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Quel parti pour aujourd’hui, le parti-société ?

août 2000, par Albano Cordeiro, Jérôme Gleizes

À l’heure où les fractions de l’actuelle majorité des Verts rivalisent de projets pour faire " grandir " les Verts, en réalité pour accélérer la normalisation des Verts en parti-État comme les autres, la situation de la démocratie partidaire et l’agencement actuel des forces de citoyenneté active, porteuses d’une opposition alternative à la mondialisation libérale semblent plutôt appeler la transformation des Verts en un parti-société…

Quand tout le monde pense la même chose,
c’est qu’il n’y en a qu’un qui pense

proverbe chinois

À quoi servent les partis ?

Deux voies se sont ouvertes à partir du moment où le pouvoir a cessé de tirer sa légitimité de la force ou d’un " mandat divin " (justification d’ordre religieuse ou assise sur des croyances d’infaillibilité, etc.) pour chercher le consentement des gouvernés. L’une de ces voies consiste à définir ce consentement par le biais de la Volonté générale ou de l’Intérêt général défini par la Raison, ce qui a pu déboucher sur différentes formes de totalitarisme, l’Intérêt de la Nation, du peuple, d’une race, sans oublier à l’Intérêt de classe, porté par un chef ou une organisation politique, qui une fois institué, devient l’intérêt de tous. C’est la perversion du consentement des gouvernés.

L’autre voix s’appellerait volontiers démocratie si elle ne comportait pas des formes non seulement extrêmement variées mais aussi contradictoires entre elles et sujettes à maintes perversions. La variété des régimes politiques qui se réclament de cette appellation est telle qu’elle devient incontrôlée, perd de sa valeur explicative (heuristique) et devient plutôt source de malentendus. Peut-on se satisfaire d’un label " fausses démocraties " ou " vraies démocraties ", sachant combien la discrimination vrai/faux est subjective et donc contestable ?

Une démocratie doit tenir compte de la diversité (portant sur d’innombrables plans de la vie et sur la personnalité de chacun/e), ce que ne font pas les totalitarismes, les régimes fascistes et ceux du " socialisme réel ", sauf pour réprimer les hors-normes. Le choix des diversités pertinentes, représentées aux différents niveaux de la société, de l’État ainsi que le mode de traitement de cette diversité, peuvent, certes, varier sans apporter atteinte à son expression, mais la démocratie a besoin de la définition de règles et d’un consensus sur ces règles. Elle a aussi besoin de valeurs, mais plus que de valeurs elles-mêmes souvent trop abstraites pour devenir des fondements de la démocratie, elle a besoin de systèmes à conflictualité maîtrisée, se construisant au fil d’une histoire d’affrontements, combinant des valeurs qui peuvent s’opposer entre elles (liberté/égalité, égalité/équité, liberté/justice, intérêt privé versus solidarité et intérêt public, égoïsme/solidarité, etc.)

Un arbitrage doit être fait entre valeurs et règles mais une approche qui privilégierait les règles au détriment des valeurs prêterait le flanc à une définition de type procédurier et formel de la démocratie. La dérive est bien connue, celle de réduire la démocratie aux conditions d’expression d’une " majorité ", alors même que selon la définition prise, ces mêmes " majorités " deviennent minorités (" majorité des suffrages exprimés " à la place de majorité des citoyens).

Ensuite, le mode de traitement de la diversité pertinente (politique, sociale, économique, voire culturelle et ethnique) amène la question de l’acception des critères et règles pour la transformer en stratégie de gouvernement, non pas pour la recherche d’un consensus mais pour faire émerger une ou plusieurs stratégies rendues compatibles par des concessions mutuelles. Les partis doivent représenter cette diversité dans un espace politique ad hoc, combinant proposition stratégique politique et diversité sociale, économique, culturelle. D’où l’affirmation courante qu’ils sont indispensables à la démocratie, des institutions médiatrices entre citoyens et pouvoir, mais aussi des lieux de rencontre entre citoyens et représentants. Mais la création des partis reste basée sur une séparation du politique des autres aspects de la vie des citoyens (économique, social, culturel).

L’impossible représentativité

La démocratie représentative est la forme de démocratie que nous connaissons. Celle-ci n’est pourtant pas réellement représentative des divers intérêts, ne serait-ce que parce que les citoyens élisent leurs représentants parmi des candidats qui sont déjà choisis par des partis censés représenter des courants d’opinion.

