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Les coopératives municipales
mercredi 14 janvier 2004, par
Les coopératives municipales sont elles une voie vers la relocalisation de l’économie ? A l’inverse des coopératives "classiques", de tels projets ne s’inscriraient pas dans une démarche concurrentielle, mais répondraient aux besoins des habitants. Directement contrôlées par des assemblées citoyennes, elles auraient plutôt pour modèle les systèmes d’échanges locaux. L’échange et la coopération sont en effet les maîtres mots d’une alternative esquissée par Jean Zin.
Voici les grands thèmes que sous-tendent les projets de coopératives municipales :
– Développement local, dynamisation des échanges locaux (relocalisation de l’économie)
– Protections sociales contre la précarité (revenu garanti) et services d’assistance ou de formation
– Valorisation des compétences, aide à l’autonomie et recherche des synergies (coopérations)
– Production alternative non marchande et nouvelles forces productives immatérielles et coopératives
– Centre de traitement de l’information locale et construction d’une intelligence collective
La nécessité d’abolir la séparation de l’économie et de la vie en intégrant les équilibres écologiques locaux à l’activité économique doit se traduire par une relocalisation de l’économie qui peut prendre la forme de sociétés mixtes à participation municipale ou d’associations locales mais la création de coopératives municipales constitue sans doute l’institution centrale de ce développement local et humain, valorisant les compétences disponibles tout en garantissant les moyens de l’autonomie individuelle.
C’est une structure entièrement nouvelle, adaptée à la production immatérielle et fonctionnant sur une toute autre logique que les coopératives du passé, voilà pourquoi c’est souvent si difficile à comprendre. Il n’y a pas vraiment de modèles pour ce qui reste à inventer et dont nous ne pouvons donner ici que les grandes lignes. Les coopératives municipales constituent les institutions de base d’une économie plurielle (mixte) devant assurer à terme une production alternative au capitalisme salarial productiviste, ce qui implique de s’inscrire dans des circuits altermondialistes car les enjeux écologiques sont planétaires.
L’idée de base des coopératives municipales vient de Bookchin. Il constate que les coopératives exposées à la concurrence finissent par se comporter comme des sociétés marchandes ou disparaissent. Il faut donc abriter ces activités coopératives de la pression concurrentielle grâce à des structures politiques locales qui en assurent le financement par la collectivité. Ce sont des coopératives car leur objectif est de développer la coopération locale, hors concurrence immédiate, et ce sont des coopératives municipales car leur fonctionnement est assuré par la municipalité et soumis au débat politique local, dans des rapports de face à face :
La valeur des coopératives de nos jours réside en ce qu’elles enseignent aux gens comment coopérer. Mais en général, ce qui arrive dans la plupart des coopératives, selon ma propre expérience et l’expérience historique, c’est qu’elles deviennent de véritables entreprises bourgeoises, se lançant dans la concurrence que produit le marché. Celles qui ne le font pas disparaissent
Une économie morale dans la communauté
En revanche, les "coopératives appartenant à la municipalité" ne seraient pas des coopératives au sens conventionnel du terme. Elles ne seraient pas des coopératives privées ou des fédérations de coopératives privées. Elles seraient la "propriété" d’une communauté réunie dans une assemblée populaire. Elles opéreraient donc comme partie de la communauté, pas séparément, et elles devraient rendre des comptes à la communauté. Non seulement seraient-elles la "propriété" de la communauté, mais plusieurs de leurs politiques seraient décidées par la communauté en assemblée. Seule l’application pratique de ces politiques serait-elle de la juridiction des coopératives individuelles.
Non seulement la communauté dans son ensemble déterminerait-elle leurs politiques, mais c’est l’ensemble de la population qui établirait un genre de relation morale avec la coopérative parce que la coopérative serait partie intégrale de la population. Voici un domaine où une culture politique va au-delà de la politique purement institutionnelle de l’assemblée et de la confédération. Non seulement l’économie serait-elle municipalisée, mais la culture politique pourrait aider à créer une économie morale dans la communauté, un nouveau genre de relations économiques entre les citoyens et leurs moyens d’existence, qu’ils soient producteurs ou détaillants.
Ces idées restent entièrement valables, bien qu’il faudrait avoir une version moins naïve de la démocratie et de la manipulation politique, mais ce qui en assure à la fois la nécessité et la viabilité, ce sont les nouvelles conditions de production de l’ère informationnelle, les nouvelles forces productives immatérielles et créatives favorisant diversifications et individualisation des parcours, les nouveaux services à la personne peu compatibles avec des rapports marchands, les nouveaux métiers indépendants mais trop souvent intermittents, enfin l’orientation vers le développement humain et l’exigence écologique d’une relocalisation des échanges.
