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Comment nous avons bloqué l’OMC
février 2000, par
Deux semaines se sont écoulées depuis ce matin où je me suis levée avant l’aube pour rejoindre le blocus qui a empêché le rencontre inaugurale de l’OMC. Depuis que je suis sortie de prison, je lis les compte rendus de presse et j’essaie de comprendre la différence entre ce que je sais être arrivé et ce que l’on raconte.
Pour une fois, lors d’une manifestation de protestation politique, nous disions la vérité lorsque nous chantions "le monde entier regarde !". Je n’ai jamais vu une action politique attirer une telle attention de la part des media. Et pourtant, l’essentiel de ce qui a été écrit est d’une telle inexactitude que je n’arrive pas à décider si les journalistes devraient être accusés de complot ou, simplement, d’incompétence. Il a été sans cesse question de quelques vitrines brisées, mais à peu près pas du Direct Action Network (DAN), le groupe qui a réussi à organiser l’action directe non violente qui a fini par rassembler plusieurs milliers de personnes. La véritable histoire de ce qui a fait un succès de cette action n’est pas dite.
La police, lorsqu’elle défend la manière brutale et stupide dont elle a fait face à la situation, prétend qu’elle n’était "pas préparée à la violence". En réalité, ce à quoi ils n’étaient pas préparés, c’était à la non violence, ainsi qu’au nombre et à l’engagement des activistes non violents - et cela même si le blocus fur organisé lors de réunions ouvertes, publiques et si notre stratégie n’avait rien de secret. Je soupçonne que notre mode d’organisation et de prise de décision était tellement étranger à leur idée de ce que signifie la direction d’un mouvement qu’ils n’ont littéralement pas pu voir ce qui se passait sous leurs nez.
Lorsque ceux qui honorent l’autorité pensent organisation, ils s’imaginent une personne, d’habitude un homme, ou un petit groupe de personnes debout et disant aux autres quoi faire. Le pouvoir est centralisé et exige l’obéissance.
Voici quelques aspects de notre modèle d’organisation.
Entraînement et préparation
Pendant les semaines et les jours qui ont précédé le blocus, des milliers de gens ont reçu un entraînement à la non violence - un cours de trois heures qui combinaient l’histoire et la philosophie de la non violence avec des pratiques réelles impliquant des jeux de rôle où il s’agit de rester calme dans des situations tendues, d’utiliser des tactiques non violentes, de répondre à la brutalité, et de prendre des décisions ensemble. Des milliers ont également suivi un entraînement de deuxième niveau portant sur la préparation au séjour en prison, les stratégies et tactiques de solidarité, les aspects judiciaires. Il y a eu également des entraînements à propos des premiers secours, des tactiques de blocus, du théâtre de rue, de la "facilitation" des rencontres et d’autres compétences encore. Alors que des milliers d’autres personnes, qui n’avaient bénéficié d’aucun de ces entraînements, ont pris part au blocus, ces groupes préparés à faire face à la brutalité de la police ont pu fournir un noyau de résistance et de force.
Et en prison, j’ai vu beaucoup de situations qui se déroulaient juste comme dans les jeux de rôle. Les activistes ont été capables de protéger les membres de leur groupe qui risquaient d’être isolés ou séparés des autres en utilisant les tactiques proposées pendant l’entraînement. Les tactiques de solidarité que nous avions préparées ont bel et bien fait obstacle au fonctionnement du système.
Accords pris en commun
Il a été demandé à chaque participant à l’action d’accepter les principes de base non violents : s’abstenir de violence physique ou verbale, ne pas avoir d’armes, n’amener ni ne consommer de drogue illicite ou d’alcool, et ne pas détruire les biens privés. Cet accord n’a été demandé que pour l’action du 30/11 - il ne s’agissait pas d’en faire une philosophie de vie et le groupe reconnaissait qu’il y a des opinions très divergentes à propos de certains de ces principes.
Groupes d’affinité, clusters et Conseils de porte-paroles
Les participants à l’action étaient organisés en petits groupes appelés groupes d’affinité. Chaque groupe était habilité (empowered) à prendre ses propres décisions à propos de la manière de participer au blocus. Il y a eu des groupes qui ont fait du théâtre de rue, d’autres se sont préparés à s’enchaîner à des bâtiments, des groupes avec des calicots ou de marionnettes géantes, d’autres préparés simplement à tenir ensemble bras dessus bras dessous et à arrêter de manière non violente les délégués. Dans chaque groupe, il y avait en général des gens préparés à aller en prison, d’autres qui seraient leur personne de soutien lorsqu’ils seraient en prison, et une personne qualifiée en matière de premiers secours.
Les groupes d’affinité étaient organisés en clusters. La zone qui entoure le Convention Center fut divisée en treize sections, les groupes d’affinités et leur clusters s’engageant à tenir une section particulière. Il y avait également quelques groupes "volant" - libres de se déplacer là où on avait le plus besoin d’eux. Tout ceci fut coordonné aux rencontres du Conseil des porte-paroles, où chaque groupe d’affinité envoya un(e) représentant(e) qui était habilité(e) à parler pour le groupe.
