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La pensée écologiste indienne et la tâche de l’écologie politique aujourd’hui
mardi 23 mars 2010, par
Un préjugé tenace veut que les pays en développement ignorent les enjeux écologiques, ceux-ci reposant sur des valeurs postmatérialistes que les pays développés seraient les seuls à porter. Nous allons ici présenter les grandes lignes d’un contre-exemple qui pourrait au contraire inspirer les écologistes des pays développés : l’œuvre immense de Ramachandra Guha, qui démontre que l’écologie fait l’objet d’une pensée profonde et original dans les pays du Sud.
Ramachandra Guha est l’un des plus grands
historiens indiens vivants. Nul n’ignore son
nom en Inde. Il a publié en 2007 une
monumentale India After Gandhi : The
History of the World’s Largest Democracy
qui a été saluée dans le monde entier
comme l’un des meilleurs ouvrages jamais
écrits sur le sujet. Longtemps membre des
subaltern studies, un courant de pensée
proche du marxisme gramscien qui
ambitionne d’analyser le monde du point
de vue des populations opprimées, il s’en
est écarté dans les années 90 pour tracer
sa propre voie [1]. Enseignant entre autres
à Berkeley, Yale, Stanford, il exerce
maintenant à Bangalore.
Guha a fait sa thèse à Calcutta sur un sujet
qui ne devait guère le quitter ensuite : les
forêts. Etudiant les diverses formes de
relations que les habitants des Etats du
Nord-Est de l’Inde entretiennent avec leurs
forêts, il en décrit l’évolution, l’arrivée du
colonialisme et le management forestier de
l’Inde actuelle. Sa pensée s’élargit ensuite
vers l’analyse des mouvements écologistes.
Un livre va faire connaître ses thèses : This
fissured land – An ecological history of
India, co-écrit avec l’écologue Madhav
Gadgil [2].
Cette posture est déjà très originale, car on
chercherait en vain dans les bibliothèques
une Histoire écologique de la France. Tout
ce qu’on trouverait ce sont des histoires
des mouvements écologistes, des histoires
de la protection de la nature etc.
L’histoire écologique de l’Inde est directement
liée à la colonisation – mais aussi
à une critique des nationalismes indiens,
accusés d’avoir repris et renforcé la
structure de l’Etat colonial et d’avoir fait
passer la démocratie et l’écologie après
une volonté de se moderniser et de
démontrer à l’Occident que les habitants du
sous-continent étaient d’une part capables
de s’autodéterminer et d’autre part de faire
aussi bien sinon de battre l’ancienne
puissance hégémonique à son propre jeu.
Mais ce n’est pas tout. Gadgil propose une
typologie très originale qui est directement
inspirée par l’écologie scientifique. Selon lui
le monde est divisé en trois classes :
– Les omnivores qui consomment de tout,
partout, du monde entier, beaucoup de
viande (une fois par jour) ; ils ignorent
assez largement les conséquences de leur
mode de vie sur la planète et d’ailleurs ;
ignorent aussi d’où viennent les produits
qu’ils consomment et où vont les déchets
qu’ils rejettent ; ils vivent dans un milieu
urbain qui ne les met jamais en contact
avec les écosystèmes et leur permet de
revendiquer une illusoire émancipation de
la nature – on reconnaît là la classe
moyenne mondiale ;
– Les "ecosystem people", que l’on traduira
librement dans cet article par "les peuples
des écosystèmes", qui ont des pratiques
écologiques et une vraie connaissance de
leur milieu, car ils dépendent de leur milieu
pour leur vie quotidienne. Leurs pratiques
ne paraissent pas immédiatement écologiques
car leurs savoirs sont encastrés dans
des récits et des pratiques qui sont
agrémentés d’esprits, d’interdits, de
tabous, d’ancêtres etc. dont on ne peut
comprendre le sens qu’en s’immergeant
longtemps dedans. Ainsi les bois "sacrés",
les pratiques hygiéniques, les mets interdits
etc. On ne peut pas attendre de peuples
illettrés qu’ils produisent des raisonnements
formels qui sont ceux des sciences
occidentales. Mais selon Gadgil une observation
longue démontre l’efficacité
écologique de ce savoir ;
– Les réfugiés écologiques, dont l’existence
est la conséquence directe des inégalités
sociales et en particulier du mode de vie
des omnivores – la revendication d’une
émancipation de la nature par ces derniers
tourne au tragique quand l’observation
aboutit à la conclusion que cette émancipation
est en grande partie la conséquence
d’une capacité des omnivores à reléguer les
conséquences de leurs actes sur les
populations les plus faibles, grignotant les
niches écologiques des peuples des
écosystèmes par le biais de barrages,
industries extractives, routes, nationalisation
ou privatisation des terres etc. Au-delà d’un certain point les peuples des
écosystèmes sont forcés de quitter leur
niche, devenue invivable, soit pour se
retirer dans des zones où l’influence des
omnivores ne se fait pas sentir (déserts
etc.) soit pour tenter de vivre des miettes
des omnivores, dans les bidonvilles.
