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Le nouvel esprit du capitalisme

Luc Boltanski, Eve Chiapello

février 2000, par Jean Zin

Notice

Luc Boltanski est un sociologue proche de Bourdieu (dont il a repris le concept de critique artiste définie dans Les règles de l’Art et opposé à la critique sociale). Il a été aussi l’élève de Hirschman auquel il prend l’idée de l’influence de la critique selon deux modalités voice (protestation argumentée) et exit (fuite, défection), cette dernière étant la plus décisive. Il a étudié depuis longtemps le problème de la motivation des cadres. Enfin il est un des fondateurs du conventionnalisme en particulier dans sa théorie de la justification consistant à insister non pas sur les institutions mais sur les conventions qui "justifient" les acteurs à leurs propres yeux par des épreuves (examens, votes, etc.) où peuvent être évaluées la juste grandeur de chacun plutôt que la simple force. Ces épreuves sont regroupés sous le terme de Cité désignant un ensemble cohérent et partagé de principes de justification sur lesquels une critique peut s’appuyer valablement (elle est partie intégrante de la justification et constitue le moteur de ses évolutions).

Son dernier livre avec Eve Chiapello "trace les contours du nouvel esprit du capitalisme à partir d’une analyse inédite des textes de management qui ont nourri la pensé du patronat, irrigué les nouveaux modes d’organisation des entreprises : dès le début des années 70, le capitalisme renonce au principe fordiste de l’organisation hiérarchique du travail pour développer une nouvelle organisation en réseau, fondée sur l’initiative des acteurs et l’autonomie relative de leur travail, mais au prix de leur sécurité matérielle et psychologique." C’est la partie passionnante. Mais il prétend aussi relancer la critique car "La véritable crise n’est pas celle du capitalisme, mais de la critique du capitalisme" et "Ce nouvel esprit du capitalisme a triomphé grâce à la formidable récupération de la critique artiste". Ce qui est très contestable.

Le nouvel esprit du capitalisme

Introduction générale, de l’esprit du capitalisme et du rôle de la critique

I. Le discours de management des années 90
II. La formation de la cité par projets
III. 1968. Crise et renouveau du capitalisme
IV. La déconstruction du monde du travail
V. L’affaiblissement des défenses du monde du travail
VI. Le renouveau de la critique sociale
VII. A l’épreuve de la critique artiste
Conclusion, force de la critique
Post-Scriptum, la sociologie contre les fatalismes

L’introduction met en place la définition des termes et le rôle de la critique, distinguant aussi les 3 types successifs de capitalisme (patron propriétaire, directeur d’usine, manager de réseau) auxquels correspondent des esprits différents. Le premier chapitre donne un aperçu de la littérature sur le management et surtout le passage de la direction par objectifs aux réseaux, de l’investissement pour l’entreprise à l’épanouissement personnel (coachs). Le chapitre II fait une synthèse du nouveau management dans la description d’une Cité par projets, essayant de dégager les rôles et les nouvelles échelles de valeur d’une production en réseaux. Les chapitres suivants sont un sombre tableau des échecs de la critique (divisée entre artiste et sociale) et de ses récupérations par le renouveau capitaliste : de la déconstruction du monde du travail, du recul social depuis 1968 et de l’affaiblissement des défenses du monde du travail. Ensuite on passe aux pistes d’un renouveau de la critique sociale (dénonciation de l’exclusion et de l’exploitation par la mobilité) qui vise un "capitalisme juste", la mise en place de la Cité par projets et, principalement, des règles de rémunération plus "justes" ainsi que la déconnexion du statut et de l’emploi (Supiot). De son côté la critique artiste devrait passer d’une demande de mobilité à une exigence de sécurité comme facteur de libération, renoncer à l’authentique mais limiter la sphère marchande. La conclusion répète et systématise la théorie des Cités et le rôle moteur donné à la critique que le post-scriptum voudrait relancer mais simplement pour rendre le capitalisme plus juste et plus durable.

