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Les politiques de la nature

Bruno Latour

février 2000, par Christophe Bonneuil

Faire entrer les sciences en démocratie

Pour apprécier la portée considérable de cet essai, le lecteur -à plus forte raison engagé et écologiste- devra d’abord surmonter un fort sentiment d’agacement.

Agacement d’abord de voir un auteur, préférant habituellement l’élégance du paradoxe à la pesanteur de l’engagement, donner aux écologistes des leçons d’écologie politique et les enrôler -mise en pratique de la sociologie latourienne de la traduction ?- dans son combat contre ses collègues épistémologues.

Agacement aussi devant l’ignorance (avouée p. 15, mais seulement à demi pardonnée) et le surplomb qui permettent à Bruno Latour de jeter d’emblée la pensée multiple et ancienne de l’écologie politique jetée avec l’eau du bain de l’écologie profonde ou de l’écologie scientiste. Ce n’est en effet qu’après avoir réduit l’écologie à la question de l’entrée du souci de la protection de la nature dans la vie politique, bref à sa variante scientiste (version Paul Ehrlich par exemple) et environnementale, que Latour peut se poser en sauveur de ces pauvres écolo qui n’ont pas su repenser ni la nature ni le politique. Pour qu’un tel tour de passe passe réussisse, il fallait renvoyer dans le néant des auteurs comme Commoner, Gorz, Illich, Passet, Dumont, Guattari, Lipietz ou Bookchin, qui s’ils n’ont pas tous été de grands théoriciens du "parlement des choses", ont du moins joué un rôle essentiel dans la structuration idéologique de l’écologie politique contemporaine. De tout cet héritage, la bibliographie ne retient qu’un ouvrage, alors qu’elle cite les Ehrlich et une foultitudes d’ouvrages plus académiques de sociologie des sciences et du risque. Du coup les écologistes n’ont plus qu’à attendre de Latour qu’il leur dévoile -ironie pour un adversaire de la sociologie critique !- le sens profond de l’écologie qu’il font sans le savoir. Cette opération de dévoilement, est d’autant plus irritante qu’elle joue sur l’opposition rhétorique du bon écologiste militant, ce brave M. Jourdain, et du mauvais penseur, alors même que c’est chez des militants environnementalistes que le rapport à la science et à la nature (comme sources de légitimation) est souvent le plus naïf. De l’écologie sociale, de la tradition anti-productiviste et autogestionnaire, d’une écologie qui prend la peine d’analyser les évolutions du capitalisme et de penser la technique, il n’est point question dans cet ouvrage où la réduction de l’écologie à la seule problématique d’une paix civile entre humains et non-humains semble occulter l’existence d’asymétries entre humains que ce soit dans les relations de production et d’échange ou par rapport aux dégradations environnementales, aux risques et aux technosciences.

Agacement enfin lorsque l’on comprend que cette simplification de l’écologie politique n’est que la partie immergée de l’iceberg d’une conception quelque peu réductrice de la société et du politique (qui oublierait Rousseau, Marx et Durkheim plutôt qu’elle ne les dépasserait). La politique s’apparente en effet pour Latour à un jeu entièrement ouvert de négociations ("tout est négociable", p. 292). Dans les forum hybrides latouriens, pas d’intérêts lourds cristallisés institutionnalisés (un écologiste connaisseur du système nucléaire français ne retrouvera pas ses petits dans cette fluidité postulée !). Tout s’articule de plus autour du problème exclusif de la présence ou l’absence dans le collectif de "propositions" (p. 288). Dans cette binarité, point de place pour des gradations de force ou de centralité : on peut se réjouir avec Latour du fait que le sommet de Kyoto (p. 91) mêlait dans une arène commune chefs d’État, lobby industriels et ONG, mais on peut aussi trouver plus essentielle la question de savoir dans quel rapport de force se trouvaient les parties prenantes en présence ! La dissolution des asymétries, des rapports de domination, voire de l’idée même de conflits entre humains -gommés par la recherche exclusive d’une paix civile entre humains et non-humains-, en donnant l’illusion de la flexibilité totale du monde, nous prive des clés qui permettraient de commencer à débloquer joyeusement ces asymétries et renverser ces rapports de force. S’agit-il, dans une orgie d’embrouillement hybrides d’humains et de non-humains et dans une abstraction toute platonicienne, d’enterrer la politique comme champ de conflits entre humains ?