D’autre part, les mécanismes de reproduction sociale, tous les processus de sélection et " d’ordination " qui permettent la constitution de l’élite politique, et, au sein de l’élite, d’une " noblesse " quasi héréditaire sont prégnants. Il en résulte que les catégories sociales inférieures n’ont pratiquement aucune chance de faire élire des représentants issus de leurs rangs. Les " différences sociales " ne peuvent se manifester dans l’arène électorale que dissoutes dans ces grands ensembles flous que sont les organisations de masse. D’autre part, ce qui caractérise la représentation partidaire actuelle se rapproche du " centralisme démocratique ". L’organisation est telle que le " centre " prend toutes les décisions et ne consulte la base que de manière plus ou moins formelle et rituelle. Il est encore plus difficile d’instaurer une démocratie de parti qu’une démocratie d’entreprise, puisque seul l’encadrement y jouit d’une rémunération correspondant à un travail politique à temps plein. Ces caractéristiques sont un peu moins marquées chez les Verts, mais leur structure partidaire tend à se normaliser.

Les questions qu’il importe donc d’aborder concernent l’organisation des espaces politiques publics et les règles de l’affrontement et de la coopération des différents regroupements de citoyens par valeurs et par intérêts, dont des regroupements idéologiques plus ou moins " mixtes " de type parti. Face à la séparation de l’espace politique, comment concevoir une multiplicité de micro, méso et macro-espaces politiques qui opérerait une autre articulation des différents aspects de la vie des citoyens ?

Une fois établi le postulat de l’existence d’une instance politique séparée des autres aspects de la vie des citoyens, cette spécialisation pousse les organisations partidaires à tourner leur action vers les lieux du pouvoir, de décision politique et vers l’occupation de ces lieux, seule ou en alliance avec d’autres forces partidaires. Les partis sont ainsi tournés vers le conditionnement du pouvoir pour obtenir la satisfaction (directement, s’ils font partie des forces au pouvoir) de ce qu’ils interprètent comme étant la volonté ou les besoins des citoyens. Le contenu des règles civiques de la " lutte politique " est celui de savoir attendre sans user de pressions délictueuses ou de violence.
 
Les manifestations de la crise partidaire
 
La forme partidaire telle que nous l’avons connue est en crise. Les partis ne sont plus aujourd’hui des lieux de création politique mais des lieux d’enregistrement de projets politiques externes. En conséquence, les réseaux et les lobbies quels qu’ils soient, occupent une place prépondérante. Un tel éclatement a pour conséquence la pénurie de projet politique global, les partis n’étant plus alors porteur d’une idéologie mais d’idées désarticulées les unes des autres. Les exemples sont multiples. Ainsi, le débat sur la loi " chasse " a été un moment de confrontation de divers lobbies au lieu d’être celui d’une analyse raisonnée des ressources cynégétiques. Des arguments idéologiques ont été utilisés, mais comme arme rhétorique et non comme Idée. Ainsi, le droit de chasser était défendu par les communistes comme une liberté conquise à la révolution française (bourgeoise) alors que ce qui commandait l’action des députés était plus une analyse rationnelle de maximisation du nombre potentiel d’électeurs.

Lorsque des débats plus importants ont lieu, les analyses sont plus complexes. Il en est ainsi du nucléaire. S’il est clair que la naissance du nucléaire était liée à une recherche d’indépendance militaire et énergétique, sa défense est aujourd’hui plus liée à des raisons financières et ce sont les mêmes lobbies, le corps des Mines, de grandes entreprises (EDF, Framatome, Cogéma, etc.) qui s’y appliquent, allant jusqu’à détourner des arguments écologiques (l’énergie nucléaire participe à la diminution de l’effet de serre). Un exemple parmi d’autres, avant la construction de la centrale nucléaire de Golfech et avant l’arrivée de Mitterrand à la présidence, l’ensemble des forces de gauche était opposé à un tel projet, mais l’appât des taxes professionnelles a fait changer d’avis les élus dont la toute puissante famille Baylet, très influente dans le Parti Radical, détentrice de la plus grosse mairie alentour et du plus grand quotidien de la région. Aujourd’hui, puisque la France s’est engagée à ne plus faire d’essai militaire nucléaire, que le nucléaire civil est devenu très coûteux et que les risques encourus sont largement supérieurs aux bénéfices envisagés, il serait rationnel d’arrêter cette logique comme l’ont fait d’autres pays européens.

La notabilisation des élus et leur porosité aux lobbies est certes ancienne mais elle concernait alors essentiellement les élus de droite et les radicaux. Aujourd’hui, ceux des partis sociaux-démocrates et communistes sont de plus en plus enclins à ce type de comportement.

