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Changement de pratiques, retour au local ?

lundi 23 mars 2009, par Jean-François Caron

Jean-François Caron est élu au conseil régional Nord-Pas-de-Calais depuis 1992. Il s’est beaucoup investi dans les domaines du développement durable, de la démocratie participative, de l’aménagement du territoire. Maire de Loos-en-Gohelle depuis 2001, il y développe un projet de « ville pilote du développement durable ». Soucieux de valoriser l’expérience de terrain des élus et militants écologistes, il propose une contribution au débat actuel sur le devenir de l’écologie politique en menant une réflexion sur les mécanismes de mutualisation et de capitalisation des savoir-faire militants.

Une situation politique qui échappe aux forces de progrès ?

Après les deux récents scrutins qui ont généré un débat intense, nous sommes dans une période de tournant politique. L’actuel gouvernement de Nicolas Sarkozy va compliquer le travail de réflexion collective et l’affrontement des vrais défis auxquels la société fait face. Même s’il y a eu un sursaut de la gauche au second tour des législatives, le paysage politique semble figé sur une vision très à droite de la société. L’UMP a la majorité absolue et trois présidentielles de suite ont été perdues par la gauche. Il faut bien admettre que la victoire de la droite est le résultat d’un choix délibéré par les Français pour ce qui apparaît clairement comme un programme politique, affirmant sa volonté de faire une politique libérale, en France comme sur la scène internationale. C’est la victoire d’une droite sans complexe, en harmonie avec les attentes d’une partie de la population. Cette victoire reflète cette montée de l’individualisme, façonné par des années d’inquiétude sociale, de précarité omniprésente, qui pousse chacun à la frilosité et au repli sur soi. Elle témoigne de la montée de l’aliénation par la consommation, comme seule valeur, et comme refuge contre les angoisses ("toujours plus"). Dans le même temps, toutes les grandes forces collectives qui structuraient la société dans le passé (syndicats et même Église) ne sont plus là, ou dans une mesure trop faible pour peser sur les choix de société. Mais c’est aussi le fruit d’une absence de volonté de croire qu’il y a un autre espace politique que celui du pragmatisme, du terre à terre immédiat, du mesurable à court terme. Le programme de Sarkozy s’appuie sur cette situation. Comme le bonheur semble de plus en plus difficile à atteindre, la population vit une crise existentielle. Le projet de la droite, et plus largement, des acteurs qui dominent le système économique actuel, répond à cette injonction : "débrouillez-vous", "profitez-en", "enrichissez-vous", "soyez performants" (ou vous sortirez du système). Le projet de la droite est clairement dangereux face aux enjeux écologiques, et aux difficultés et exclusions sociales. À l’évidence la réponse n’est pas dans le libéralisme, quand l’état des lieux exige des choix globaux de société, une autre vision de la richesse, du progrès et du développement...

Où sont donc passés les partis de gauche ? En décalage par rapport à cette contre-offensive de la droite, ils peinent à présenter un contre-modèle alternatif réactualisé. Le parti socialiste est comme envoûté par le modèle productiviste. Les analyses qui permettent de refuser le libéralisme sont toujours pertinentes, mais les projets qui doivent en découler se font attendre. Alors on compense cela par un excès de prétendants aux fonctions de direction, une jalousie féroce pour préserver son (dernier) précarré, pour s’affirmer comme le mieux à même de proposer un projet "réaliste", au point de pouvoir facilement franchir les frontières du gouvernement sarkozyste… Et le désarroi des citoyens, notamment des électeurs de gauche, s’amplifie ! Le risque de fossilisation est réel.