Le renouveau de la social-démocratie

Il est sans doute trop tôt pour juger de la portée de ce gros livre mais dans le concert de louanges qu’il a d’ores et déjà reçu, il n’est pas mauvais de mettre un bémol, en particulier pour sa signification médiatique. Ce livre aura du succès car il fournit un schéma d’explication simple qui rend lisible notre mutation économique et sociale mais ce qu’on nous présente comme le grand retour de la pensée-critique n’est, en fait, que l’aggiornamento de la social-démocratie, d’une véritable 3ème voie moins archaïque que les vieilleries libérales de Blair et Schröder. C’est la dernière chance de sauver le capitalisme par le merveilleux projet d’un "capitalisme juste" (on va même jusqu’à parler de "capitalisme gauchiste"). C’est donc le retour des philanthropes et il y a quelqu’escroquerie à présenter ce réformisme capitaliste comme un renouveau de la contestation radicale. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a là rien de nouveau. Ce capitalisme intelligent suffit à démoder tout ce qui le précède et clarifie les enjeux actuels. Il constitue une mise à jour indispensable, non sans apporter aussi, son lot de confusions.

"Le nouvel esprit du capitalisme" participe en effet à la définition du nouveau paradigme, à la modernisation du capitalisme qu’il normalise plus qu’il ne le critique, neutralisant d’ailleurs cette critique tout en faisant mine de l’encourager. Il témoigne pourtant bien de changements réels dans la production. Il est souvent passionnant lorsqu’il déroule les faits économiques des dernières décennies et la dégradation des protections sociales, car son point de vue met bien en relief les ruptures dans les discours et modèles dominants. Le nouvel esprit démontre là qu’il est bien le meilleur critique de la phase antérieure et dépassée du capitalisme.

On peut lui savoir gré aussi de son départ sur la distinction du marché et du capitalisme qui est tout-à-fait salutaire, contredisant l’idéologie libérale en assimilant le capitalisme à une rente, c’est-à-dire un certain degré de protection de la concurrence qui, par contre, s’applique beaucoup plus durement au marché du travail. Tous ceux qui ignorent la littérature du management y puiseront une information nécessaire sur les discours dirigeants. La vulgarisation de la théorie des réseaux (R. Burt) est très utile, ainsi que l’analyse de la mobilité mais il nous faut avaler avec, hélas : Weber, Bourdieu, la théorie de la justification et le point de vue du management lui-même, ses typologies de marketing et sa vision platement libérale.

La sociologie comme idéologie

A cette critique politique, nous devons ajouter, en effet, une critique méthodologique car malgré la justesse de certaines analyses, l’outillage intellectuel est trop pauvre et l’attirail théorique trop simplificateur. Ainsi, il faut rejeter les prétentions d’une histoire idéologique souvent bien naïve, surtout lorsqu’il s’agit du capitalisme comme système structurant l’ensemble de la société. On peut se passer de l’introduction et de la conclusion, ainsi que de la plupart des considérations théoriques qui sont bien insuffisantes et parfois vraiment navrantes.

Bien que largement supérieur, et plus centré sur les réalités économiques, "Le nouvel esprit du capitalisme" peut faire penser par certains côtés au "Passé d’une illusion" de Furet, comme son contre-pied médiatique. J’y vois les mêmes impasses d’une histoire idéologique, les mêmes naïvetés que René Girard (très apprécié aussi d’Orléan) et des relents de "La pensée 68" de Ferry et Renaud. Parfois on nous ferait croire que c’est pour faire plaisir à quelques gauchistes que le capitalisme mondial a évolué vers les réseaux et l’autonomie !

