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Bertrand de Jouvenel
De l’économie politique à l’écologie politique
dimanche 1er mai 2005
Bertrand de Jouvenel (né en 1903 et mort en 1987) était tout à la fois juriste, politologue (auteur notamment de Du pouvoir, De la souveraineté et De la politique pure), économiste, moraliste (La civilisation de puissance) et intellectuel engagé (fondateur de la revue Futuribles). Libéral en économie comme en politique ou en culture, il ne cesse de brouiller les frontières politiques de ses écrits, en mobilisant notamment des thématiques que l’on peine alors à classer : ainsi, lorsqu’il prétend qu’il faut comptabiliser l’oxygène dans le produit intérieur brut pour évaluer correctement les richesses des nations, ou bien encore qu’il convient de s’interroger sur la valeur d’un arbre (lorsqu’on le coupe, enrichit-on la nation ou l’appauvrit-on ?). S’il n’est pas le premier à attirer l’attention des économistes et des décideurs politiques sur la question de l’écologie, il est en revanche l’un des premiers à donner à cette question une valeur globale : il expose l’importance des interactions de la question écologique avec les dimensions sociales et ses impacts géopolitiques. Pour lui, et il l’écrit dès 1957 dans son article "De l’économie politique à l’écologie politique" (Bulletin S.E.D.E.I.S. n° 671 du 1er mars 1957, réédité dans La civilisation de puissance, p. 49 à 77), le discours politique doit s’appuyer sur les données de la science écologique pour mesurer, réduire ou supprimer les conséquences négatives sur la Nature des activités industrielles.
Enfin, en se tournant vers une approche prospective de l’écologie, il met l’accent sur l’importance d’évaluer ce qui risque d’arriver pour se tenir prêt ou s’adapter.
Or, comme le constatent différents auteurs, nul ouvrage traitant de l’histoire de l’écologie n’a reconnu cette paternité ni même rendu compte des apports de Bertrand de Jouvenel dans ce domaine théorique qui, de nos jours, se traduit en pratique, notamment par les différentes politiques de l’environnement. Sans doute faut-il y voir une réduction volontaire dans les sources théoriques de l’écologie politique, notamment française. Ces extraits de Bertrand De Jouvenel, témoignent que, dès ses origines, la réflexion libérale - au sens économique du terme - a eu l’occasion de se doter d’un corpus théorique propre. Les passages publiés ici présentent les principales dimensions théoriques de cette écologie, où l’on voit notamment que la thématique environnementale permet d’évaluer la pertinence du modèle économique libéral et d’en saisir les limites. Ils sont extraits d’Arcadie. Essais sur le mieux-vivre, (Gallimard, coll. Tel, 2002, p. 9-23), dont on peut lire le .
L’économie politique de la gratuité
"Une étude exhaustive de toutes les causes contribuant au bien-être social nous entraînerait dans un travail dont la longueur et la complexité dépassent les forces humaines. Il est donc nécessaire de limiter notre recherche sur l’économie du bien-être à l’analyse des causes où les méthodes scientifiques sont possibles et efficaces. Ce sera le cas lorsque nous serons en présence de causes mesurables : l’analyse scientifique n’a solidement prise en effet que le mesurable. L’instrument de mesure qui est à notre disposition pour l’étude des phénomènes sociaux est la monnaie. C’est la raison qui nous conduit à limiter notre recherche au domaine du bien-être qui se trouve, directement ou indirectement, en relation avec l’unité de mesure qu’est la monnaie." Voilà un texte célèbre du grand économiste Pigou. Il reconnaît que l’économie laisse dans l’ombre de nombreuses causes du bien-être social, et il justifie cette attitude. Notre but n’est pas de critiquer les économistes pour avoir limité l’objet de leur étude ; le développement de leur science l’exigeait. Nous voulons seulement montrer que certains facteurs, autrefois négligés, devraient aujourd’hui être pris en considération.
La possibilité de soumettre une multitude d’actions et d’objets à la même unité de mesure à rendu bien des services à l’économie, et il est compréhensible que les éléments irréductibles à une mesure monétaire aient été rejetés hors de la science économique ; ces éléments n’étaient pas jugés sans valeur, mais ils ne pouvaient pas entrer dans l’édifice intellectuel construit par les économistes. Cette attitude ne comportait pas la moindre attention de mépris. Pourtant le prestige grandissant de l’économie conduisit à mettre l’accent sur les réalités étudiées par les économistes, au détriment de celles dont ils ne faisaient pas mention.