En Inde les omnivores et les réfugiés représentent
chacun 1/6e de la population.
Comme le disent les auteurs dans une
formule saisissante, les omnivores lisent
des journaux écrits par des omnivores et
distribués par des réfugiés écologiques qui
ne savent pas lire. Ils mangent des mets
issus des écosystèmes des peuples des
écosystèmes que ceux-ci ne peuvent plus
s’offrir car ils se sont trop raréfiés et leur
prix a augmenté. Les "commons" ont été
soit nationalisés (étatisés) soit privatisés,
ce qui a dans tous les cas pour conséquence
de repousser les peuples des
écosystèmes vers d’autres endroits, tant
qu’il en existe encore, et ensuite de les
précipiter dans le statut de réfugiés écologiques.
Les omnivores tirent leur énergie de
barrages et autres mines de charbon
construits sur les terres communes des
peuples des écosystèmes, qui ont été
déplacés pour l’occasion et ont rarement eu
de terre en compensation.
La situation parait décalée par rapport à
celle qui existe dans les anciennes métropoles.
Pourtant ce n’est qu’une question de
mémoire. En Occident les peuples des
écosystèmes – les Indiens d’Amérique, par
exemple… - ont quasiment disparu au profit
d’une nature à usage esthétique et
récréatif, dont l’improductivité est
compensée par des importations massives
en provenance des pays "sous-développés" - lesquelles importations sont
souvent issues de terres ayant donné lieu
à de tels "déplacements".
Les zones touristiques sont les endroits où
le choc des statuts est le plus brutal : d’un
côté les "touristes" venus voir ce qu’il reste
de "sauvages" et de "biodiversité", de
l’autre les cultures muséifiées, victimes des
changements climatiques consécutifs aux
modes de vie des visiteurs…
Gadgil soutient la thèse selon laquelle
chaque mode de vie s’accompagne d’une
idéologie particulière. Les omnivores
pensent avoir dominé la nature et ne voient
dans la nature qu’une entité esthétique et
récréative (marche et VTT...). Ils croient que
leurs villes et leurs outils ont été faits par
"l’homme moderne", ce qui exclut la contribution
de la nature comme celle des
"prémodernes". Les peuples des
écosystèmes au contraire voient une nature
vivante, une Terre-Mère qui agit et réagit à
l’activité humaine, celle-ci doit donc être
soigneusement encadrée. Ce point est peut-être
le plus contestable de la thèse de
Gadgil, Claude Lévi-Strauss, dont il faut
rappeler qu’il fut l’un des premiers
membres des Amis de la Terre, a démontré
depuis longtemps que cette "Terre-Mère"
n’a rien de romantique. Gadgil se rattrape
en confortant la rationalité des peuples
des écosystèmes, qu’il crédite d’une
véritable connaissance des régulations
longues de la nature.
Guha montre en effet que la gestion la plus
écologique des forêts fut celle qui était en
place avant la colonisation britannique. Les
peuples des écosystèmes formaient la plus
grande partie de la population. Les colons
ont imposé une foresterie commerciale et
soustrait de larges parties du territoire à la
gestion villageoise, de même qu’ils ont
développé une agriculture d’export au
détriment des cultures vivrières. Ils ont
imposé des espèces qui étaient peu
adaptées au sol et exterminé celles qui
étaient bien adaptées et fournissant des
produits utiles aux villageois, en toute
méconnaissance de cause, certains qu’ils
étaient du bien-fondé de leur science.
Les activités d’exportation et le chemin de
fer ont absorbé des quantités croissantes
de grumes peu diversifiées. Une traverse en
bois de chemin de fer avait une espérance
de vie courte : 12 à 14 ans, il fallait donc les
renouveler souvent. Et un kilomètre de
chemin de fer nécessite 800 traverses !
Quand les forêts se sont mises à disparaître,
les autorités coloniales ont accusé
les villageois, suspectés de pratiques
irrationnelles et hostiles aux forêts. En 1865
l’Indian Forest Act met en place un réseau
de forêts "protégées" c’est-à-dire
soustraites à toute emprise, commerciale
ou non – sur le modèle des parcs naturels
étatsuniens tels que celui du Yellow Stone.
Les villageois qui continuent à chasser dans
ces forêts ont été perçus comme un
problème. Certains conflits ont tourné à la
rébellion ouverte.
