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Marx productiviste ou écologiste ?

lundi 8 octobre 2007, par Jacques Bidet

Jacques Bidet nous décrit ici la manière dont la théorie marxiste peut rendre compte des pressions sur l’environnement. L’angle d’analyse est double : la logique de profit organise les force en présence pour ponctionner plus que nécessaire les ressources naturelles et cette même logique dicte la production de biens non forcément utiles socialement. Ce constat fait, reste à régler la question de la régulation ou de l’administration du rapport social à l’environnement, c’est ce que nous propose l’auteur dans ce texte clair et pédagogique.

On accorde généralement au “ matéria­lisme historique ” d’avoir su appréhender les sociétés humaines dans un esprit naturaliste et analyser leur reproduction comme un rapport d’échange matériel avec l’environnement. Marx pourtant est souvent qualifié de “ productiviste ”. Certains voient dans sa théorie la suprême illustration de l’idéal moderne de domination de la nature : ne reproche-t-il pas au capitalisme de constituer une entrave au développement des forces productives ? Cette tendance productiviste se serait réalisée historiquement dans le mouvement communiste et dans les systèmes du “ socialisme réel ”. On en déduit que ce n’est pas par hasard que le mouvement écologique se soit développé hors de cette influence. Et l’on en conclut volontiers à l’obsolescence du marxisme.
Je voudrais tenter de démêler cet imbroglio.

L’analyse marxienne de la production capitaliste

Le travail, cette activité par laquelle les hommes produisent leurs “ valeurs d’usage ”, les objets répondant à leurs besoins, s’inscrit toujours, souligne Marx, dans des systèmes sociaux historiquement particuliers de production, qui sont en même temps des modes de domination sociale. Dans Le Capital, il cherche ainsi à analyser la logique propre au capitalisme. Il procède pour cela en deux temps. Il commence par l’analyse de la structure de production marchande, qui forme le cadre le plus général du système capitaliste, en tant qu’il produit des “ marchandises ”. Mais, dit-il, on ne peut en rester là. Car l’économie moderne n’est pas simplement une “ économie de marché ”, comme on le prétend. Elle est une économie de marché capitaliste. La fin ultime recherchée par l’entreprise capitaliste, en effet, n’est pas de produire des valeurs d’usage (des “ richesses concrètes ” pour les besoins de la société), ni même des marchandises déterminées, mais de faire du profit, de la “ plus-value ”. Et la raison en est que, dans la concurrence, les capitalistes qui ne font pas plus de profit que les autres finissent par disparaître. Dès lors, l’analyse de Marx vise à démontrer que cette “ plus-value ” est obtenue par l’exploitation du travail salarié. Et qu’elle représente une “ richesse abstraite ”, qui n’est rien d’autre que du pouvoir accumulé entre les mains des capitalistes. Cette accumulation de profit représente l’objectif, absolu et infini, qui s’impose à eux dans la lutte concurrentielle, quelles qu’en soient les conséquences sur les humains et sur la nature, comme Marx le souligne à propos de l’agriculture. Tel est le point de départ de la critique “ écologique ” marxienne.

Marx critique écologique

Le capitalisme présente ainsi deux dimen­sions négatives, celle de l’exploitation, et celle de la destruction.
L’exploitation est le fait que le salarié travaille pour une part gratuitement : son temps de travail excède celui que suppose la production des biens que le salaire lui permet d’acquérir. Appelons cela la “ première contradiction ” du capitalisme, celle qui oppose capitalistes et travailleurs.
La destruction est liée à l’irrationalité relative de la production capitaliste. C’est la recherche du profit qui polarise l’entrepreneur. Les retombées en valeurs d’usage peuvent être considérables, puisque le moyen concret de cette fin est, pour le capitaliste qui veut l’emporter, l’élévation de sa productivité et donc de sa capacité à produire une plus grande masse de valeurs d’usage dans le même temps. Tel est, selon Marx, le principe de la dynamique du capitalisme, de sa supériorité sur les modes de production antérieurs. Mais la fin commande et pervertit le moyen : la logique du profit prescrit à l’entrepreneur capitaliste de produire le socialement inutile (de la malbouffe aux canons), dès qu’il rapporte davantage, et de produire au risque de détruire l’environnement, dès lors qu’il y trouve un abaissement de ses coûts. Il ne s’agit plus ici simplement d’une contradiction “ capital / travail ”, mais entre le capital et l’ensemble de la population : une contradiction “ capital / multitude ”. La logique du capi­tal, en effet, n’a pas pour visée la vie des membres de la société. La reproduction du capital n’est pas celle de la société concrète. Elle s’accommode fort bien de la disparition de pans entiers de la population, de cités, voire de nations à la dérive. Les travailleurs inaptes aux fins du capital sont rejetés hors du système et remplacés par d’autres. Et la tendance normale du capitaliste est de piller la nature, de négliger de reconstituer les con­ditions externes du cycle productif.
On voit pourquoi Marx ne peut être proprement qualifié de “ productiviste ”. Il met en évidence la confusion entre le procès de travail en général en tant qu’il produit des valeurs d’usage, et le procès de production capitaliste en tant qu’il produit de la plus-value. Il déconstruit radicalement la catégorie idéologique courante de "production" : il la casse en deux, en production de valeurs d’usage et production de plus-value. Et il montre pourquoi et en quel sens la seconde domine la première.