Si on peut recommander la fresque qu’il nous dessine de la mutation du capitalisme, il sait aussi nous flatter par l’impression qu’il donne de surplomber le siècle. La position du sociologue est commode, en effet, permettant de passer d’un concept comme l’authenticité chez Heidegger, Sartre ou Debord à sa version marketing pour croire réfuter ensuite tous ces penseurs en critiquant sa caricature marchande (et d’en déduire même un perte de confiance généralisée...).

De même le dualisme de la "critique sociale" et la "critique artiste" est commode pour l’exposition (à des managers) mais impossible à tenir jusqu’au bout. Comme avec tout idéal-type, il n’y a là que pure fiction animée par le sociologue transformé en agile metteur en scène. On construit des fantômes (le capitalisme d’un côté, la critique de l’autre) et on fait de l’histoire le reflet de leurs combats imaginaires. C’est une caricature de la véritable dialectique, l’unité historique du sujet et de l’objet comme processus réel. Car la causalité est Métaphysique (cognitive) autant que matérielle (règne de la Technique), elle tient au Droit et à la représentation autant qu’au bon marché des marchandises. L’idéologie se formalise dans des institutions régulatrices produites par le processus autant que le produisant. Il n’y a pas d’autonomie réelle de l’idéologie par rapport à l’économie, mais l’inverse est vrai aussi, il n’y a pas de véritable autonomie de l’économie par rapport à l’idéologie.

Bien que ce soit beaucoup trop trivial, je trouve ainsi plus rationnelle la mise en série des théories économiques avec les cycles de Kondratieff (qui sont des cycles démographiques autant qu’économiques) où l’épuisement de la pensée critique peut être reliée aux fins de cycle vieillissants comme les révolutions sont liées aux débuts de cycle (lorsqu’une adaptation est nécessaire mais aussi quand les ressources augmentent et non quand elles diminuent). Ce n’est certes pas un point de vue assez moderne et qu’on pourrait accuser d’un dogmatisme des faits ! Au moins des circonstances comme le terrorisme, l’existence puis l’effondrement de l’URSS, la fonctionnarisation des instances critiques, le vieillissement des élites ainsi que le chômage et le manque de perspectives économiques sont des explications plus consistantes que la soi-disant récupération de la négativité critique, même si toute critique est récupérée et que la négativité est bien le moteur de l’histoire. La promotion de l’autonomie est liée à son efficacité, à sa vérité dirais-je comme essence de la subjectivité et non à la virulence de la critique. On aurait d’ailleurs le paradoxe que c’est au moment où la critique est la moins virulente que le capitalisme s’empresse de lui céder en tout. C’est plutôt la nouvelle économie de la demande, passage du quantitatif au qualitatif, qui a généralisé les transformations de la production et non l’adaptation aux nouvelles valeurs des cadres. Il y a bien eu la trahison des soixante-huitards mais elle a des motifs plus sordides, achetés par le gouvernement socialiste quand ils n’avaient pas trouvé preneurs avant (Les traîtres sont traités en héros dans l’armée ennemie).

Test et critique

En même temps que des lumières certaines, ce livre apportera donc beaucoup de confusions sur les différents niveaux (logique, métaphysique, historique, technique, idéologique) en remplaçant une saisie conceptuelle (liberté, égalité) par les types publicitaires qui font les beaux jours des tests pour magazines féminins. Le réel est plus compliqué mais aussi plus cohérent. Nos sociologues distinguent savamment quatre types de critiques au capitalisme (dans lesquelles, notons le, on ne trouve pas les critiques antiproductivistes ni d’autres critères de rationalité ou d’inefficacité). Selon votre humeur, cochez les cases qui vous correspondent :

Je critique le capitalisme à cause de
– son inauthenticité (réification)
– son oppression
– la misère qu’il provoque
– son égoïsme

