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Lettre au président de la Commission européenne
samedi 23 mai 2009, par
Au début de l’année 1972, alors que la France de Pompidou s’apprête à voter par référendum le premier élargissement de la Communauté européenne (d’une Europe des Six à une Europe des Neuf), un thème imprévu surgit dans la campagne électorale : l’arrêt volontaire de la croissance.
Le Néerlandais Sicco Mansholt (1908-1995), alors membre de la Commission Européenne, s’inspirant des travaux du Club de Rome, vient d’écrire au président de la Commission une lettre où il propose d’élaborer, pour la survie de l’Europe, ce qu’on appellerait aujourd’hui une politique planifiée de décroissance matérielle. Cette lettre, simple document de travail, connaîtra la célébrité grâce au Parti Communiste Français, partisan du NON au référendum, qui entend révéler aux électeurs le vrai visage d’une "Europe de la misère", désirant "stopper la croissance économique" et "abaisser le niveau de vie" avec "une politique malthusienne à outrance" et publie un fac-similé de la Lettre Mansholt, lançant prématurément la campagne du référendum, forçant les partis français à prendre position dans un débat où, en grande majorité, on dénoncera les zéguistes (partisans du "zero economic growth") et le Club de Rome qui voudrait "arrêter le progrès".
Mansholt persiste et déclare que la croissance n’est pas une chose sacrée, qu’il comporte des limites et qu’il porte même en lui "quelque chose de diabolique". Dans la foulée il est désigné président de la Commission européenne, où il ne parviendra pas à mettre ses idées en application. Mais sa lettre-programme mentionnant la décroissance, elle, reste toujours d’actualité 37 ans plus tard. [1]
Bruxelles, le 9 février 1972
A Monsieur Franco Maria Malfatti, président de la Commission européenne
Monsieur le président,
Il me semble souhaitable que, pendant la dernière année de son mandat, notre Commission se préoccupe tout particulièrement de la politique économique à suivre. Nous ne serons vraisemblablement pas à même de soumettre des propositions concrètes au Conseil des ministres, mais nous pourrons formuler un certain nombre d’idées-forces à partir desquelles pourrait s’élaborer une politique nouvelle.
J’estime qu’en vertu de la mission qui lui a été confiée, la Commission est le seul organisme qui soit en mesure de faire des propositions en toute indépendance. Permettez-moi de vous citer d’abord quelques faits :
Il est de plus en plus évident que les gouvernements nationaux ne sont plus capables d’assurer une expansion stable de leurs économies. Il ne s’agit pas d’un phénomène proprement européen, puisqu’on peut l’observer dans tous les pays industrialisés (tels que les États- Unis, le Japon...) qui sont en proie à une inflation galopante, accompagnée même d’un chômage de plus en plus grave.
L’équilibre monétaire n’est pas réalisé. Tout au plus peut-on parler d’un répit ; mais, dès à présent, tous les éléments d’une nouvelle crise se trouvent réunis. Les fonds internationaux et autres institutions similaires ne représentent que des remèdes propres à traiter les symptômes sans contribuer à une stabilité durable.
Tels sont quelques-uns des problèmes d’aujourd’hui, mais plus graves encore sont les questions qui vont bientôt se poser à nous et qui se dessinent de plus en plus nettement. Lorsque je dis "nous", je ne pense pas seulement à l’Europe, mais à l’humanité tout entière. Ces problèmes se rattachent aux facteurs suivants, qui sont les grandes déterminantes de l’avenir de l’humanité : l’évolution démographique dans le monde, la production alimentaire, l’industrialisation, la pollution, l’utilisation des ressources naturelles.
Je me limite à ces points notamment parce qu’ils constituent la base du rapport du System Dynamics Group du Massachussets Institute of Technology (juillet 1971).
On pourrait encore y ajouter les thèmes suivants : le sens du travail humain, l’instauration d’une démocratie véritable, l’égalité des chances pour tous, nos rapports avec les pays en voie de développement.