Nous vivons un changement de civilisation

L’enjeu n’est pas à la hauteur de ce jeu partisan. En tant qu’écologistes, nous constatons, consternés, que les indicateurs chargés de mesurer les conditions de la croissance, de façonner cette réalité politique incontournable, et bien, ces indicateurs mesurent la surface de la situation sociale de notre société. Ils ne prennent pas en compte les risques globaux (climat, pandémie…), pas plus qu’ils ne peuvent évaluer les conséquences de la perte de biodiversité et bien d’autres phénomènes qui caractérisent l’irréversibilité de nos choix de société. Chacun ressent et constate que le modèle dans lequel nous vivons n’est plus adapté aux réalités : nous vivons un véritable changement de civilisation, d’organisation du monde. Un peu comme à la fin du Moyen Âge, ou encore la fin de l’Empire romain. Ce type de période est propice à une incertitude absolue sur l’avenir, les repères historiques ne servent plus de balise, ce qui explique en grande partie la situation politique et le repli sur des valeurs d’ordre, rassurantes. Trois axes (au moins) structurent ce changement de civilisation :

1) La prise de conscience des limites de la planète : soubresauts environnementaux considérables (réchauffement climatique, pollutions irréversibles, explosion du prix du pétrole dans les vingt ans à venir, d’où découle une explosion des conflits dans le monde pour l’accès aux réserves vitales. Chacun le ressent plus ou moins consciemment : "A la société du gaspillage va devoir succéder la société de la sobriété" (l’empreinte écologique est actuellement de 3 à 5 fois la surface de la planète dans les pays riches, on ne tient pour le moment que par ponction sur les pays pauvres, ce n’est pas tenable).

2) La révolution de l’information : les savoirs et la connaissance, mais aussi la diffusion de l’information à l’échelle planétaire. La perception des inégalités est profondément modifiée (même très loin de nous, des peuples entiers vivant dans la difficulté voient nos faits et gestes, et les interprètent). Cela a un impact sur les modèles culturels du monde. Certains peuvent aussi se servir de ces informations et en offrir des interprétations intéressées, hors de tout contrôle. ("Ben Laden, ce n’est pas fini").

3) Enfin, la révolution du vivant : clonage, OGM, microbiologie et nanotechnologies... Elle pose des questions d’éthique, mais surtout, pour la première fois, l’homme entreprend de toucher à la notion d’espèce (les OGM mettent fin au concept même d’espèce). C’est la fin des écosystèmes naturels. Sans oublier l’impact de notre seule activité ordinaire…

Pour une option écologique de terrain

Notre situation ne peut se satisfaire ni de sa continuité (vision productiviste néolibérale), ni de son refoulement (par la peur, par la violence…). La continuité – programme Sarkozy-Bush –, c’est la fuite en avant, en poussant les logiques du système actuel à son point de rupture : atteintes des limites naturelles, caractères insupportables des inégalités sociales et écologiques… Le refoulement consiste à espérer d’une providentielle évolution (technologie, politique – le sauveur ! – ou celle des mentalités) ; en attendant, cultivons notre jardin, renonçons à notre propre responsabilité, ou réfugions-nous dans le monde virtuel, ou par procuration, derrière nos écrans… c’est une solution qui n’est jamais loin d’un glissement vers une logique autoritaire, chargée de rétablir un équilibre et de faire taire, provisoirement, l’expression de nos propres inquiétudes.

Reste une solution, que nous tentons de mettre en mettre en place depuis quelques décennies. Solution fragile, qui consiste à essayer de s’appuyer sur le désir d’inventer le nouveau modèle de civilisation en prenant appui sur les capacités de l’homme à s’adapter et à parier sur l’intelligence collective.

Les Verts ont des cartes en main face au contexte décrit plus haut : leur projet politique s’inscrit résolument dans la prise en compte des enjeux du XXIe siècle. Leur posture n’est (pas encore) bloquée par les enjeux de gestion. Leur marginalité leur ouvre plus de marge de manoeuvre que les partis de gauche historiques. Leur conviction n’est pas à démontrer, ils sont pugnaces et passionnés.

L’écologie politique, animée par les Verts, a appuyé, à ses origines, ses ambitions théoriques sur une action locale. L’ancrage territorial de la politique autrement expliquait alors qu’il ne fallait pas rechercher d’emblée les postes gouvernementaux, mais agir d’abord du local, du concret, du terrain, pour démontrer que l’on pouvait changer les choses. Depuis que les Verts sont entrés en politique, ils ont connus d’importants revirements électoraux (dont l’élection présidentielle récente constitue un exemple de plus). Mais ils ont aussi pu participer à la construction de politiques par le bas, là où ils étaient élus : dans leurs communes, leurs conseils généraux ou régionaux.