Le mieux serait que vous ayez coché seulement deux cases, et même que vous ayez coché les deux du haut ou les deux du bas, sinon on ne sait plus où on est. Parce que la critique artiste c’est les deux premiers et la critique sociale les deux derniers. C’est plus moderne que de parler des conflits de la liberté et de l’égalité ! Mais ce que les auteurs doivent eux-mêmes reconnaître (en note), c’est que chez Marx il y avait complète association de la critique artiste et de la critique sociale. Pour lui, en effet, la critique du capitalisme comme système supposait la critique de l’ensemble de sa logique et de ses conséquences. On peut même dire que depuis Misère de la philosophie, les critiques partielles ont été renvoyés à leur "misère", pure idéologie incapable de mettre en cause le système lui-même et servant donc à le renforcer. Cette utilisation de la critique partielle au service du capitalisme était attribuée par Marx aux petit-bourgeois et par Debord aux cadres qui se prétendaient pro-situs (et qui sont le modèle de la critique artiste pour ce nouvel esprit !).

Il ne s’agit pas de nier la nécessité d’une idéologie de la libération et de l’égalité au fondement du capitalisme, mais au contraire d’analyser plus précisément le capitalisme comme fondé sur le Droit contractuel (échange marchand et contrat salarial qui sont des droits non seulement formels mais trompeurs). Le contrat de travail, c’est la fausse liberté du salarié contraint par la dépendance financière et c’est la fausse égalité de l’employé et de l’employeur qui produira les plus grandes inégalités. Repérer cette origine va plus loin qu’une simple "théorie de la justification". On appelle cela depuis Marx une "théorie de l’exploitation", nuance. Il n’y a nul besoin d’en construire une nouvelle bien que l’avantage concurrentiel de la mobilité soit très bien décrit ainsi que la nécessité de la taxe Tobin. Ce n’est pourtant pas un rapport d’exploitation comme rapport de forces et c’est un avantage de toujours des marchands et des riches qui a pour conséquence qu’on fait paradoxalement payer moins cher au riche qu’aux pauvres (on ne prête qu’aux riches).

Le Réseau comme fondement de la Cité par projets

Il faut lire pourtant ce chapitre remarquable sur la formation de la Cité par projets (la morale du réseau) d’abord parce qu’il vous apprendra, par sa caricature même, beaucoup de choses justes sur notre monde d’aujourd’hui "valorisant" les relations humaines, mais vous pouvez aussi être pris d’une certaine exaltation perverse. Il suffit, en effet, de considérer les rapports sexuels comme un mode de "connexion" comme un autre (ce qui est le point de vue du management) et on comprendra l’analogie entre le droit de jouir du corps de l’autre défendu par le divin marquis (Français encore un effort...) et ces réseaux de connexions temporaires dans un monde sans dettes où tout est nouveau et immédiat. Il n’y a plus de traditions et l’exaltation d’une nouvelle frontière dissimule l’escamotage du collectif, le refoulement de la totalité et du récit des origines.

Enrichi d’une fonction de justification, cette conception de l’homme reste entièrement fonctionnaliste refusant de prendre en compte cette fiction comme nécessaire à toute escroquerie et persistant à ignorer notre réelle communauté ainsi que la part de l’inconscient, de la sauvagerie des origines qui ne nous quitte pas, tout comme elle ne prend pas en compte la totalisation effective par le langage ou l’écologie. La théorie de la régulation (et le capitalisme ?) trouve ainsi sa limite dans le rêve d’une maîtrise du langage et de l’amour. Il faudrait entendre ce que Pierre Legendre, étudiant déjà les théories du management, a mis en évidence de ce qu’il appelle l’ordre dogmatique au fondement des institutions (garantie, texte et sacrifice) et qui consiste surtout dans le Droit, lié à son histoire, sa tradition romaine, tout en restant inséparable d’une dimension esthétique, des emblèmes, dans sa fonction de fascination des corps. Gestionnaires et psycho-socios ne sont pour lui que des juristes normatifs, ce dont témoigne si clairement ce livre. Le management nous annonce toujours la fin du double discours dans une justification transparente que tout dément. Tous ces discours sur la motivation sont des appels au sacrifice et à l’amour, au militant. "La gestion moderne, qui utilise massivement le levier du militant, c’est-à-dire au fond qui mobilise l’art de l’avocat plaidant une cause de justice, table sur le triomphe de la vérité convaincante" p77. On atteint ici le seuil d’incompétence du management pour tomber dans les dérives sectaires, dans une sorte de Meilleur des mondes. On ne peut instrumentaliser ainsi une vérité débarrassée de ses antinomies (se manifestant sur le mode humoristique avec les principes de Murphy et de Peter signant l’échec du management), ni évacuer les dimensions du texte fondateur et du récit des origines, prenant pour argent comptant une espèce d’autofondation, l’immanence du réseau.