[…] Le rapport du M.I.T. sera publié prochainement. Bien que l’on ne sache pas encore dans quelle mesure les calculs sont exacts, l’orientation générale est si évidente qu’elle peut déjà servir de base à nos discussions et à nos études. Les réflexions que je vous soumets sont fondées sur les conclusions du rapport et portent sur le thème suivant : Que pouvons-nous faire en tant qu’"Europe" et que devons-nous faire pour éviter que la machine ne se "grippe" ?
Les problèmes sont si fondamentaux, si complexes, et si étroitement liés que l’on peut se demander :
Y a-t-il vraiment quelque chose à faire ? L’Europe peut-elle intervenir ? N’est-ce pas là une tâche qui concerne le monde entier ?
Même si les problèmes se posent d’abord à l’échelle mondiale, j’estime indispensable que l’"Europe" fasse tout ce qui est en son pouvoir pour exercer une action bénéfique dans les domaines qu’elle peut influencer.
A cet égard, il est clair qu’une réorientation radicale de la politique s’impose ; mais, pour l’instant, je m’abstiendrai de considérer les moyens de rendre cette politique acceptable aux yeux du public et, partant, de la concrétiser. Il s’agit d’ailleurs là d’une mission qui relève plutôt des partis politiques que de la Commission.
J’estime illusoire d’imaginer qu’il soit possible de parvenir rapidement à des résultats à l’échelon "mondial". En effet, les Nations-Unies se traînent d’une crise à l’autre et donnent une impression de chaos et d’impuissance.
L’Europe des Dix, en revanche, est en passe de devenir un véritable facteur d’influence dans le monde et, dans les années à venir, le renforcement de ses institutions lui permettra de mener une politique efficace. En tout cas, le devoir de la Commission est d’en souligner dès à présent la nécessité.
Si l’Europe suit une politique bien définie, elle sera davantage en mesure d’imposer également une politique au reste du monde, et notamment aux États- Unis et au Japon.
Si l’Europe ne mène pas une politique claire, mais reste à la remorque des évènements et renonce à prendre l’initiative, j’estime que la cause est perdue, car à mon avis les États-Unis n’ont pas la force politique nécessaire pour guider le monde vers la solution de ce grand problème. Les États-Unis sont sur la voie du déclin et il nous sera extrêmement difficile de les préserver d’un effondrement total.
Conclusion : l’Europe a une mission à accomplir !
Le problème-clé est celui de l’évolution démographique dans le monde. C’est surtout dans les pays en voie de développement que la natalité prend des proportions angoissantes. […] En ce qui concerne l’Occident, on notera que, dans les pays industrialisés, la consommation de matières premières et d’énergie est environ vingt-cinq fois plus élevée par habitant que dans la moyenne des pays en voie de développement.
Même si nous obtenions que la "famille de remplacement" devienne la norme dans une trentaine d’années, la population passerait néanmoins à quelque six milliards. Cela s’explique entre autre par le fait que, dans les pays en voie de développement, 45% environ de la population est âgée de moins de 15 ans. Il est vraisemblable qu’une population de 6 milliards dépasserait encore les possibilités de ce qui peut être considéré comme un niveau d’approvisionnement raisonnable. En tout cas, il est plus que souhaitable d’arriver à la longue à stabiliser la démographie mondiale.
Il nous incombe d’indiquer les éléments économiques qui peuvent contribuer à promouvoir la limitation des naissances. […] En partant de l’hypothèse d’une population mondiale stable, il semble possible, du moins en théorie, de réaliser un certain équilibre dans la croissance des divers facteurs, nécessaires pour assurer la survie de l’humanité.
Dans ce cas, il faut toutefois que toutes les conditions suivantes soient remplies :
1. une priorité à la production alimentaire en investissant aussi dans les produits agricoles réputés "non rentables" ;
2. une forte réduction de la consommation des biens matériels par habitant, compensée par l’extension des biens corporels (prévoyance sociale, épanouissement intellectuel, organisation des loisirs et des activités récréatives, etc.) ;
3. la prolongation notable de la durée de vie de tous les biens d’équipement, en prévenant le gaspillage et en évitant la production de bien "non essentiels" ;
4. la lutte contre la pollution et l’épuisement des matières premières par la réorientation des investissements vers le recyclage et les mesures antipollution, ce qui aboutira naturellement à un déplacement de la demande, et, partant, de la production.