L’indépendance en 1947 n’a guère amélioré
les choses pour les peuples des
écosystèmes. D’après Guha les nationalistes
ont occupé les places laissées
vacantes par le colon et ont redoublé
d’efforts pour s’approprier ce qui avait fait
la source de son pouvoir. L’Inde de Nehru
a tiré des bords pour utiliser à son profit la
rivalité entre les modèles capitalistes et
socialistes. La gestion des forêts est
devenue "nationale" mais elle n’a guère
varié sur le plan des techniques utilisées.
Au contraire la forêt n’a cessé d’être à la
fois soustraite aux droits des peuples des
écosystèmes et exploitée de manière plus
intense. Les peuples des écosystèmes se
sont révoltés. Le mouvement le plus connu
est le mouvement Chipko en 1973, dans
l’Himalaya, que Guha a étudié de près.
"Chipko" signifie entourer avec ses bras, ce
nom vient de la technique de résistance
employée : entourer les arbres avec ses
bras et faire barrage de son corps.
Beaucoup pensent en Occident que ce
geste était un signe d’adoration de la
nature face aux appétits des multinationales.
Ce n’est pas tout à fait faux puisque le
mouvement est parti d’une décision
refusant une forêt aux villageois et
concédée à une grande entreprise du sud
de l’Inde. Mais il ne s’agissait pas de
protéger "la nature" pour un usage esthétique
ou récréatif. Pour les villageois,
l’enjeu était de protéger leurs ressources et
les services locaux procurés par la forêt, en
particulier les feuilles des arbres, utilisées
comme engrais, et les racines, protégeant
des glissements de terrain consécutifs aux
fortes pluies. S’ils avaient été privés de
ces ressources, les peuples des
écosystèmes n’auraient guère eu d’alternative.
Le régime socialiste n’a pu éviter
ces conflits qu’en subventionnant les
engrais issus de la pétrochimie.
Ce livre a connu un vif succès en Inde. La
principale critique a tourné autour de la
question des castes. Celles-ci existaient
avant la colonisation et, en laissant à
penser que la gestion était écologique à ce
moment-là, Guha ne défendait-il pas le
système des castes ? Guha analyse en effet
les castes comme étant une division du
travail entre groupes humains spécialisés,
il ne détaille pas beaucoup les hiérarchies
entre métiers. Toutefois d’autres ouvrages
de sa main ne laissent planer aucun doute,
Guha n’a aucune complaisance envers les
castes en tant que forme d’oppression.
Dans Ecology & equity [3], Guha revient sur
les mouvements qui revendiquent la qualité
"d’écologistes". Il leur reproche d’avoir
critiqué sans avoir proposé d’alternative –
critiqué la science, la technique etc. Ce
manque de propositions conduit à leur
insuccès, selon lui. Il entend dans ce livre
faire quelques propositions.
Il esquisse tout d’abord une typologie des
idéologies environnementalistes ou écologistes.
Il voit sept racines différentes. Le
conservationnisme, tout d’abord, est l’idéologie
des omnivores, qui se subdivise en
conservation à usage récréatif, scientifique
ou esthétique et conservation à but
religieux. Une seconde racine consiste en la
recherche technocratique de l’efficacité
dans l’usage des ressources. Elle est le fait
de gestionnaires, où qu’ils soient. Ces trois
premières idéologies sont jugées minoritaires
en Inde mais elles occupent les
pages des journaux car elles détiennent
les média. Viennent ensuite quatre courants
entrant dans ce que J. Martinez-Alier
appelle "l’environnementalisme des
pauvres" [4]. Le premier est d’inspiration
gandhienne, il est spirituel, prône l’action
non-violente, lutte contre l’exploitation et
défend des valeurs ascétiques contre le
goût de profit et de luxe jugé animer les
omnivores. Le second est marxiste, il
souhaite abolir l’ordre existant, y compris
par la violence. Le marxisme indien peut
prendre des formes assez violentes. Les
"Naxalites" par exemple ont tué plus de
700 personnes l’année passée dans le but
de repousser les forces de l’Etat central
indien. Les Naxalites oeuvrent dans les
zones où les peuples des écosystèmes
revendiquent le plus d’autonomie sur la
gestion des ressources. Le marxisme
classique en Inde se rapproche toutefois de
Nehru et de l’industrialisme triomphant.
Une troisième orientation cherche à
promouvoir des techniques "appropriées",
qui renforcent les pouvoirs des peuples
des écosystèmes plutôt que les technologies
géantes qui les déplacent et les
affaiblissent. La dernière idéologie est
orientée par la revendication de la propriété
collective, la défense des « commons »
villageois. Ces quatre derniers mouvements,
bien que majoritaires en Inde,
restent largement ignorés du monde entier
et des omnivores car ils n’ont pas les
moyens de s’exprimer. En ce sens ils sont
des "subaltern".