La première conséquence de cette situation est d’entraîner une crise de la structure partidaire (baisse des adhérents, vieillissement des militants) et l’arrivée d’individus cherchant plus à défendre leur intérêt personnel que des idées. Les partis, répondant de moins en moins aux attentes des citoyen(ne)s, poussent à la désaffection des électeurs/trices (augmentation de l’abstentionnisme, du vote blanc et de la non-inscription sur les listes électorales).

Néanmoins, cette déliquescence du pouvoir ne signifie pas la fin des idéologies. Seulement, celles-ci ne sont plus portées par les partis, ces derniers ne servant que de vecteurs aux nouveaux idéologues collectifs. Le plus puissant d’entre eux est peut-être le Medef, porteur d’un projet de société, d’une " refondation sociale ". Les partis dits de droite ou de gauche lui servent de paravent en instrumentalisant une opposition factice. Le débat sur les " 35 heures " est typique de cette situation. En plaçant la barre des revendications très haut, le Medef a permis à M. Aubry de se positionner à " gauche " mais le résultat final a été une accélération du démantèlement du droit social sous couvert d’un progrès social, la réduction du temps de travail. Aujourd’hui, il en est de même avec le débat sur le Pare, avec un élément supplémentaire, la désagrégation d’une institution du mouvement social et de la production politique, le syndicat, ici la Cfdt qui accepte la voie du démantèlement de la négociation collective pour une contractualisation individuelle.

La deuxième conséquence est l’émergence de mouvements associatifs, informels, dont Attac est l’archétype. Forte de plus de 22 000 membres, cette structure multiforme a réussi à se développer dans le monde entier en groupes physiques aux affinités multiples suivant des mécanismes d’expansion que l’on retrouve dans le cyberespace. Chaque groupe est une entité particulière et les formes d’organisation sont très variées. Partant d’une structure classique, un conseil d’administration et un conseil scientifique regroupant des acteurs classiques de syndicats, d’associations, de partis politiques, celle-ci a été débordée par l’expansion des groupes locaux et de sa partie Internet, devenu elle-même un " lieu " autonome. La structure hiérarchisée d’Attac a dû s’adapter au foisonnement intellectuel et aux actions des groupes locaux utilisant au mieux les outils d’Internet (courriers électroniques, listes de diffusion, sites Web…) permettant ainsi d’avoir une ubiquité informationnelle au prix d’une communication locale.

Au parti-pouvoir qui dans les meilleurs cas est un parti-État (i.e. tourné vers l’État comme instance privilégiée de résolution des problèmes de société et des besoins collectifs), n’y a-t-il pas la possibilité d’opposer d’autres types d’organisation du vouloir des citoyens, plus conformes à leurs désirs de réalisation et de responsabilité ? Pourquoi ne pas imaginer une alternative, le parti-société ?

Un parti tourné vers la société

Que pourrait être ce parti-société ? Il se constituerait un réseau de " contrats politiques " à différents niveaux d’engagement (avec des objectifs communs négociés, actés, et pourvus de mécanismes de vérification de leur réalisation), avec toutes sortes de regroupements de citoyens à buts autres que la simple défense d’intérêts particuliers (y compris des regroupements d’entreprises poursuivant des buts autres que commerciaux), des projets regroupant diverses compétences pour des réalisations bénéficiant à diverses catégories de population ou à l’ensemble des citoyens, des établissements culturels, scientifiques, sociaux, des associations. Chaque contrat politique inclurait un comité d’animation politique, sorte de comité de suivi, avec des membres " internes " et " externes ", doté d’une large autonomie, dans le cadre des buts généraux recherchés par le parti, en cohérence avec les alliances politiques contractées. Non seulement cette autonomie est nécessaire, mais en outre, il serait illusoire d’établir des contrats qui ne bénéficieraient pas aux organisations de citoyens. Autrement, il ne s’agirait que d’inféoder ces organisations au parti. Or celui-ci fournit une plus-value gratuite de mise en contact de réseaux et de compétences, en matière de communication et de reconnaissance sociale. En définitive, c’est l’organisation citoyenne qui juge l’intérêt de ce lien, et qui peut l’étendre à d’autres formes de parti-société.