De nos jours, la science économique, remplaçant de plus en plus la science politique, est devenue le guide de l’homme d’Etat à la poursuite du bien-être social. Cette fonction nouvelle que remplit maintenant cette discipline l’appelle à une vue plus complète de la réalité et l’invite à réintégrer des facteurs qu’elle avait d’abord omis. Je me propose d’aborder ici trois points sur lesquels les économistes devraient, je crois, faire porter leur attention : les services gratuits, les biens gratuits et les dommages causés par l’activité économique (qu’on peut appeler "biens négatifs"). (...)
Les « biens négatifs »
On considère injuste de profiter des services d’une œuvre humaine sans payer au moins pour son entretien. Et nous n’avons conscience de la même exigence pour des biens naturels. Il est vrai que les œuvres faites par l’homme appartiennent à un propriétaire qui se charge de faire payer les utilisateurs. Il n’en est pas de même pour tous les biens de la Nature, et aucune compensation n’est exigée pour leur usage. L’économie s’occupe des échanges entre les hommes et il n’y en a pas lorsqu’on utilise des biens naturels, sauf si quelqu’un en réclame la propriété et fait reconnaître ses droits ; dans ce cas, les dommages causés aux richesses naturelles sont mesurés par l’indemnité qu’il a fallu payer à ce propriétaire et ils apparaissent dans la comptabilité parmi les coûts de production d’un entrepreneur ou d’une société ; de là ils passent dans la comptabilité nationale. Mais autrement les dégradations du capital naturel n’apparaissent nulle part dans la comptabilité nationale, et cette omission conduit à une falsification inconsciente de la réalité. Cette vue fragmentaire ou déformée de notre comptabilité apparaît de façon frappante dans notre appréciation de ce qui se passe lorsqu’une tannerie ou une usine de pâte à papier s’établit. Leur production - en termes de valeur ajoutée - est enregistrée comme un accroissement positif du produit national. Mais les décharges de l’usine polluent la rivière. Personne ne songe nier que ce soit regrettable, mais personne ne songe à inclure cette fâcheuse conséquence dans le domaine des préoccupations sérieuses. Personne ne dit que cette usine produit d’une part des biens et tout aussi concrètement d’autre part des maux. J’estime, ma part, que nous devrions reconnaître que la production a deux formes, l’une de valeur positive, l’autre de valeur négative. La plupart des économistes refusent de parler ainsi ; pour eux la production de valeurs positives est prouvée et mesurée par un prix payé sur le marché, tandis que ce que nous appelons "valeurs négatives" ne peut être ni prouvé ni mesuré par un prix. (...) Il n’y a aucun procédé économique permettant de mesurer leur valeur négative, pourtant elle existe : elle est attestée par les dépenses publiques élevées que nous sommes de plus en disposés à consacrer à l’élimination de tels dommages. Incidemment, les champions de la libre entreprise seraient bien inspirés en exigeant de ces entreprises des mesures préventives contre ces dommages, faute de quoi la nécessité de les réparer conduira inévitablement au développement des pouvoirs publics en ce domaine. En toute hypothèse, les services publics futurs auront de plus en plus pour but l’élimination des incommodités causées par l’économie moderne. (...) Nous sommes plus facilement attentifs à la dégradation des moyens de gagner de l’argent qu’à la dégradation des charmes et des plaisirs offerts par la Nature. Ainsi les pêcheurs de crevettes du golfe de la Louisiane peuvent obtenir facilement une compensation égale pour les pertes que leur font subir les forages pétroliers au large des côtes. Mais les plaintes contre ceux qui "défigurent les beautés naturelles" sont rejetées comme des réclamations de dilettantes, et ne sont prises au sérieux qu’au moment où les consommateurs réclament des parcs. Il est possible que, dans le futur, une part importante de l’activité économique soit consacrée à rétablir les destructions, faute d’en avoir fait payer immédiatement les auteurs.
