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Science et conscience dans l’anime et les mangas
lundi 16 mai 2005, par
Les mangas (bandes dessinées) et les anime (films d’animation) japonais rencontrent depuis quelques années un succès colossal en France. Au Japon, ces formes d’art très populaires reflètent les angoisses des sociétés "développées", bien plus que les comics américains ou la BD franco-belge, et investissent le champ de la Science Fiction. Traumatisés par la guerre et Hiroshima, autant que fascinés et interpellés par le boom technologique et industriel du Japon, les auteurs de mangas n’ont ainsi cessé de coucher sur papier ou de porter à l’écran leurs visions parfois cauchemardesques : des mondes où les découvertes scientifiques, souvent manipulées par des militaires ou des entreprises, échappent aux hommes ; des univers où le "progrès" économique lamine la nature. En imaginant des futurs proches (Akira, Ghost in the shell) ou des passés recomposés (Princesse Mononoké), les grands dessinateurs-scénaristes japonais, à commencer par Osamu Tezuka, et aujourd’hui Miyazaki ou Otomo, donnent à réfléchir sur notre époque et sur les responsabilités des humains à l’égard du vivant.
"Le progrès de la science devait originellement apporter le bonheur aux êtres humains. Au lieu de cela, il est devenu une force diabolique, ne causant rien d’autre que de la souffrance à la Terre. Le problème peut difficilement être évoqué par mes mangas, que certaines personnes ont ridiculisés et présentés comme absurdes."
Ce constat amer est signé Osamu Tezuka, pape de la bande dessinée et de l’animation japonaise, dans un essai de 1989 intitulé Sauvons notre Mère la Terre. A la veille de sa mort, jour de deuil national au Japon, le mangaka se montrait ainsi pessimiste sur le futur... et sur la portée des messages livrés dans son œuvre immense (150 000 planches, des centaines d’histoires). Pourtant, son influence sur tous les auteurs actuels a été considérable, comme le reconnaissent volontiers Katsuhiro Otomo, l’auteur d’Akira, ou Hayao Miyazaki, nouveau grand maître du cinéma japonais : "Dans les années 40 et 50, début de l’ère atomique, les tragédies de ses mangas étaient assez effrayantes pour faire frissonner un enfant", avoue ce dernier [1].
Diplômé de physique et passionné d’entomologie, sa biographie parue récemment chez Casterman insistant sur ce point, Tezuka n’a cessé de s’interroger sur les effets de la science sur l’homme et son environnement, qu’ils soient bénéfiques (cf. la série Black Jack sur la médecine) ou pas. Dans son premier succès, L’Ambassadeur Atome (1952), Astro Boy (Astro le petit robot) est créé par un savant pour remplacer son fils mort dans un accident de voiture. Quasiment humain, Astro naît du génie nucléaire comme les cyborgs et l’intelligence artificielle naîtront plus tard de l’informatique (par exemple dans le fascinant Ghost in the shell, version animée de Mamuro Oshii, ou Metropolis, le film de Rintaro).
L’expérience originelle
Mais le père finit par rejeter sa créature, met sa science au service du mal, et Astro doit le combattre. Beaucoup voient pourtant, dans ce manga et d’autres de la même époque, la volonté de donner une image positive des technologies à une société traumatisée. Par la dernière guerre, qui a mis le Japon à genoux, par les bombardements américains, première attaque (et invasion) étrangère contre le Japon, et par Hiroshima, seule ville au monde touchée par une bombe nucléaire. "La bombe A et la ville en ruines et en feu constituent ce que Shiraishi appelle "l’expérience originelle et l’image originelle" du manga", écrit l’historien Jean-Marie Bouissou [2]. [3]
Le Japon mise après guerre sur les transferts de technologies et le progrès scientifique pour retrouver sa place sur l’échiquier international, lui qui se trouve sous la tutelle diplomatique et militaire des Etats-Unis. Cette dépendance, dénoncée dans les années 60 par de puissants mouvements protestataires (parmi lesquels se rangent le jeune gauchiste Hayao Miyazaki, dont le pacifisme sera une composante essentielle de ses films), se retrouve d’ailleurs dans les intrigues de plusieurs mangas. Par exemple dans MW (1976), manga pour adulte bien loin d’Astro, Tezuka décrit la vengeance sans pitié d’un jeune homme affecté dans son enfance par un gaz bactériologique qui l’a privé de tout sentiment humain. Expérimenté par l’armée américaine, ce gaz avait décimé la population d’une île japonaise où se trouve une de ses bases...