La seconde contradiction : entre le capital et la multitude

Cette “ seconde contradiction ” tend à déposséder les membres de la société de leur capacité à conférer un sens à leur existence, elle tend à leur imposer les modes de leur consommation, une culture standard marchandisée. La manipulation des besoins, notamment par la publicité, est un thème classique de l’École de Francfort. Elle s’exerce à l’encontre des formes sociales dans lesquelles le sens vécu de l’existence s’élabore, se maintient et se régénère : communauté, solidarités anciennes (langue, “ pays ”) ou nouvelles. Les luttes initiées à partir des années 1968-1970 sont typiquement tournées contre cette emprise sur les modes de vie et de socialité, traditionnels ou spontanés. Les luttes sociales, politiques et culturelles qui font en sorte que l’on construise des transports en commun plutôt que les voitures de luxe sont des luttes contre le capital. Et elles ne concernent pas seulement les “ travailleurs ”, mais la multitude qui invente incessamment l’usage du monde.
Quand chaque capitaliste est poussé par la concurrence à négliger de reconstituer les conditions de reproduction du cycle productif, à faire un usage sauvage du milieu naturel, à puiser inconsidérément dans les stocks épuisables, il ne naît pas spontanément une autorité qui contraigne au respect de la nature l’ensemble des partenaires. Les intérêts dominants se conjuguent, au contraire, et se subliment dans une idéologie de la croissance. Les dommages causés à l’environ­nement et les frais reportés sur l’avenir étant proprement incalculables, ils passent d’autant mieux inaperçus. Ce qui est calculable, par contre, c’est le prix qu’il aurait fallu payer pour procéder de façon prudente. On constate alors que la croissance se réalise pour une large part au prix d’une dégradation infligée à la planète, et dont ses habitants commencent à pâtir. En ce sens l’écologie politique s’inscrit naturellement dans la perspective ouverte par Marx.

Corrections et critiques à Marx

Ce paradigme issu de Marx appelle cependant certaines reconsidérations.
On ne peut en effet charger exclusivement le marché et sa “ logique du profit ”, puisque des sociétés non marchandes, celles du “ socialisme réel ”, ont connu des tares analogues. La substitution de la planification administrative au marché n’a que très imparfaitement orienté la production vers les “ valeurs d’usage ”. Elle s’est avérée tout aussi sûrement être facteur de gaspillage humain et de conduites analogues (ou pires) d’irresponsabilité écologique. L’impératif de la réalisation du plan inscrit chaque unité de production dans une finalité aussi “ abstraite ” que l’était celle du profit dans le capitalisme. La confiscation du pouvoir par la nouvelle classe dominante restreint le contrôle démocratique sur la gestion et se traduit globalement par une “ dictature sur les besoins ”. Deux logiques sociales fort distinctes, fondées l’une sur le plan et l’autre sur le marché, avec des formes spécifiques de domination de classes, ont donc produit des résultats analogues. Analogues, mais non homologues. Ce n’est pas par hasard que la lutte écologique à l’échelle du monde se présente si régulièrement sous la forme de l’impératif d’une régulation, et, en ce sens, d’une certaine planification concertée des précautions à prendre.
Ce parallèle entre les problèmes écologiques à l’Ouest et à l’Est concerne, on le voit, plan et marché. Car ce sont bien les formes sociales qu’il faut incriminer, et non “ la technique ” ou “ l’économie ” comme telles. Ce sont là les deux modes essentiels de la coordination sociale rationnelle de l’activité productrice. Mais ce sont en même temps les deux facteurs de classes à l’époque moderne. Et ils sont à ce double titre aujourd’hui étroitement combinés dans les sociétés occidentales. Ils possèdent chacun leur pathologie écologique propre : là où l’homme du marché est poussé à esquiver ses responsabilités, l’homme du plan est conduit à trop en prendre. Le propre de l’activité planifiée est d’isoler l’ensemble de facteurs qu’elle veut associer, sous contrôle et calcul, en vue d’un résultat, — de les abstraire de leur cadre naturel. Ces ensembles clos, qui tendent à prendre des proportions toujours plus considérables, deviennent eux-mêmes leur propre fin. Leurs éléments pourtant appartiennent à la nature : ils ont leur place propre dans l’écosystème et ne peuvent être soustraits sans danger à son mécanisme autorégénérateur. La critique écologique de la société moderne doit donc porter sur le plan (sur l’entreprise comme “ organisation ” et sur les plans économiques d’ensemble) en même temps que sur le marché. Elle ouvre ainsi à une critique politique plus générale : à l’idée que la société désirable, quel que soit le nom qu’on lui donne (appelons-la, par provocation, le “ communisme ”), suppose une emprise démocratique, locale et globale, sur ces deux formes, plan et marché, qui sont celles de notre raison à l’échelle sociale.
Si l’on veut rendre compte du rendez-vous manqué entre écologie et socialisme, il faut donc bien, malgré tout, remonter à Marx. Sa critique écologique du capitalisme, tout comme sa critique du capitalisme en général, est unilatéralement centrée sur la logique du profit en tant que logique propre au marché. L’un des objectifs du Capital est de montrer qu’on ne peut détruire le capitalisme sans abolir le marché. Marx a la sagesse de ne pas proposer de schéma économique défini. Mais si, comme il le propose, on abolit le marché, la seule logique économique globale disponible à l’échelle sociale est celle de la planification intégrale. En forgeant ce projet, les communistes soviétiques n’ont donc pas indûment extrapolé. La critique marxienne du marché innocentait en sous-main le plan, conduisait le mouvement ouvrier à investir sur lui l’optimisme moderne. Que la planification puisse en réalité devenir à la fois le cadre de rapports de domination de classes et d’entreprises écologiquement dangereuses a donc largement échappé à la tradition marxiste, alors même qu’au regard des prin­cipes premiers de Marx celle-ci eût été la mieux à même de produire une critique sociale cohérente sur ce double plan.