En pratique, ce mode d’organisation signifiait que les groupes pouvaient se déplacer et réagir avec une grande souplesse pendant le blocus. S’il y avait appel à plus de gens à un endroit donné, un groupe d’affinité pouvait évaluer le nombre des personnes tenant le front là où ils étaient et choisir de se déplacer ou non. Lorsqu’ils avaient affaire au gaz lacrymogène, aux jets de poivre, aux balles de caoutchouc et aux chevaux, chaque groupe pouvait évaluer sa propre capacité à résister à la brutalité. En conséquence, les fronts du blocus ont tenu face à une incroyable violence policière. Lorsqu’un groupe de personnes était finalement balayé par le gaz et les bâtons, un autre viendrait prendre sa place. Et pourtant il y avait aussi à faire pour ceux des groupes d’affinité qui réunissaient des gens plus âgés, avec des problèmes de poumons ou de dos : tenir le front dans les zones relativement tranquilles, interagir et dialoguer avec les délégués à qui nous faisions faire demi-tour, et soutenir la marche du travail qui a rassemblé des dizaines de milliers de personnes au milieu de la journée.
Aucune direction centralisée n’aurait pu coordonner la scène au milieu du chaos, et aucune n’était nécessaire - notre organisation organique, autonome s’est montrée beaucoup plus puissante et efficace. Aucun personnage d’autorité n’aurait pu contraindre des gens à tenir les fronts du blocus sous les gaz lacrymogène - mais des gens habilités (empowered), libres de prendre leurs propres décisions, ont choisi de le faire.
Prise de décision par consensus
Les groupes d’affinité, clusters et conseils de porte-paroles rassemblés dans le DAN ont pris leurs décisions par consensus - une procédure qui permet à chaque voix d’être entendue et qui met l’accent sur le respect envers les opinions minoritaires. Le consensus faisait partie de l’entraînement à la non violence et à la prison, et nous avons aussi essayé de proposer un entraînement spécial à la "facilitation" des rencontres.
Pour nous, consensus ne veut pas dire unanimité. Le seul accord obligatoire était d’agir en suivant les principes de base non violents. Au-delà de cela, les organisateurs du DAN ont donné un ton valorisant l’autonomie et la liberté plutôt que la conformité, et ils ont mis l’accent sur la coordination sans recours aux pressions demandant la conformité. Par exemple, notre stratégie de solidarité impliquait de rester en prison, où nous pouvions utiliser la force du nombre pour protéger les personnes qui auraient été particularisées pour des inculpations plus graves ou un traitement plus brutal. Mais personne n’a subi de pression pour rester en prison et n’a été culpabilisé s’il choisissait d’être libéré sous caution avant les autres. Nous savions que chacun a ses propres besoins, et sa propre situation de vie, et que ce qui était important était d’avoir participé à l’action au niveau où chacun le pouvait. Si nous avions fait pression pour que tout le monde reste en prison, beaucoup auraient résisté, auraient éprouvé du ressentiment et se seraient sentis manipulés. Comme nous ne l’avons pas fait, comme les gens se sont sentis habilités (empowered) et non manipulés, la grande majorité des gens ont décidé pour eux-mêmes de rester, et beaucoup ont été beaucoup plus loin que ce qu’ils avaient pensé faire.
Vision et Esprit
L’action comprenait de l’art, de la danse, des célébrations, des rituels, de la magie. Elle était plus qu’une protestation ; elle était création d’une vision d’abondance véritable, célébration de la vie, de la créativité et de la connexion, elle est restée pleine de joie face à la brutalité et a donné vie aux forces créatives qui peuvent véritablement s’opposer à celles de l’injustice et du contrôle. Beaucoup de personnes ont mis en action la force de leur pratique spirituelle personnelle. J’ai vu des bouddhiste renvoyer des délégués furieux avec gentillesse et amour. Nous, les sorcières, avons procédé à des rituels avant l’action et en prison, et avons appelé les éléments de la nature pour nous soutenir. J’ai reçu le Reiki quand j’étais malade et nous avons célébré Hanouka sans les bougies, mais avec les bénédictions et l’histoire de la lutte pour la liberté religieuse. Nous avons eu la force spirituelle de chanter dans nos cellules, de danser une danse spirale dans le cachot de police, de rire des centaines d’humiliations sordides qu’inflige la prison, de nous réconforter les un(e)s les autres, de nous écouter aux moments de tension, d’utiliser notre temps ensemble pour continuer à transmettre, à organiser, à créer la vision de l’éclosion de ce mouvement. Pour moi, ce fut l’une des expériences spirituelles les plus profondes de ma vie.
J’ai écrit ceci pour deux raisons. D’abord je veux dire l’importance du DAN. Ses organisateurs ont accompli un travail brillant et difficile, ils ont appris et appliqué les leçons des vingt dernières années d’action directe non violente, et ont créé face à une opposition énorme une action puissante, réussie et susceptible de changer la vie, une action qui a transformé le paysage politique global et a radicalisé une nouvelle génération. Ensuite, parce que la véritable histoire de la manière dont cette action a été organisée propose un modèle puissant à partir duquel les activistes peuvent apprendre. Seattle n’est qu’un début. Devant nous est la tâche de construire un mouvement global qui renverse le contrôle de la finance et de l’industrie, et crée une nouvelle économie basée sur l’honnêteté (fairness) et la justice, sur une écologie saine et un environnement salubre, une économie qui protège les droits humains et soit au service de la liberté. Bien des campagnes d’action sont devant nous, et nous avons le droit d’apprendre les vraies leçons de nos réussites. .
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