Ou bien dans La bombe puante, hilarant dessin animé de la trilogie Memories (1995) de Katsuhiro Otomo, créateur d’Akira : à la suite d’un malheureux concours de circonstances, un laborantin ahuri avale une pilule expérimentée par un programme de recherche militaire americano-japonais ; le gaffeur dégage alors une odeur qui décime tout le monde sur son passage, sans comprendre qu’il en est la cause. Les autorités japonaises veulent l’empêcher à tout prix de gagner Tokyo, mais l’armée américaine exige de le capturer vivant... La catastrophe est ici racontée sur le mode humoristique, fait plutôt rare dans la veine intarissable des mangas apocalyptiques, qui se nourrit de l’expérience d’Hiroshima, de la guerre froide ou de l’actualité (notamment les attentats de la secte Aoun au gaz sarin dans le métro de Tokyo).
Les sommets de ce genre "eschatologique" sont sans doute Nausicaa de la vallée du vent, de Miyazaki, et Akira d’Otomo. Deux bande dessinées fleuves portées ensuite à l’écran, deux chefs-d’oeuvre écrits au début des années 80, en plein regain de tension internationale (l’URSS installe des lance-missiles sur ses îles au nord du Japon, braqués vers l’archipel). Leurs scénarios complexes sont empreints des inquiétudes de leurs auteurs : Akira se déroule en 2019, trente ans après la 3e Guerre Mondiale. A Néo-Tokyo, bâtie sur les ruines de la capitale rasée par l’arme atomique, un jeune délinquant met la main sur une drogue qui lui donne un pouvoir psychique destructeur. Il découvre que ce sont des expériences sur des enfants cobayes qui sont à l’origine du dernier conflit... D’après un dossier du site bulledair.com, Akira dénonce le "scientisme" comme un danger du futur : "La science n’améliore pas le sort de ces jeunes délinquants misérables et désespérés. Elle construit de fantastiques outils pour le maintien de l’ordre (les inquiétantes "boules" anti-émeutes), des armes de destruction massive (les satellites de guerre), et, puisque Dieu n’existe pas, joue à sa place avec l’esprit des hommes."
Dans son dernier opus, Steamboy, Otomo va plus loin. "Le film reflète exactement mon opinion sur la science", expliquait-il dans un entretien à Zurban (22 septembre 2004). Steamboy a pour cadre Londres à la fin du XIXe siècle. Le jeune Steam vole au secours de son père et de son grand-père, brillants inventeurs d’un procédé de concentration de la vapeur. La Fondation pour laquelle ils travaillent est en fait une entreprise d’armement et à l’occasion de l’Exposition universelle de Londres, elle effectue une démonstration de ses machines de guerre, lancées contre l’armée britannique. La ville plonge dans le chaos sous les yeux des représentants des nations, admiratifs devant ce déploiement de technologies. "Je me suis beaucoup intéressé à la mécanique, aux débuts de la science qui coïncident avec l’échec de l’humanisme", déclarait Otomo à la sortie du film (Les Inrockuptibles, 22 septembre 2004). Une critique implicite du cocktail positivisme-nationalisme prélude aux catastrophes du XXe... jusqu’à Hiroshima. "C’est vrai qu’avec l’arme atomique, l’homme avait déjà créé une invention incontrôlable, mais aujourd’hui il y a aussi la biotechnologie", s’inquiète Otomo dans Zurban (et il n’est pas le seul mangaka à l’être, cf Le chien Blanco, où Jiro Taniguchi conte l’histoire d’un chien de traîneau génétiquement modifié par l’armée russe). "C’est à croire que chaque fois que l’homme fait un progrès, cela s’accompagne obligatoirement d’un aspect négatif", poursuit Otomo. "Par ailleurs, il me semble qu’autrefois la recherche relevait de l’Etat, tandis qu’aujourd’hui, elle est majoritairement le fait d’entreprises privées qui y consacrent d’énormes moyens, accélérant nettement l’évolution des choses. Cela me rend inquiet quant à l’évolution de la science..."