Comme l’hypothèse d’une population mondiale stable paraît exagérément optimiste pour l’instant, il faut se demander si nous ne devrions pas adopter des "mesures" (politiques) beaucoup plus radicales que celles ci-dessus. À ce moment se pose avec acuité la question de savoir si une telle opération est possible dans le cadre de l’ordre social établi et si, par exemple, le système actuel de production peut être maintenu au niveau des entreprises. À mon avis, poser la question équivaut à y répondre par la négative ! Il est toutefois difficile de trouver une solution plus adéquate. […]
Il est évident que la société de demain ne pourra pas être axée sur la croissance, du moins pas dans le domaine matériel.
Pour commencer, nous ne devrions plus orienter notre système économique vers la recherche d’une croissance maximale, vers la maximisation du produit national brut. [Meadows] suggérait de remplacer celui-ci par l’utilité nationale brute. (Encore reste-t-il à savoir si l’on peut quantifier cette "utilité".) Je rappelle à ce propos la notion de "bonheur national brut" de Tinbergen. Il serait souhaitable d’examiner de quelle manière nous pourrions contribuer à la mise en place d’un système économique qui ne soit plus fondé sur la croissance maximale par habitant. À cet effet, il faudra se pencher sur les problèmes de la planification, de la politique fiscale, de la répartition des matières premières et peut-être aussi de certains produits finaux essentiels.
Pour contribuer à ce travail de réflexion et pour donner un exemple de ce que pourrait impliquer concrètement une telle politique, je voudrais vous soumettre quelques suggestions pour une politique européenne.
[…] Je ne m’arrêterai ici qu’à deux aspects du problème :
1. Une économie rigoureusement planifiée qui assurerait à chacun le minimum vital.
2. Un système de production non polluant et la création d’une économie de recyclage.
Le deuxième objectif se traduira par un net recul du bien-être matériel par habitant et par une limitation de la libre utilisation des biens. Si nous voulons satisfaire aux exigences de l’équité la plus élémentaire, notre économie devra être conçue de manière à offrir des chances égales à tous. Dans ce cas, nous nous verrons contraints d’organiser la répartition des matières premières et des biens d’équipement nécessaires entre le secteur public et le secteur privé. Parallèlement, la planification devra être orientée de manière à assurer, avec une consommation aussi réduite que possible de matières premières et d’énergie, la consommation des biens et des services essentiels. Pour compenser la diminution du bien-être matériel, il conviendra en outre que les pouvoirs publics se soucient davantage de l’épanouissement intellectuel et culturel, et qu’ils prévoient par conséquent les aménagements nécessaires.
Il me paraît opportun que la Commission formule une proposition en vue de l’élaboration :
a) d’un "plan central européen" (ou plan économique européen).
D’après ce plan, la recherche du plus grand PNB possible est abandonnée et remplacée par l’UNB.
Nous devrons admettre que, même si une préoccupation plus grande des pouvoirs publics pour l’épanouissement intellectuel nécessitait en réalité l’accroissement du produit national brut, nous n’avons tout simplement plus les moyens de le réaliser puisque notre objectif primordial sera de sauvegarder l’équilibre écologique et de réserver aux générations futures des sources d’énergie suffisantes. Le plan économique européen, qui se présenterait sous la forme d’une directive, devrait alors être respecté lors de l’élaboration des plans économiques nationaux.
b) d’un plan quinquennal pour le développement d’un nouveau système de production "antipolluant" basé sur une économie en circuit fermé (production CR = clean and recycling).