Mais une fois cette légitime irritation surmontée, que d’amples réflexions et de propositions stimulantes !

Il ne s’agit de rien de moins que de substituer l’écologie politique au paradigme pluriséculaire de la modernité (p. 253), et d’ébaucher une nouvelle constitution, un "état de droit de nature" où la dichotomie faits (science)/valeurs (politique) cède la place à l’élaboration collective conjointe du monde commun et du bien commun (p. 139). L’écologie politique n’est pas une nouvelle offre politique et culturelle où la protection de la nature deviendrait plus importante, ni une nouvelle idéologie, mais un nouveau paradigme à construire bien que Latour n’utilise pas ce terme) ouvrant une nouvelle période historique : son histoire ne fait que commencer et elle n’a pas fini de bouleverser nos institutions politiques et mentales (p. 300). Avec un tel horizon historique, et puisqu’il s’agit d’élargir la base sociale de la République verte, on pourra fermer les yeux sur l’excessive symétrie latourienne entre humains et non humains ("permettre aux non-humains de participer aux discussions des humains", p. 108 ), pour ne retenir que l’idée de susciter et instituer des voix - ce travail de production devant être explicité et discuté au delà des seuls scientifiques- parlant pour les entités non-humaines dans la Cité (cf p. 102-104). Cette proposition rejoint celle de l’expertise plurielle fonctionnant selon le mode contradictoire imaginé par Marie-Angèle Hermitte, où l’on verrait dans un débat sur les OGM une personne chargée de plaider le point de vue des industries biotech., une autre celui des consommateurs, une autre celui des agriculteurs, mais aussi une personne chargée de plaider la cause de l’espèce menacée par la dissémination, et une une autre celle de l’écosystème dans lequel cette dissémination va s’effectuer.

On ne peut également qu’applaudir à l’idée de libérer l’EP de son rapport parfois incestueux à la nature et à la science. "La plus grande partie de l’écologie politique, explique Latour, (...) ne cherche à changer ni de philosophie politique ni d’épistémologie, mais plutôt à offrir à la nature dans la gestion des affaires humaines un pouvoir que les plus arrogants de ses anciens zélateurs n’auraient jamais osé lui donner" (p. 137). À cette variante de l’écologie qui n’est que le parachèvement du modernisme, Latour oppose la fin de la nature comme extériorité, car elle est à présent totalement pénétrée par l’intervention humaine, et donc comme transcendance, ainsi que le caractère socialement construit des faits scientifiques. Si ces deux points sont bien connus des sociologues de l’environnement et des sciences, on sait gré à Latour de les reprendre inlassablement tant que la représentation dominante des sciences et de la nature n’aura pas radicalement évolué dans la société et dans la mouvance écologiste, effectivement pas encore totalement convaincue que "le demos ne souffre pas d’un manque mais d’un trop-plein de science" (p. 247). dès lors, l’offre d’alliance faite par Latour contre le scientisme et sa police épistémologique est tout à fait acceptable pour les écologistes puisqu’il s’agit de redonner au demos toute sa place dans la définition du bon monde commun. Si l’on comprend aisément l’intérêt de libérer les sciences (conçues comme socialisation des non-humains pour que la République les prenne en compte) de leur rapport au pouvoir (p. 146-47) et de les ouvrir à l’intervention de nouveaux acteurs profanes, à la démocratie, on peut s’interroger sur la proposition de chasser la raison de l’Olympe de la République (p. 248). Ne s’agit-il pas plutôt, dans la dynamique du dispositif proposé par Latour de consolider la raison par la participation , par la confrontation de multiples "points de vue" de connaissance située ("plus on interfère dans la production des faits, meilleurs ils sont" p. 169), dans l’esprit de la "strong objectivity" proposée par Sandra Harding ?