Le réseau semble d’ailleurs se confondre souvent avec la main invisible des marchés dans sa pure extériorité (véritable dieu invisible) mais on sait que ce n’est qu’une grossière idéologie car cela n’empêche pas la totalité d’exister et d’être l’enjeu de rapports de force (A. Chandler appelle d’ailleurs le management la "main visible"). On peut dire la même chose des idéologies de la complexité. La complexité inextricable du noeud gordien n’a pas empêché Alexandre de le trancher d’un coup d’épée. La contre-épreuve de la Cité par projets, qui n’est qu’une représentation des nouvelles organisations contaminée par l’idéologie libérale, est facile à trouver : c’est un réseau planétaire durable pour le bien commun.

Surtout, il faut répéter que ce n’est pas le réseau qui s’impose par ses valeurs morales anti-hiérarchiques mais l’économie de la demande (toyotisme) et l’informatisation qui favorisent les réseaux et leurs valeurs morales. Ceci admis, la morale des réseaux est bien un fait qui s’impose (plus ou moins) et sert de critique impitoyable pour les valeurs morales hiérarchiques de la production antérieure.

Motivation

Ce qu’on retient la plupart du temps de ce livre, c’est simplement un retour de l’idéologie au coeur de la motivation dans une production en réseaux. La thèse peut sembler d’une telle banalité qu’elle ne prend toute sa valeur que du contexte de soi-disant "fin des idéologies". Comme "La misère du monde", cette démonstration du capitalisme comme idéologie motivante vaut surtout par son poids trop massif pour qu’on puisse feindre de l’ignorer encore.

Parce que, enfin, dire que le salariat libre ne se comprend pas sans une idéologie intériorisée, comme condition de toute motivation au travail n’est pas vraiment nouveau et c’est simplement admettre ce qui est toujours et partout nécessaire pour un être parlant : un discours social justifiant un monde auquel il donne un sens commun, même pour un simple esclave. Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir (Rousseau). C’est admettre qu’on ne peut asservir qu’une subjectivité, une liberté donc même quand c’est celle d’un esclave, dont on obtient la soumission comme subjectivité se mettant au service du maître. Ce qui domine c’est la soumission. La complicité du bourreau et de sa victime dans la répétition du discours qui répartit leurs places se renforce de l’habitude et de la suggestion des faits mais elle a toujours été d’abord norme sociale. Il n’y a là rien de nouveau : pas de société sans religion. L’homme unidimensionnel de Marcuse analysait déjà les nouvelles formes de contrôle, la mobilisation totale de la société, la pensée positive. Debord avec la Société du Spectacle démontrait précisément le stade actuel du capitalisme comme celui de l’idéologie matérialisée.

Ce qu’on doit affirmer, c’est non pas qu’on en serait à mobiliser la subjectivité, mais bien plutôt que la mobilisation de la subjectivité atteint son point de rupture où elle doit devenir réellement autonome.