Une position proche de celle de Miyazaki, si l’on en croit la critique Helen MacCarthy : "Miyazaki n’est pas contre la technologie en tant que telle [au contraire, au vu de sa fascination pour l’aviation, ndlr], mais il s’oppose à la foi aveugle en la technologie et à la croyance en sa capacité de résoudre tous nos problèmes" [4].
De la baie de Minamata à la mer de décomposition
A l’instar des protagonistes d’Akira, Nausicaa de la vallée du vent tente d’empêcher deux empires belligérants de ressusciter les technologies biologiques ayant causé la fin sanglante des civilisations industrielles, et la pollution de la planète. Comme La Princesse qui aimait les insectes, vieux conte japonais dont s’est inspiré Miyazaki, et son homonyme de l’Odyssée d’Homère, la jeune princesse Nausicaa est à l’écoute de la nature et tâche de comprendre la "mer de décomposition". Cette forêt de champignons peuplée d’insectes émane des bactéries nocives, mais absorbe les pollutions du sol. Lors d’une conversation avec le romancier américain Ernest Callenbach, évoquée par Helen MacCarthy [5], Miyazaki pointait un événement précis ayant conduit à la création de Nausicaa : la pollution au mercure de la baie de Minamata. Une entreprise chimique déversait illégalement dans la mer ce métal liquide extrêmement nocif, qui, une fois absorbé par les poissons, se retrouvait dans l’ensemble de la chaîne alimentaire. Près de 20 000 personnes ont été contaminées, plus de 1000 en sont mortes. Révélé dans les années 60 en même temps que d’autres cas de pollutions (atmosphérique et alimentaire), le scandale alertait l’opinion sur les revers du "miracle économique".
La doctrine de Gaïa
Interrogé par la BBC en 1994 quant à son optimisme pour le futur, Miyazaki répond en évoquant le SIDA, la couche d’ozone et la pollution. "Nous vivons une époque où nous ne pouvons éviter de nous poser des questions, et nous faisons des films dans cette situation." S’il se défend de vouloir porter la bonne parole à l’humanité - "tout ce que je veux, c’est divertir les gens" - , il manifeste un certain souci pédagogique - "Je peux aider les enfants à s’occuper du futur à travers mon travail". Sa filmographie est ainsi marquée par une profonde fibre écologiste, même s’il rejette toute étiquette. Dans Laputa (Le Château dans le ciel, du même nom que l’île volante de Swift) ou Mon voisin Totoro, les univers modèles sont ceux où hommes, plantes et animaux vivent en harmonie. Au contraire de Princesse Mononoke, situé par Miyazaki à une époque déterminée, le Japon de la fin du Moyen-âge (l’ère Muromachi), où humanité et nature sont en conflit : les animaux sont des dieux chassés de leurs forêts rasées par les hommes. Un clan, dirigée par Dame Eboshi, veut étendre son territoire afin d’exploiter des mines de fer, destinées à la fabrication de poudre et d’armes... Parmi ses adversaires figure une autre jeune femme, San, élevée par des loups. Selon la critique Susan Napir [6] , le film est "un cri d’alarme à une époque de crise environnementale et spirituelle qui vise à pousser son public à réaliser combien il a perdu et combien encore il lui reste à perdre." Mais il "offre aussi pour le futur une vision de l’identité japonaise alternative, hétérogène et axée sur la femme". Princesse Mononoke a fait un carton au Japon, où il détenait le record d’entrée... jusqu’à la sorti du film suivant de Miyazaki, Le voyage de Chihiro. Peut-être parce qu’il renvoie à une spiritualité