Ces considérations nous conduisent à un autre problème qu’on pourrait formuler en ces termes : la croissance de la production des biens s’accompagne d’une croissance de fléaux sociaux. "La production de fléau" commence comme un mince filet d’eau qui passe inaperçu jusqu’au moment où il est devenu fleuve, et alors le supprimer devient une affaire d’État. (...) Si l’industrie moderne est la principale cause des fléaux sociaux, elle n’est pas la seule. Le bruit, l’odeur et la saleté des villes d’Asie nous rappellent que la "production" de ces fléaux est l’inévitable résultat des grands rassemblements de population ; et l’usage que notre voisin fait de sa radio nous fait toucher du doigt la cause fondamentale du mal : l’homme est naturellement inconscient des souffrances qu’il inflige à son voisin. (...) Lorsqu’un fléau social a pris de trop grandes proportions et va s’aggravant, il n’y a pas d’autre remède que sa suppression radicale par un organisme public payé sur fonds publics. Ce fut le cas pour les égouts dans les villes. Nous avons alors une élévation du niveau de vie qui ne provient pas du fait que les gens ont plus de biens mis à leur disposition, mais du fait qu’on supprime un fléau social. Il est bien possible qu’une bonne partie de l’amélioration du niveau de vie obtenue par les nations les plus développées soit de cet ordre. Nous verrons peut-être apparaître une nouvelle catégorie d’activités consacrées entièrement à la suppression des fléaux créés par la vie moderne. Et, s’il en est ainsi, les enfants de nos statisticiens représenteront, sans doute, la croissance de la production depuis notre époque, non seulement comme une augmentation des biens de consommation, mais aussi comme la suppression de tous ces éléments nuisibles que produit l’industrie moderne. (...)
L’économie est fondamentalement "démocratique" en ce sens qu’elle reçoit du public l’appréciation de la valeur des choses. Alors que le philosophe dit aux hommes ce qu’ils doivent désirer, l’économiste se contente d’indiquer comment il faut agir étant donné les désirs déjà exprimés par les prix du marché. L’économiste ne peut donc que sous-estimer ce que la société sous-estime. Ce n’est pas déficience de sa part, mais seulement soumission à sa discipline. Sa soumission à la valeur que la société donne aux choses est une condition de sa rigueur ; néanmoins, il limite ainsi son horizon et ne peut pas toujours voir les conséquences éloignées de cette attitude. Un économiste peut formuler des prévisions concernant l’avenir lointain, comme l’a fait Malthus, mais ces hypothèses ne sont pas de la science économique, elles se sont souvent révélées fausses parce qu’au moment où les prévisions devaient se réaliser, la société n’appréciait plus la valeur des choses de la même façon et inversait ses tendances.
Si la limitation de la science économique est la condition de sa rigueur, chercher à élargir son domaine n’est pas sans danger ; mais c’est inévitable puisque la croissance de notre pouvoir, l’évolution toujours plus rapide et les résultats de nos techniques exigent qu’on ait une science capable de donner des conseils pour l’action. Or la science économique est appelée à jouer ce rôle.
Pour y parvenir, il faudrait que l’économie politique devienne l’écologie politique ; je veux dire que les flux retracés et mesurés par l’économiste doivent être reconnus pour dérivations entrées sur les circuits de la Nature. Ceci est nécessaire puisque nous ne pouvons plus considérer l’activité humaine comme une chétive agitation à la surface de la terre incapable d’affecter notre demeure. Comme notre pouvoir sur les facteurs naturels s’accroît, il devient prudent de les considérer comme un capital. En bref, l’économie est la zone de lumière qui s’étend entre les ressources naturelles sur lesquelles s’appuie notre existence (les biens gratuits) et le suprême épanouissement de nature (les services gratuits).
Lectures conseillées
– Ivo Rens, « Bertrand de Jouvenel, Pionnier méconnu de l’écologie politique », in Alain Clavien et Bertrand Muller, éd., Le goût de l’histoire, des idées et des hommes, Mélanges offerts au professeur Jean-Pierre Aguet, Editions de l’Aire, Vevey, 1996.
– Ivo Rens, éd., Le droit international face à l’éthique et à la politique de l’environnement, SEBES, Georg, 1996.
– Launay Stephen, « Une genèse de la conscience écologique : à propos de Bertrand Jouvenel », Ecologie et politique, n°21.
– Bertrand de Jouvenel, Arcadie. Essais sur le mieux-vivre, Gallimard, coll. Tel, 2002, 430 pages, 10€.