Critique et Justice

Ce qu’on appelle critique d’ailleurs, pour les besoins de la "justification", n’est rien d’autre que la subjectivité elle-même dans sa subversion de l’objectivité, dans son irruption dans l’ordre établi, dans son événement, dans sa fuite. Mais la théorie de la justice est bien trop réductrice. Ce monde n’est pas justifié. Seule notre révolte peut lui donner un sens par son insurrection dans ce monde déshabité du spectacle mais nous ne saurions justifier la domination du profit et des marchandises. C’est bien toujours ce que voudraient les dominants, justifier leur domination, nous persuader de leur justice.

Une norme de justice n’est pas simple mesure mais doit être par essence contradictoire et discutable (entre avocat et procureur). C’est le même problème que celui de la valeur et Aristote en a bien éclairé les contradictions des points de vue dans les disputes entre amis. C’est aussi pour cela qu’il a mis l’inégalité au coeur des passions. La duplicité n’est pas ici contingente, elle est la condition de la dialectique subjective. Le problème n’est donc pas tant celui des différentes formes de justice, d’évaluation et de pouvoirs figées pour toujours dans une norme isolée, une Cité (chacun dans son champ), comme si importait surtout l’exactitude de la mesure juste mais il faudrait plutôt, à suivre Kojève, la synthèse dans un monde unifié de l’Égalité aristocratique avec l’équivalence bourgeoise pour aboutir à une équité qui serait droit concret favorisant les défavorisés. Car le problème n’est pas d’obtenir une répartition entièrement juste au centime près d’après une mesure quelconque. La théorie libérale de la justice prétend attribuer à chacun ce qu’il fait gagner à sa société, justifiant les plus grandes inégalités (summum jus, summa injuria), comme si on venait de nulle part. Une répartition entièrement égalitaire sans aucunes différences et donc sans tenir compte des résultats n’est pas viable non plus, mais ce qu’il faut est bien plutôt réduire l’instabilité par une certaine déconnexion entre productivité et revenu réduisant les inégalités effectives, tout comme le temps de travail unifiait des salariés de productivité très variable. On ne peut tout mesurer et normaliser jusqu’au langage lui-même et aux relations sociales sous prétexte de justice ou parce qu’ils participent à la production. Il faut, tout au contraire, préserver une justice approximative favorisant notre solidarité mais qui ne tolère pas de trop grandes inégalités réelles au nom de l’équivalence des échanges.

On voit l’étendu des malentendus dans le rôle de la critique et sa division en critiques sociale ou artiste car si il y a plusieurs critiques c’est entre réformiste et radicale, une critique voulant rendre juste l’inacceptable et une critique visant aux conditions de la fin de l’inacceptable. Admettre que la critique soi-disant artiste renvoie directement à Marx (fétichisme) et à Hegel rend l’opposition à la critique sociale beaucoup plus problématique. Tout s’éclaire à constater qu’il s’agit ici de sauver le capitalisme, de lui donner simplement un air de justice qui contente les cadres et l’électorat socialiste, leur donne bonne conscience et les motive. C’est une théorie de la récupération. Or c’est sans doute le destin de toute critique d’améliorer un système, de le normer mais il y a aussi des effets de seuil, des ruptures. Ses échecs ne sont pas sans enseignements car le faux n’est pas sans raison et reste un moment du vrai. C’est la ruse de l’histoire qui recèle bien d’autres surprises, avançant toujours par son mauvais côté.

Les contraintes écologiques nous pressent à trouver une alternative au capitalisme plutôt qu’à l’enjoliver. L’histoire n’est pas finie et les prochaines années peuvent être favorables à une nouvelle subversion auquel ce livre participe sans doute en modernisant l’idéologie capitaliste, mais la critique n’est pas condamnée à justifier le capitalisme. Elle doit certes tenir compte des transformations techniques, de la mise en réseau, de l’économie de la demande et de l’immatériel tout autant que de la nouvelle expansion économique mais pour construire grâce à ces nouvelles potentialités une alternative au productivisme capitaliste, incorrigible et insoutenable écologiquement comme la nature nous le rappelle dramatiquement.