japonaise traditionnellement proche de la nature, vénérant les esprits présents en chaque être vivant. "Je n’irai pas jusqu’à dire que ma démarche artistique est animiste ou shintoïste", corrigeait toutefois Miyazaki dans Les Inrockuptibles (3 février 2003). "Mais dans la mesure où je suis japonais, je me considère comme un biotopiste, un adepte de la défense de la nature et de l’environnement, comme beaucoup de gens au Japon. Moi, et les biotopistes que je fréquente, considérons que si cet arbre ou ce poisson se trouve à cet endroit, il faut le laisser vivre où il est. Il n’y a pas d’ordre à imposer aux êtres vivants. Nous respectons la nature telle qu’elle est, et pas telle qu’elle devrait être. Nous nous rapprochons de la doctrine de Gaïa, "la Terre nourricière", selon laquelle il n’existe pas de différence entre le vivant et le non-vivant, la Terre et les animaux." Il croit en une culture façonnée par la nature, la "culture des forêts d’arbres à feuilles persistantes", définie par l’écologiste Nakao Sasuke : des racines communes à de nombreux peuples asiatiques, ceux dont l’agriculture produisait du riz à grains ronds.
L’enjeu de la déforestation dépasse donc la simple protection de la nature... et les hommes. Dans les œuvres japonaises, les animaux doivent donc se révolter, comme les sangliers et les loups de Mononoke. En 1987, Tezuka conte dans son dernier long métrage, La légende de la forêt, la lutte d’écureuils contre les bulldozers venus raser la forêt. La trame est identique dans le Pompoko de Isao Takahata, compère de Miyazaki au studio Ghibli. Ce sont cette fois des tanuki, canidés vénérés au Japon, qui se mobilisent pour sauver leur montagne boisée de la création (historique) d’une ville nouvelle dans la banlieue de Tokyo en 1967 (notons au passage que ces deux dessins animés ont été réalisés à une époque d’intense spéculation immobilière, à la fin des années 80...). Pour vaincre les hommes, les tanuki les imitent (ils sont dotés du pouvoir de se transformer), hésitent sur l’opportunité de les combattre et préfèrent les effrayer en se servant de leurs croyances et superstitions. Mais leurs efforts sont vains, et ils n’ont plus comme alternatives pour se nourrir que de glaner les déchets de la cité... ou de devenir des humains pris dans le rythme métro-boulot-dodo. A mille lieues de l’image des tanukis donnée par Takahata, celle d’une communauté d’animaux fêtards, fainéants, musiciens, querelleurs et amateurs de bonne chère. Métaphore de ce qu’oublient les humains quand ils renoncent à leur environnement ?
Simon Barthélémy
[1] Cité par la critique Helen MacCarthy dans Hayao Miyazaki, Master of Japanese Animation, Stone Bridge press, 1999.
[2] "Manga goes global", 2000.
[3] "Les dessinateurs japonais sont devenus obsédés par les objets mécaniques vivant leur propre vie. (...) Depuis Astro Boy, beaucoup de scénarios de mangas gravitent autour de la même trame récurrente : le monde a été détruit parce que le progrès technique est devenu incontrôlable, et il faut le reconstruire avec des outils mécaniques. Le manga soulève des questions sur le Progrès et le Futur, tandis que les comics américains, obsédés par la confrontation avec le communisme, se sont dévoués à la glorification de l’ordre existant (Disney) et à sa préservation (tâche unique des super-héros)."
[4] Helen MacCarthy, op.cit.
[5] Helen MacCarthy, op.cit.
[6] Susan J. Napier, Anime from Akira to Princess Mononoke, Palgrave 2001.