Les Verts doivent tirer bénéfice de cette expérience. C’est à ce niveau aussi – et pas simplement dans l’espace politique ou médiatique national – que se construisent les racines d’une écologie "populaire", au sens où nos propositions (parfois trop cantonnées dans un discours théorique, juste, mais complexe) s’incarnent, se déclinent, prennent leurs racines. C’est à partir de cette assise territoriale qu’il faut insuffler un nouveau souffle à l’écologie politique. La performance politique – versus écologique – ce n’est plus simplement de peser dans les négociations nationales, mais de permettre à tout le monde d’accéder à la décision (parce que les Verts sont, pour une bonne part, à l’origine des notions de démocratie participative, de parité, etc. qui permettent d’envisager différemment la place des unes et des autres dans le débat public). C’est à ce niveau, que nos élus mettent en place ces procédures – faites d’essais, de tâtonnements, d’évaluations pas toujours positives – qui permettent de générer des individus responsables et citoyens, de mobiliser, de responsabiliser. Avant d’être un décideur, l’élu écolo a tenté d’être un animateur du débat public et de la société, un élu animateur. C’est souvent à partir de cette position que nous avons pu assumer, dans le temps, notre résistance, notre protestation, notre fonction tribunicienne ! Pas de consensus de principe face aux enjeux écologistes : une posture d’élu résistant, pas par principe non plus, mais par lucidité.

Des élus développeurs enfin, qui osent produire du projet, qui apparaissait il y a peu comme "utopique" et qui maintenant se décline dans de nombreuses municipalités. Un projet résolument basé sur le qualitatif, alors que nos élites politiques ne comprennent souvent que le quantitatif…

À une époque où l’on découvrait à peine les principes du développement durable, la région Nord-Pas-de-Calais, dirigée par Marie-Christine Blandin, a testé en grandeur nature leur mise en oeuvre. Parce que l’excellence démocratique (démocratie participative, citoyenneté) doit être au coeur de la mutation, de nombreux exemples (conférence permanente du bassin minier, schéma régional d’aménagement du territoire, ou encore à Loos-en-Gohelle) prouvent que cette approche est féconde, efficace, indispensable. Elle a produit des effets : les élus y ont gagné une nouvelle confiance de la part des habitants et des acteurs du territoire, et des initiatives nouvelles se font jour, des énergies se libèrent. Une approche transversale et intégrée entre économie, social et environnement, qui refuse la vision sectorisée, a été mise en place. Elle vient bousculer l’approche verticale appliquée actuellement, qui génère bien des contradictions, voire des reculs à l’échelle de la société. C’est enfin dans cet esprit qu’apparaît le grand enjeu de l’articulation du local et du global. C’est aussi une approche qui permet de réapprendre la vision à long terme. D’abord parce que pour être efficace, l’action publique ne peut se limiter à des réactions au fil de l’actualité mais nécessite du temps, de maturation, de mise en oeuvre, etc. avant de produire de réels effets. Elle doit aussi prendre des décisions maintenant pour porter réellement sur les changements qui arrivent. Enfin, pour la préservation du droit des générations futures, et parce que nos choix génèrent de plus en plus d’impacts potentiellement irréversibles, l’homme ne peut jouer à l’apprenti sorcier. Gouverner, c’est prévoir, la durabilité n’est pas automatique !

Le changement conduit par les pratiques

Tenter d’appliquer les principes évoqués plus haut ne va pas de soi. Les diverses inerties, les diverses "rentes" de situation, la difficulté de la page blanche à écrire pour inventer ce nouveau monde, voilà quelques éléments expliquant la résistance aux changements. Il faut aussi tenir compte de la propre difficulté des écologistes à capitaliser ces expériences, à pérenniser les expériences et à nous les approprier pleinement pour que nous puissions les réinvestir dans les lieux où nous luttons.