La composition collective d’un bon monde commun n’a donc rien à attendre d’une nature transcendant le politique. Pas question de définir une fois pour toute et au préalable la composition du collectif composant la République. Celui-ci n’est pas constitué au dessus de nous, mais il est devant nous, à négocier (de même pour "l’universel" qui loin d’être donné constituera le résultat du travail). De plus "pour parler d’unité, il ne suffit donc pas de prévoir à tous les exclus une place réservée, si confortable soit elle : il faut que cette place, ce soit les exclus eux-memes qui l’aient dessinée, et selon leurs propres catégories", p. 278). On peut trouver un exemple d’une telle diplomatie risquée dans le dialogue pluraliste instauré depuis 1993 entre écologistes, amérindiens et experts forestiers au sujet du développement soutenable de la forêt de Clayoqot Sound dans l’Île de Vancouver au Canada. Cette citoyenneté générale de résidence, où tout ce qui est "là" doit être partie prenante selon ses propres termes, n’est-elle pas un beau contrepoint à la citoyenneté étriquée fondée sur l’Etat-nation et l’assimilation ?

La réflexion de Latour sur les nouveaux rapports de la science et de la politique est riche de renouvellements intéressants, par exemple lorsqu’il défend que rendre les faits renégociables permet de miner l’autorité de la naturalisation des valeurs, ou qu’il appelle de ses voeux une métaphysique et une politique expérimentales, dans laquelle, au delà des procédures habituelle de représentation et de sondage, on s’inspirerait des pratiques d’interrogation expérimentale du monde non-humain, pour imaginer des dispositifs renouvelés pour "faire parler" la société (p. 229). On peut néanmoins craindre qu’en faisant de l’expérimentation une clé de la vie politique et de la recherche un modèle, il ne contribue à étendre la domination des façons scientifiques de penser le monde, d’interagir avec lui, de débattre et de se mettre d’accord (cf. notamment p. 262-63), ce qui reviendrait à une nouvelle forme de scientisme.
Pour éviter ce piège, il faudra sans doute d’une part approfondir la définition des métiers (scientifiques, politiques, économistes, moralistes) intervenants aussi bien dans la chambre haute du pouvoir de prise en compte que dans la chambre basse du pouvoir d’ordonnancement. Ainsi, pour éviter de réinstaurer subrepticement la division ancienne du travail dans le nouveau dispositif, on ne pourra pas faire l’économie de mesures concrètes permettant d’abaisser le coût d’entrée des profanes dans les métiers afin qu’il soient effectivement des fonctions et ne se réduisent pas aux professions déjà existantes (p. 297) et qu’à l’utopie participative de l’ouvrage corresponde des mécanismes d’intervention citoyenne dans la production des savoirs scientifiques ou économique. Pour éviter de sombrer dans les pratiques hyper-modernistes de mise en expérience de la société (vers p. 263), il faut concevoir l’expérimentation comme un pouvoir à redistribuer.

Pour faire entrer les sciences en démocratie, il faudra sans doute aussi, ce à quoi Latour semble pour l’instant se refuser, de profonds changements de paradigmes au sein même des métiers : pour éviter véritablement "l’économicisation" des gens et des biens (p. 208) ne faudra-t-il pas par exemple tirer toutes les conséquences de la critique écologique de l’économie politique standard et refuser la calculabilité de choses comme la qualité de la vie ou la marchandisation de la biodiversité ou du cycle du carbone.

Peut-être aussi faudra-t-il enfin se débarrasser des dernières traces de scientisme à l’oeuvre dans la conception latourienne du progrès comme mémoire des déplacements de l’expérience collective -qui semble mimer à la fois l’idée positiviste d’accumulation- et comme progression par cycles d’expansion du collectif -qui rappelle le modèle de la dynamique scientifique par cycles d’accumulation et de calcul proposé dans La science en action- pour réintroduire des critères tels que le bien être des gens, ou l’équité intra et intergénérationnelle par lequel le collectif pourrait appréhender ses progrès

En somme, sous des atours post-modernistes provocants, on serait presque tenté de se demander si l’ "expérimentation historique de la raison" proposée ici est si différente du "rationalisme appliqué" d’un Bachelard, et s’il ne s’agit pas pour un Latour trop épris d’admiration pour les scientifiques, comme pour un Bachelard dans un contexte un peu différent 60 ans plus tôt, de "sauver" la raison par la dialectique historique de l’expérimentation.