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Agrocarburants : impacts au Sud ?

Alternatives sud, Centre Tricontinental et éditions Syllepse, 2011, 13 euros, 202 pages.

avril 2011, par Pierre Thiesset

« Qui aurait imaginé que le flower power deviendrait une entreprise d’avenir ? » Avec cette publicité enjouée où apparaissent deux hippies souriantes dans un champ de colza, Sofiprotéol, firme productrice de biodiesel, veut faire passer la production d’agrocarburants pour vertueuse. Ne culpabilisez pas en faisant le plein, le pouvoir des fleurs résoudra la pénurie énergétique et le dérèglement climatique.

Ces slogans tapageurs ne résistent pas à l’analyse des faits. La revue Alternatives sud détruit de manière implacable toute la rhétorique des promoteurs des agrocarburants. Non, ces cultures vouées aux réservoirs des voitures ne nous réservent pas un avenir chatoyant. Elles n’instaurent que le chaos.

La production d’agrocarburants a été multipliée par 5,5 entre 2000 et 2009. En parallèle, les prix alimentaires ont explosé. Simple loi de l’offre et de la demande : quand la surface consacrée à la gloutonnerie des automobiles passe de 13,8 millions d’hectares en 2004 à 37,5 millions en 2008 (soit deux fois la surface cultivable de la France), les cultures dédiées à l’alimentation des hommes peinent à suivre les besoins. Quand 5 % des récoltes de maïs de 2008 sont brûlées pour rouler, c’est autant de moins pour les peuples. Les stocks de céréales diminuent. Les plus pauvres n’arrivent plus à payer leur nourriture. Comme l’a montré Donald Mitchell dans un rapport publié par la Banque mondiale [1], la crise alimentaire est principalement due au développement des agrocarburants. Lors des émeutes abusivement appelées « de la faim » [2], les révoltés ne se trompaient pas en brûlant des bagnoles...

A rebours des penseurs pressés qui racontent que le pouvoir n’est plus détenu par les États mais par un Empire de multinationales, les auteurs d’Agrocarburants : impacts au Sud montrent que ce crime contre l’humanité est mené par les politiques européennes et états-uniennes. Celles-ci imposent une utilisation croissante d’agrocarburants dans les transports (l’Union européenne a fixé une part de 10 % d’ici 2020), proposent des exonérations fiscales aux producteurs, les subventionnent, promeuvent ces monocultures dans les pays du sud quand elles ne les implantent pas directement en s’accaparant les terres. Sans cette planification publique, l’industrie ne décollerait pas : les coûts de production sont supérieurs à l’essence et au diesel traditionnels, issus du pétrole.

Au profit de l’agrobusiness, les petits paysans sont évincés de la terre. Des conflits fonciers éclatent, mais les révoltes des communautés locales sont réprimées par les forces d’État et les milices des compagnies. La criminalisation et la violation des droits humains s’appuient sur un mépris ignoble des paysans, accusés d’être « antidéveloppement ». Car les agrocarburants, c’est le progrès, la croissance économique, du travail ! Pas sûr que les coupeurs de canne à sucre soient aussi enthousiastes. Au Brésil, ces esclaves s’épuisent sous la surcharge de travail. La quantité de cannes coupée par un seul homme est passée de 3 tonnes dans les années 1950 à 12 à la fin des années 1990. Sous la bienveillance d’un État qui veut doubler la surface de canne à sucre de 2009 à 2017.

Quant à l’Inde, elle veut quadrupler sa production de jatropha en moins de dix ans, alors que le pays a récemment perdu son autosuffisance alimentaire. « Stade ultime de l’industrialisation de l’agriculture », la production d’agrocarburants voués à l’exportation empêche la souveraineté agricole, qui repose sur la paysannerie et impose la redistribution des terres. Elle lamine les cultures vivrières, accentue la prolétarisation des ruraux et leur appauvrissement, déjà à l’œuvre depuis les années 1970 et la libéralisation des marchés.

La monoculture intensive des grandes firmes appauvrit la biodiversité. L’irrigation restreint les réserves en eau. Les engrais et traitements chimiques polluent les sols et les nappes phréatiques. Quant à l’argument des propagandistes de l’essence végétale sur la baisse des émissions de gaz à effet de serre, il ne tient pas debout. L’Indonésie est devenue troisième producteur mondial de dioxyde de carbone après avoir détruit forêts et tourbières pour doubler la production d’huile de palme entre 2001 et 2007. Le bilan carbone des agrocarburants est pourri : outre la déforestation, la destruction de prairies, zones humides, savanes, l’irrigation massive, l’épandage de pesticides, l’utilisation d’organismes génétiquement modifiés, ces cultures nécessitent de grandes infrastructures de transports pour assurer l’exportation. Selon l’économiste Eric Holt-Giménez et l’agroécologiste Annie Shattuck, la production d’un litre d’huile de palme émet dix fois plus de CO2 qu’un litre de pétrole. Les agrocarburants polluent plus que les carburants fossiles. Et ils ne peuvent assurer la fallacieuse « indépendance énergétique » : la raréfaction des énergies fossiles ne peut être compensée par aucune autre source d’énergie [3].

Voilà pourquoi les « critères de durabilité » proposés par l’Europe et les États-Unis pour répondre à une opposition croissante ne sont que de la poudre aux yeux destinée à rassurer les consommateurs et encourager une consommation croissante. Voilà pourquoi les tables rondes organisées par le WWF depuis 2004 pour labelliser l’huile de palme « durable » et le soja « responsable » ne sont qu’une imposture servant à verdir l’image d’industriels aussi propres que Shell, BP, Petrobras, les entreprises pétrolières suisses et les firmes de l’agrobusiness... « Dissimuler les pratiques irresponsables socialement et environnementalement de l’ensemble du secteur », légitimer « un modèle de production intrinsèquement destructeur » : voilà à quoi collaborent les « écologistes » du World Wildlife Fund.

L’étude d’Alternatives sud nous emmène au Brésil, en Éthiopie, au Guatemala, en Inde, en Indonésie, au Mozambique. Ces articles précis, fouillés, s’appuient sur des faits et une documentation fournis. Après cette enquête minutieuse et implacable, le lecteur occidental ne peut que se questionner sur son mode de vie destructeur, maintenu par le pillage du sud. « Il s’agit d’une guerre de classes, mondiale. Sauf que, contrairement à ce qu’affirme certaine liturgie de gauche et d’extrême gauche, elle rassemble dans le même camp nombre de « pauvres » et de riches du Nord. Contre les vrais gueux du monde, ceux qui n’ont rien. » [4] Il est temps d’abandonner nos cercueils à quatre roues.


[1« A note on rising food prices », juillet 2008.

[2Il ne s’agissait pas d’émeutes menées par des affamés à l’agonie dans des pays pauvres, mais d’émeutes contre la vie chère, qui se propagent sur tous les continents depuis 2008 : Alain Bertho, Le Temps des émeutes, Bayard, 2009.

[3C’est ce que montrent toutes les études sur les conséquences de la raréfaction du pétrole, après le pic d’extraction arrivé en 2006 selon l’agence internationale de l’énergie. Notamment : Cochet Y., Pétrole apocalypse, Fayard, 2005 ; Heinberg R., Pétrole, la fête est finie !, éditions Demi-lune, 2008 ; Hopkins R., Manuel de transition, Ecosociété, 2010 ; Jancovici J.M. et Grandjean A., Le plein s’il vous plaît, Le Seuil, 2007.

[4Fabrice Nicolino, La faim la bagnole le blé et nous. Une dénonciation des biocarburants, Fayard, 2007, p. 109.