme pour rassurer ses amis industriels (1).

Avancées de forme, problèmes de fond

Sur le pan positif, plusieurs participants estiment que le Grenelle a porté quelques innovations, sur la forme principalement. En regroupant de nouveaux acteurs dans un cadre institutionnel (les ONG, aux côtés des syndicats et des entreprises), ce qui a permis au minimum de mettre à plat certains désaccords et de voir de nombreuses contributions reconnues à l’échelle gouvernementale. Une expérience qui devrait être inscrite dans la durée, puisque le ministre Borloo avait annoncé que ces réunions seraient renouvelées à l’avenir (tous les deux ans).
Mais le cadre – et le manque de temps – n’ont pas permis que sortent de ces rencontres autre chose qu’un premier tour de table principalement orienté sur des enjeux environnementaux. Ce Grenelle n’a pas parlé d’écologie, mais de mesures de surface : mini-taxes, éco-business, croissance "durable"… Il n’a abordé que très peu de sujets sociétaux et à peine les questions de fond : changement de modèle de production, nouveaux équilibres sociaux, décentralisation, consommation soutenable, etc. (2) Au fond, comme le relèvent plusieurs participants un peu déçus (cf. article de M-C. Blandin, qui rejoint plusieurs critiques de Patrick Viveret), il ne s’agit que d’un tout petit début…
L’absence de nombreux acteurs (mutuelles, vie associative, élus locaux, etc.) porte aussi la marque de manques sur le fond. Il n’y a pas de véritable changement dans l’appréhension "politique" des questions d’environnement. On parle encore d’enjeux environnementaux et on cherche surtout des solutions techniques : réduction des émissions par habitation, augmentation du ferroviaire à grande vitesse, étiquette carbone, etc. Et si plusieurs ONG ont estimé que les rapports pris en main par les services ministériels "respectaient le contenu des discussions" (cf. communiqué de l’Alliance pour la planète), c’est aussi que les groupes de travail avaient reçu des feuilles de route : on ne parle pas de nucléaire et on ne propose que des mesures "réalistes"… L’écologie est priée de tenir compte de la réalité.
Pour tous ceux qui estiment qu’il manque l’essentiel, ce Grenelle apparaît comme un compromis dangereux (3). En postulant que la question est désormais traitée par l’État, il enlève aux acteurs de terrain et aux forces sociales (et politiques) une partie de leur légitimité. On en revient alors à la critique du "spectacle" et de la mise en scène d’une fausse "révolution verte".

Des mesures dans les mains des élus UMP

À côté de l’intérêt et des manques inhérents à la mécanique de la concertation elle-même, il faudra faire le compte de ce Grenelle, en termes d’avancées réelles et d’engagements sérieux. La loi qui devrait être discutée pose déjà un premier cadre, timide. Mais si le véritable enjeu de cette pièce de théâtre est bien législatif, alors il n’est pas dans les mains de ceux qui sont venus apporter leurs contributions ; les acteurs convoqués à grand renfort de "nouvelle donne" (et d’appel au "New Deal") le savent eux-mêmes. L’exemple de la loi sur les OGM est venu le rappeler, fin mai : ce sont les élus, députés et sénateurs (de la majorité UMP) qui décideront au final ce que deviendra la loi issue du Grenelle. Et ils ne paraissent pas les mieux disposés à l’égard des quelques avancées soutenues par les ONG.
Exclus des discussions sur le fond pendant des mois, les édiles parlementaires pourraient bien vider les grandes déclarations sarkoziennes de tout contenu. Toujours prompts à faire preuve d’un conservatisme obtus, ou peu au fait des enjeux réels, une majorité importante des élus ne cesse de soutenir – en matière environnementale – des positions absolument contraire à l’opinion, sur le nucléaire et les OGM, notamment. Une situation qui frôle le déni démocratique, et met le président lui-même en position compliquée, lui si féru de sondages, et qui doit apprendre depuis peu l’art de déplaire aux Français. L’écologie a le soutien du peuple, et Nicolas Sarkozy s’est trouvé obligé de soutenir sa prolixe secrétaire d’État Nathalie Kociusko-Morizet contre ses propres députés et sénateurs, qui lui reprochaient à la fois une bise à José Bové et son comportement irrévérencieux à l’égard des élus UMP.