C’est pourquoi, à la vision théorique des fondements du changement, doivent s’ajouter du pragmatisme (des changements sont en cours, des signaux faibles de la transformation apparaissent), et de l’humilité, car la tâche est profonde. La refondation de l’action politique ne se résume pas à un changement de casting à la tête des partis. Celui-ci peut d’ailleurs être un alibi pour que rien ne change vraiment. La refondation doit certes se ressourcer aux confrontations idéologiques, mais ne pas sous-estimer l’expérimentation en oeuvre de nos militants et nos élus locaux. L’approche par les pratiques présente beaucoup d’avantages : elle n’oppose pas les acteurs, et permet de travailler dans une posture ouverte qui dépasse les habituels (confortables ?) clivages politiques. Elle permet de sortir des logiques de marketing, du commerce des promesses. Elle valorise les montages collectifs et les pratiques constructives. Et, de ce point de vue, elle ouvre un processus vertueux d’amélioration collective. Chacun peut contribuer, à son niveau, à la construction de réponses : partout se font des petites et des grandes choses, par les élus, les associations, les habitants. Elle permet aussi l’entrée par la compétence, le savoir faire, le travail ; en opposition au politicien, au velléitaire, au donneur de leçon. Elle permet enfin de se mettre en posture de passage à l’acte. L’innovation mène à la concrétisation. Et, ce faisant, donne de la visibilité, des points de repère. Ce capital d’expérience des élus écologistes, il faut aussi le réinvestir dans le partenariat avec nos partenaires de la gauche.

Mais le positionnement est contrasté : immaturité dans le rapport au pouvoir, à la gestion. La sociologie des Verts les rend plus résistants aux systèmes, mais aussi complique la logique de production collective, de mutualisation et d’échange de pratiques. Nous avons un vrai problème de culture de l’organisation. Une autre difficulté existe avec le concept d’autorité, et la façon de gérer l’émergence de leaders. Tout ceci fait qu’il existe incontestablement un potentiel de renouvellement de la pensée et des pratiques, mais à la lecture des dernières années, la crédibilité des Verts s’est fortement émoussée, la "politique autrement" est un lointain souvenir, chacun fait à peu près ce qu’il veut. Le projet politique aussi comporte des failles qu’il faut combler (par exemple les politiques économiques, éducatives…) en travaillant à l’applicabilité des idées, à leur évaluation, à leur transférabilité. Enfin, en terme de positionnement et de communication, il devient vital d’arrêter de communiquer sur des quêtes infinies (par les motions et les courants notamment) de différenciations idéologiques, mais plutôt sur le fait que des Verts en situation de responsabilisation produisent des réponses concrètes, opérationnelles ; des réponses positives, constructives, qui agrègent plutôt que d’opposer. Les Verts ne sont pas uniquement utiles pour analyser les évolutions du monde, pour porter un projet alternatif autour du développement durable, pour que les autres aient la charge d’y répondre, ils sont aussi indispensables pour apporter les bonnes réponses (pas d’écologie sans les écologistes, le slogan est sympathique, mais il reste à démontrer). Dit autrement, les Verts ne doivent plus être uniquement porteurs de mauvaises nouvelles, ils doivent être porteurs de rêve, et de transformation réelle de la société.

Le programme de rénovation de l’offre politique des Verts, s’il doit s’appuyer résolument sur nos bilans locaux, doit aussi se confronter à d’autres pratiques, permettre de décrypter des opérations innovantes avec leur lot de réussites et d’échecs, d’identifier les lieux d’innovation, les réseaux d’acteurs s’inscrivant dans ces perspectives, pour créer les conditions de pensées non consanguines. Une formule peut être symbolique de cette quête, la démarche EEG : expérimenter, évaluer, généraliser. Le changement attendu doit donc aussi être un changement conduit par des méthodes qui font sens. Cette approche fait évoluer le rapport au pouvoir et au savoir. On peut se risquer à quelques mots clés de ces méthodes innovantes : importance de l’écoute et du respect, quel que soit le statut (élu, technicien, usager…) ; travail en réseau ; ouverture au delà des étiquettes ; qualification des acteurs et partage des savoirs. Sur la posture d’action : savoir innover en sortant du moule et des pensées uniques, prendre des risques ; tenir le cap d’une vision long terme et savoir résister aux effets de coup et d’aubaine ; capacité à enchanter, à faire rêver. Entre la théorie et la pratique, entre les pionniers et les gestionnaires, des lieux de passage doivent s’inventer. La nouvelle civilisation se construira autour de passeurs, qui donnent à comprendre les mutations, et à voir les nouvelles pratiques.