Si ces contrats doivent donner des résultats conformes aux engagements pris, leur but est surtout d’établir une connexion directe avec la société civile, en recueillant l’intelligence collective, en dynamisant toutes sortes de compétences, en faisant aboutir des projets émanant de la société civile. Cette mise en réseau avec la société civile, et en particulier, avec sa partie la plus active, devrait accélérer la rotation des responsables politiques et de tous les postes à responsabilité. En effet, en ouvrant l’espace politique à tous les citoyens, le cumul des mandats et les " carrières politiques " commencent à perdre de leur sens.

Ce parti-société ne se limiterait pas à établir des canaux de liaison avec diverses organisations de la société civile. Il serait aussi le " lieu ", le point de départ d’une réflexion sur les modes de rencontre, de confrontation critique et de coopération possible des différents réseaux et organisations. Dans un premier temps, il s’agit d’une démarche " étoilée " (les " ponts " convergent de la société civile vers le parti). Puis, il s’agirait de susciter des rapports " horizontaux " entre organisations citoyennes au-delà de ce qui peut dériver de la simple poursuite de leurs buts. Cette action du parti-société serait en quelque sorte le premier cercle d’un ensemble de cercles concentriques (selon le degré d’engagement du " contrat politique " de partenariat). Le dernier cercle se " perdrait " au sein de la société civile, c’est-à-dire que les retombées de son action ne seraient pas évaluables dans le bilan d’activité d’un parti.

La structure interne du parti-société

Quel pourra être le type de fonctionnement d’un tel parti ? Le parti-société pourrait-il poursuivre le rôle classique des partis de sélection des aspirants aux responsabilités de représentant des citoyens ?

Dans un premier temps, la réponse serait positive. Le parti classique choisit ses aspirants, dans la grande majorité des cas, à l’intérieur de ses rangs. Mais un degré plus ou moins grand d’ouverture existe déjà, souvent " spectacularisé " sous la forme de " la participation de la société civile ", en fait, de personnages alibis, en général médiatisés.

Dans la perspective d’une démocratie délibérative vivante, de nombreuses compétences se révéleraient. Ainsi, nous verrions certainement un élargissement de cette ouverture à la société civile avec l’augmentation du pourcentage de candidats extérieurs. À terme, d’autres procédures seraient à mettre en place pour éviter le risque du " saupoudrage de listes ".

Quant au fonctionnement de ce type d’organisation (appelons-le " parti ", pour le moment), sera-t-il un parti de militants, un parti d’électeurs sans militants, un parti de cadres élus sans militants ?

Le fonctionnement doit pouvoir se déduire des rôles qu’il sera amené à remplir. Son rôle principal sera d’agréger différentes expériences venant de la société civile, sélectionnées selon des critères définis comme les plus aptes à protéger le citoyen, à défendre sa santé, une plus grande égalité de chances, etc. Il les exprimera ensuite en propositions politiques et ses élus les défendront dans les différentes instances légales du pouvoir, n’excluant pas la mobilisation des mouvements sociaux en cas de blocage. Ces derniers, toujours objet de multiples lectures, sont des moments extrêmement riches pour connaître les dynamiques sociales et les favoriser.

Les partis classiques, porteurs de grandes visions sur et pour la société, censés avoir la réponse " à tout grand problème de la société ", sont-ils cohérents avec l’hypothèse du parti-société ? Le fait que ces partis soient plus tournés vers les structures du pouvoir que vers la société civile, dont ils confisquent les propres formes d’expression au profit de lobbies, porterait à croire que leur forme actuelle est inadaptée. Certes, il faudra toujours une forme d’institution sociale représentant des valeurs ou des ensembles de valeurs, ressentis comme opposés, et dont l’opposition est entendue comme radicale (fascisme/communisme, socialisme/capitalisme, ou encore Droite/Gauche) mais il reste à savoir si, en définitive, ce type d’option ne devrait pas agir de préférence transversalement, plutôt que servir de vecteur de l’organisation des pouvoirs. Les systèmes politiques d’alternance, avec deux grands partis s’alternant au pouvoir, diluent (réellement) et exacerbent (artificiellement) cette opposition, escamotent les luttes de concurrence pour le pouvoir de deux lignées d’élites politiques.

Entre le parti d’électeurs et le parti de militants, celui-ci reste encore la forme la plus proche du parti-société. Il s’agirait alors de " muter " les passions des citoyen(ne)s en action politique sans avoir pour autant à les couper des autres aspects de la vie. Il est inutile de rappeler que la question de la démocratie interne de ce parti est fondamentale. À l’image des rapports qui sont entretenus avec la société civile, le parti-société doit avoir comme préoccupation majeure le recueil de l’intelligence collective et le partage des savoirs politiques.

Albano Cordeiro et Jérôme Gleizes


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