Une nécessaire redistribution des rôles

Pour un acteur de l’environnement, monter sur la scène du Grenelle est donc à la fois une chance et une prise de risque. Pour les ONG, c’est une façon d’obtenir une reconnaissance de leur légitimité dans un champ nouveau : celui du politique et de la décision publique. Ils le faisaient déjà, en tant que lobbies ; ils le feront désormais aussi à découvert, puisque la méthode du Grenelle (les "cinq collèges") est déjà prévue pour d’autres concertations impliquant l’État. Mais le fait d’être adoubé par le Prince implique aussi de prendre la mesure de la responsabilité nouvelle qui en découle : les associatifs de l’environnement doivent passer du confort de la posture de groupe de pression (le plus souvent thématique), à la difficulté d’une cohérence sur le long terme, qui implique de prendre position, mais aussi de proposer et d’assumer les conséquences de ces compromis nécessaires.
Désormais, les associations, promues au rang de partenaire par l’État, devront répondre de leurs engagements auprès des Français, et non plus seulement de leurs adhérents. Et le sempiternel problème de leur légitimité démocratique pourrait alors rejaillir. Car si les partis et mouvements politiques ne sont pas toujours exempts de critiques sur leur fonctionnement et leur représentativité, que dire d’ONG et de fondations qui fonctionnent généralement sur le principe de la cooptation, de la spécialisation de dirigeants reconnus par leurs pairs, voire de l’embauche de "chargés de mission" et autres consultants ? Si elles se prenaient au jeu de prendre la place que les partis considéraient comme la leur, le pacte qu’elles ont noué avec leurs nombreux adhérents et avec le grand public pourraient lui aussi s’en trouver modifié. C’est, en partie, le dilemme qu’a connu un certain Nicolas Hulot, au début de 2007, quand la question de sa candidature présidentielle s’est posée. Il ne suffit pas de bien connaître les problèmes d’environnement et de plaire aux médias pour faire de l’écologie politique et proposer une nouvelle vision du monde. Et il ne peut suffire d’avoir de nombreux adhérents pour en tirer une légitimité en politique.
Cet épisode a revisité les rôles, en conférant de nouvelles fonctions à certains, et en écartant d’autres. Mais cette nouvelle donne pose aussi la question de la prise en charge politique de l’écologie dans les années qui viennent (4). Les partis – et les Verts en particulier, qui ont du mal à exister médiatiquement – en ont été largement exclus, et les ONG qui ont pris la place dans la négociation n’ont pas forcément les moyens (ni la légitimité démocratique) de les remplacer. Ceux qui sont montés sur la scène et ceux qui sont restés dans la salle ne s’apprécient pas toujours, mais se trouvent dans une nouvelle situation : les uns et les autres manquant d’une partie de la légitimité nécessaire (médiatique, ou politique) pour avancer, ils pourraient avoir besoin les uns des autres pour écrire le scénario de l’après-Grenelle. Ce qui serait une façon de modifier le scénario en le retournant contre ses producteurs eux-mêmes et leurs calculs éventuels : en mettant en question la légitimité des acteurs, le pouvoir les aurait poussé à se coaliser pour préparer l’acte 2 du Grenelle : sa reprise en main par les écologistes. Cet épilogue est encore loin d’être acquis. Les discussions croisées qui ont agité les milieux écologistes ces derniers mois entre plusieurs courants, personnalités et mouvements pour les prochaines Européennes sembleraient aller dans ce sens. Mais pour le moment, les appels à une liste rassemblant autour des Verts, de José Bové à Nicolas Hulot en passant par Daniel Cohn-Bendit n’ont pas abouti. Chacun reste accroché à ce qui reste de sa légitimité propre : politique, associative, ou médiatique. Comme souvent, les acteurs ont du mal à sortir de leurs rôles traditionnels. Au risque de jouer à contre-emploi.

Erwan Lecoeur

Notes

(1) Ce discours, parfois étonnant, est disponible en ligne, comme de nombreux documents sur le suivi du Grenelle, forums, textes : http://agora-grenelle.fr.
(2)
Ce sont les principales critiques émises par Patrick Viveret, qui a participé au processus : P. Viveret et H. Combes : "Grenelle de l’environnement : premier regard sur les acquis et difficultés du processus", article paru sur le site Agora Grenelle, lundi 15 octobre 2007, http://agora-grenelle.fr/spip.php?article239.grenelle-environnement.
(3) C’est le cas de plusieurs ONG, mouvements et partis, ainsi que du magazine La Décroissance, qui lançait l’alerte et organisait dès fin 2007 un "contre-Grenelle".
(4) Sur ce sujet, cf. EcoRev’, n°25, "Dans les friches de l’écologie politique", E. Lecoeur : "L’ONGisation de l’écologie".