Nous devons examiner dans quelle mesure ces dispositions rigoureuses devront être étayées par des mesures d’encouragement dans le domaine des politiques fiscale et tarifaire et, éventuellement, par des attributions de matières premières. J’imagine que la Commission pourrait faire des propositions concrètes dans les domaines suivants :
1° l’instauration d’un système de certificats de production (certificats CR) contrôlé à l’échelon européen,
2° une modification du régime de la TVA de manière à favoriser les produits munis d’un certificat CR et à imposer plus lourdement les produits classiques (la différence de barème étant égale à la différence entre les coûts de production augmentée d’un "tarif de pénalisation" pour les produits non CR),
3° la promotion de la durabilité des biens de consommation.
Il peut en découler d’importantes économies de matières de base. Il convient d’envisager, en plus des dispositions en matière de production, des mesures fiscales canalisant la consommation dans le sens de l’économie et de la durabilité. Exemple : taxer fortement les automobiles dans les cinq premières années, moins fortement pendant les cinq suivantes, puis supprimer la taxation.
À ce propos, on peut aussi songer à interdire la production de biens non essentiels ou encore à les imposer très lourdement. À l’heure actuelle, nous nous livrons à un gaspillage inconsidéré !
4° un système européen de distribution des matières premières et de divers produits finaux paraît s’imposer :
a) pour donner la priorité aux biens destinés au secteur public,
b) pour éviter le gaspillage,
c) pour assurer des chances égales à tous, une économie de pénurie exigeant la distribution des biens de première nécessité.
5° Recherche
Les problèmes posés par la production non polluante, fondée sur le recyclage, représentent encore un vaste domaine inexploré. Jusqu’à présent, la recherche a été pratiquement axée sur la "croissance". Il nous faut l’infléchir vers "l’utilité", vers le "bien-être". Une solution évidente consisterait à mettre un terme au drame chronique du budget de recherche de l’Euratom et de le transformer en un programme de recherche entièrement dirigé vers les objectifs décrits ci-dessus. La recherche scientifique se trouve en effet devant un grand nombre de questions techniques et biologiques restées sans réponse. Il semble judicieux d’y associer la recherche économique, nécessaire pour pouvoir tenir compte dans la nouvelle politique économique des conséquences de l’application des nouvelles méthodes (plan central européen). Trop souvent, la recherche technique est menée sans que soient prises en considération ces implications économiques et, partant, sociales.
Je pense que le programme de recherche devrait notamment porter sur :
– la protection de l’environnement,
– l’équilibre écologique et biologique,
– la production en circuit fermé,
– les conséquences économiques. […]
Pour terminer, je voudrais vous soumettre quelques considérations au sujet de l’agriculture.
L’équilibre naturel jouera un rôle croissant dans la production alimentaire. Bien qu’il soit nécessaire de développer fortement la production alimentaire, on se heurte très vite à deux facteurs limitatifs :
a) la superficie limitée des terres arables, pour le traitement de laquelle on dispose de quantités suffisantes d’eau douce non polluée (notons à ce propos qu’il est inutile de songer au dessalement massif de l’eau salé, qui consommerait une énorme quantité d’énergie et affecterait l’équilibre thermique) ;
b) la perturbation de l’équilibre écologique due notamment à l’utilisation de pesticides et d’insecticides que nécessitent les grosses productions.
Dans ce domaine, la Communauté européenne peut donner l’exemple :
a) en autorisant :
1. les produits chimiques rapidement dégradables, qui n’entraînent donc pas à la longue de perturbation du milieu (par exemple : pas le DDT),
2. les matières dont il est prouvé qu’elles ne sont pas nocives pour la santé.
b) la transformation des critères de qualité : en les orientant vers les qualités nutritives et gustatives, plutôt que vers l’aspect extérieur des produits.
c) des mesures encourageant la production en circuit fermé en vue d’empêcher la destruction de précieux éléments naturels de production.
Je me suis contenté de donner quelques exemples de politique et je n’ai pas tenté d’esquisser un schéma global.
J’estime hautement souhaitable que nous consacrions cette dernière année à ces questions afin de pouvoir présenter au Conseil des propositions mûrement réfléchies.
[1] Texte intégral réactions et commentaires, Pauvert, 1972