Pour comprendre le rôle de pivot d’une alternative écologiste constituée par ces coopératives municipales il faut penser, au-delà de Bookchin, aux pouponnières d’entreprise américaines (tuteurs, services et conseils apportés aux nouvelles entreprises) aussi bien qu’aux SEL (Systèmes d’Echanges Locaux). En effet, les coopératives municipales ont pour fonction de dynamiser les échanges locaux et pour cela peuvent utiliser, pour une part au moins, une monnaie locale. Permettant de centraliser le marché des offres et demandes locales, la coopérative municipale reprend donc toutes les fonctions des SEL. Elle devrait y joindre toute une série de moyens et d’assistances pour valoriser les compétences, encourager les créations d’entreprise, financer des projets, fournir conseils et formation, mettre en relation fournisseurs et clients.
Un investissement dans la personne et dans l’avenir
On peut dire de la coopérative municipale que c’est un centre de traitement de l’information, la monnaie locale faisant partie du système d’information, mais c’est surtout l’institution d’une démocratisation économique et d’une production alternative basée sur le développement de l’autonomie et la valorisation des compétences. Des expérimentations sont possibles immédiatement, on ne doit pas attendre pour commencer à construire une production alternative au productivisme marchand et qui ne se fera pas en un jour, le défi étant d’assurer le maximum de production locale hors marché pour constituer à terme une alternative au capitalisme salarial (il ne suffit pas d’être anticapitaliste il faut pouvoir se passer du capitalisme et dépasser le productivisme dans la production elle-même).
La fonction des coopératives municipales d’abriter de la concurrence et de la précarité implique de fournir des protections sociales du même ordre que le salariat pour des activités autonomes et créatives. Le casse-tête du revenu garanti pourrait être résolu localement par l’inscription dans une coopérative municipale (ou régie de quartier) et l’utilisation, en partie seulement, d’une monnaie locale. Ce n’est pas une solution idéale mais du moins une solution d’urgence, quand c’est possible. Le revenu garanti ne doit pas être lié à une productivité à court terme, ni à un emploi immédiat. C’est d’abord un revenu d’existence et de formation, de production de soi, un investissement dans la personne et dans l’avenir.
Sans lien direct avec le revenu garanti qui peut servir aussi à chercher un emploi salarié, à se former ou élever ses enfants, une coopérative municipale doit remplir la fonction de valorisation des compétences et de connexion entre offres et demandes. Dans tous les cas, la coopérative permet de briser l’isolement des individus et des activités autonomes, proposant son intermédiation pour fournir à chacun l’accès aux services dont il a besoin et qui vont de la simple écoute, au conseil, à la formation ou l’assistance, jusqu’à la commercialisation de nos produits ou la simple mise en relation. La dynamisation des échanges locaux fait partie de la mission principale des coopératives municipales qui sont des agents du développement local dont le rôle est de recenser besoins et ressources locales pour tenter de les ajuster.
Ce qui oppose les coopératives municipales aux bourses du travail, ateliers nationaux ou coopératives ouvrières ce sont les caractéristiques très différentes des nouvelles forces productives immatérielles. Ainsi, nous ne sommes plus à l’époque du travail forcé car ce n’est plus la force de travail qui compte mais la formation et l’autonomie du travailleur, ses capacités d’initiative. Nous ne sommes plus à l’époque de la production de masse mobilisant les mêmes compétences partout et tout le temps. Ce qu’on cherche aujourd’hui, ce sont des parcours singuliers, des savoirs plus ou moins rares procurant un avantage concurrentiel. Les ressources humaines et locales ne sont plus exploitées dans ce qu’elles ont d’universel mais, de plus en plus dans leurs différenciations, leurs spécificités propres.
Il ne s’agit pas d’enrégimenter tous les sans-travail dans des travaux publics sous-payés (détruisant des véritables emplois), ni de les formater pour l’usine, mais plutôt de développer les talents particuliers, soutenir les projets professionnels des individus. Les coopératives municipales doivent être des centres de production d’autonomie, de formation et de développement humain, une maison des associations, pas des ateliers de travail. Ce n’est possible qu’à répondre aux exigences de l’économie informationnelle, aux contraintes de l’écologie ainsi qu’aux besoins du développement humain.
Loin de se réduire à une structure d’insertion pour les exclus du marché du travail, la réussite des coopératives municipales réside dans le regroupement de différentes catégories sociales : intermittents du spectacle, artistes, informaticiens indépendants, intellos précaires, services aux personnes, artisanat traditionnel, petits agriculteurs, etc., aussi bien que chômeurs, retraités ou mères de famille.