Le rouge et le vert

Quelque chose cependant a commencé à changer. Ce n’est pas par hasard si la critique marxienne en vient aujourd’hui à jouer un rôle de premier plan dans la bataille écologique à l’échelle du monde, ainsi qu’on le voit par l’influence qu’elle exerce dans le mouvement social et altermondialiste. A mesure que croît l’emprise du capital sur l’existence humaine, elle apparaît de plus en plus pertinente et opératoire, en raison de divers ressorts d’analyse qu’elle seule peut fournir.
Le premier concerne l’expropriation des travailleurs directs et l’appropriation capitaliste d’immenses territoires de terres arables et de forêts, zones de pêche, etc. qui conduit à une dégradation souvent irrémédiable. C’est Marx qui, dans l’étude de ce qu’il a désigné “ l’accumulation primitive ”, a identifié et correctement analysé ce phénomène structurel, dont on commence à reconnaître aujourd’hui qu’il se renouvelle sans cesse à une échelle plus vaste. Le capital, explique-t-il, loin d’émerger et de croître du fait de sa propre productivité, connaît, imbriqué à sa dynamique productive interne, un perpétuel commencement externe par appropriation, plus ou moins violente, de sources de richesse qui lui sont extérieures. Il sépare les producteurs de leurs moyens de production et il s’approprie toute richesse disponible : espaces naturels et cultivés, mines et ressources énergétiques, savoirs-faire. De cette séparation-appropriation découle un usage intensif, irresponsable et destructeur, un assujettissement des populations sous des oligarchies locales et sous la loi du capital. Quand la terre n’est pas formellement appropriée, c’est le moyen de production (engrais, insecticides, semis, machines, information) qui est mis sous contrôle : la boucle est bouclée quand le producteur ne dispose plus que d’un semis “ terminator ”, incapable de se reproduire. Ce contrôle capitaliste, impératif pour la collecte du profit, prime sur toute considération écologique.
Si l’on examine concrètement les périls écologiques majeurs menaçant la planète, il n’est plus possible aujourd’hui de les rapporter à la “ technique ”, dont Marx a montré qu’on ne peut la séparer des “ rapports sociaux ” qui gouvernent sa mise en œuvre : rapports de propriété, contrôle, distribution, répartition du produit. Marx n’a fait en cela que donner une forme d’analyse plus rigoureuse à ce que bien d’autres que lui ont exprimé de façon diverse : c’est la “ forme sociale ” qui est en cause, et qu’il faut élucider. Quels sont en effet les intérêts qui s’opposent à ce que des accords internationaux contraignant viennent nous prémunir contre l’effet de serre, l’épuisement des ressources rares, la pollution sous toutes ses formes, les atteintes à la biodiversité ? En tout premier lieu, les intérêts de la propriété capitaliste, qui prétend restaurer les équilibres naturels par les ressorts supposés harmonieux de l’économie marchande, et qui voit dans l’éco-catastrophe un nouveau champ, illimité, de profit.
A quoi il faut ajouter que “ le capitalisme ”, selon l’analyse qui vient de Marx, ne désigne pas seulement un type de “ structure sociale ” (marquée par les contradictions que l’on a dites), dont chaque nation serait un exemplaire, mais en même temps un “ système du monde ” : centres /périphéries, Nord /Sud. La question écologique se trouve ainsi étroitement imbriquée dans la dynamique impérialiste du système : dans un rapport de forces inégal qui ouvre les territoires du Sud au jeu le plus incontrôlé du profit, face à des capitaux puissamment armés, dans tous les sens du terme, par leurs Etats, ceux précisément qui se refusent à toute forme d’accord écologique mondial.
L’heure n’est-elle pas venue que le rouge et le vert enfin se reconnaissent ?

Jacques Bidet