Abolir la séparation du travail et de la vie
Il faut insister enfin sur ce qui oppose les coopératives municipales à l’idéologie libérale de l’individu autonome. La dernière mode, en effet, est de considérer que l’individu devrait devenir une entreprise, possédant un savoir-faire et sachant le faire savoir haut et fort par dessus le marché, faisant tout : formation, recherche, production et commercialisation, dans une fin précipitée de la division du travail. On peut considérer avec plus de raisons que la division du travail participe à nous tenir ensemble, chacun ayant besoin des autres, et que l’autonomie de l’individu est une construction sociale dont il faut créer les conditions, les supports sociaux comme dit Castel. En particulier il semble bien préférable de séparer production et commercialisation on ne peut être à la fois artiste et impresario. Les entreprises se rendent bien compte d’ailleurs que ce ne sont pas les grandes gueules qui font le boulot mais plutôt les timides concentrés sur leur tâche. On ne peut être tous sur le même moule du cadre dynamique et ambitieux. Les coopératives expriment la complémentarité des individus et des talents, l’optimisation et la synergie des compétences disponibles. Il ne s’agit pas de rester entre soi et cette complémentarité doit se retrouver dans l’intégration de circuits alternatifs d’échanges aux niveaux régional, national, européen et mondial (commerce équitable).
La gestion de la coopérative est assurée par la municipalité. La dimension politique est essentielle ici pour échapper à la marchandisation. Cela n’est pas sans danger de clientélisme mais il faut miser sur un renouveau de la démocratie locale, un retour de la commune, d’un débat politique sur notre communauté de destin. C’est peut-être le plus difficile. La tentation est toujours grande de vouloir des résultats à court terme alors que le seul intérêt d’une structure municipale est de pouvoir privilégier l’investissement à long terme et le développement humain. L’esprit coopératif implique bien sûr la participation active des membres de la coopérative et des associations à ses orientations.
Répétons-le, ces propositions ne visent pas à défendre un tiers-secteur complétant l’offre marchande ou servant de voiture-balai au marché du travail, ni à se replier dans des associations marginales ou charitables, mais bien de politiser l’économie locale, réinsérer l’économie dans le social et la politique, abolir l’autonomie du marché ainsi que la séparation du travail et de la vie, sans prétendre pour cela décider de tout mais en développant au contraire l’autonomie de chacun.
Pour cela, pas de mystère, il faut expérimenter et corriger le tir en fonction des résultats. On ne peut entrer dans le détail en dehors de toute pratique et la diversité des territoires appelle une diversité d’organisation. On n’est pas dans l’utopie ou les bonnes intentions mais nous avons une obligation de résultats effectifs. Il n’est pas question de prétendre à une solution toute faite mais seulement d’en dégager les caractéristiques principales. Ce qu’il faut, c’est savoir ce qu’on veut, s’en donner les moyens, les institutions, et en évaluer régulièrement les effets pour construire de nouveaux rapports de production plus écologiques, plus économes socialement, plus dignes et mieux adaptées aux nouvelles forces productives de l’économie informationnelle qui succède depuis peu à l’ère énergétique (dont la guerre du pétrole annonce le déclin au profit sans doute d’une économie de l’hydrogène mais surtout de l’information).
Il ne suffit pas de plaquer de nouvelles contraintes écologiques sur des structures économiques périmées et de tenter un impossible productivisme durable, mais nous devons construire les supports institutionnels de l’économie de l’avenir, de la constitution d’une véritable intelligence collective tirant parti de toutes les ressources humaines et des technologies de l’information pour réaliser nos finalités sociales tout comme la coopération scientifique fait progresser la science ou la coopération informatique produit les logiciels libres. Alors même que la marchandisation ne cesse de s’étendre, le temps n’est déjà plus à l’appropriation de la puissance énergétique mais à l’apprentissage collectif de la régulation des équilibres écologiques aussi bien au niveau local que global.
Contre les croyances libérales et malgré le discrédit de la démocratie représentative réduite à une démocratie compétitive et spectaculaire, le retour de notre responsabilité collective doit se traduire par un retour de la politique à tous les niveaux de ce qu’on devrait pouvoir appeler une démocratie cognitive et qui commence auniveau municipal (ou du quartier dans les grandes villes) avec ce que Bookchin appelle une démocratie de face à face qui est le contraire de l’u-topie. On peut craindre dans cette relocalisation une aggravation des inégalités géographiques qu’il faudra corriger par des mécanismes de redistribution et des normes nationales car seule l’intégration à un projet global et des circuits altermondialistes donne sens à ces expériences, mais on ne peut plus ignorer les réalités locales et leur dimension politique. L’intégration à une communauté locale rencontre certes bien des résistances au nom d’un individualisme exacerbé, mais la sauvegarde de nos conditions de vie, la poursuite de l’individuation et de la démocratisation dépendent de notre capacité à retrouver une communauté politique, à construire un monde commun, ici et maintenant, où nous pourrons vivre et nous projeter dans l’avenir. La coopérative municipale tente d’en fournir une concrétisation, il faudra de toutes façons que cela se traduise par de nouvelles institutions plus ou moins équivalentes, liées au territoire et protégées du marché politiquement pour réduire la précarité, permettre le développement des activités autonomes, favoriser les échanges locaux et la coopération économique.