Guha fait enfin un bilan critique des propositions
politiques existantes en Inde. Le
gandhisme, estime-t-il, n’a pas convaincu.
Renoncer au pouvoir est une voie sans
issue.
La voie marxiste est jugée utopique car
ancrée dans la mystique de l’Etat, alors
que 50 ans de socialisme ont démontré
que cela n’aboutissait qu’à une bureaucratie
corrompue et tentaculaire. Le chemin
capitaliste, qui affirme gagner peu à peu en
efficacité écologique, est un rêve car les
omnivores cherchent à maximiser leurs
gains et donc à transmettre les coûts écologiques
sur les peuples des écosystèmes.
Dans un tel système, rien ne les incitera à
agir de manière plus responsable envers
leurs voisins et la nature.
L’étrange synthèse "conservatrice-libérale-socialiste"
qu’il propose comporte
quelques éléments communs à ce que
défendent les écologistes du monde entier :
démocratie participative, évaluation des
politiques publiques, faire payer les entreprises
qui polluent, stopper subventions
sur les matières premières par exemple.
Mais les autres mesures feraient grincer
des dents aux républicains français. Il
préconise en effet de renforcer les savoirs
locaux (contre le pouvoir des scientifiques
au service de l’Etat), d’autoriser les villages
à percevoir l’argent issu des amendes
infligées aux pollueurs, de mettre les écoles
sous la direction des villages, de laisser ces
derniers décider du salaire des fonctionnaires
de l’Etat qui sont censés être à leur
service, favoriser les techniques qui
donnent du pouvoir aux peuples des
écosystèmes, d’interdire aux omnivores
l’accès aux ressources villageoises et
accroître l’efficacité dans l’usage des
ressources.
On pourrait discuter de ce bilan, en mettant
en avant des exemples tels qu’Ekta
Parishad, l’un des mouvements les plus
récents et pourtant les plus actifs d’Inde.
L’analyse proposée par Guha et Gadgil
renvoie à des éléments bien connus du
débat français. La voie gandhienne est
représentée par Pierre Rabhi, la voie
marxiste par Jean-Marie Harribey,
les technologies appropriées et la décentralisation
par la plus grande majorité des
écologistes. Ce constat ne peut que réconforter.
L’écologisme dans sa diversité a les
potentialités d’un vrai universalisme. La
défense de la wilderness, souvent
présentée comme typiquement occidentale,
ne l’est peut-être pas entièrement. Gandhi
connaissait et avait lu H.D. Thoreau, et si ce
dernier n’a pas eu le rôle politique du
premier, la proximité des démarches est
évidente. Ce qui éloigne l’Inde des métropoles,
c’est l’expérience coloniale et les
rapports de force internationaux, qui se
répercutent dans les modes de vie. La
"wilderness" au sens d’une approche
purement esthétique de type "monument
naturel" est un fait de classe moyenne
supérieure. L’enjeu de la spiritualité, de la
"Terre-Mère", va bien sûr choquer quelque
peu les esprits laïcs français. Mais en Inde
ce genre de raisonnement est monnaie
courante, les marxistes locaux y ont peu
échappé – ainsi Ram Manohar Lohia, une
figure importante de la seconde vague de
nationalisme (années 1930 à 60) qui a
proposé un "nouveau socialisme" sur la
base d’une synthèse avec la "transformation
intérieure" [5], ou encore Sri
Aurobindo, plus connu des publics français.
L’Inde n’a pas connu de clergé structuré. Les
voies spirituelles possibles sont aussi
nombreuses que les dieux, qui se comptent
par millions.
Les thèses de Guha et de Gadgil peuvent
aussi éclairer les combats écologistes
contemporains. Le défaut principal des
écologismes actuels réside dans sa sociologie,
le fait est assez largement connu.
Les classes populaires n’adhèrent pas à
des revendications (vélo, espaces verts etc.)
qui ne reflètent pas directement leurs
aspirations, le vote vert reste donc minoritaire
ou contestataire. Identifier les
"peuples des écosystèmes" en France
demanderait peut-être de regarder sous un
oeil neuf les chasseurs et les pêcheurs, les
habitants des villages et des quartiers qui, de par leur faible mobilité et leur
attachement aux ressources locales,
peuvent avoir un comportement prudent, à
l’opposé des omnivores qui cherchent à
éviter d’avoir à rendre compte des conséquences
de leurs actes. Plutôt que de
chercher à mettre en place des usages
récréatifs ou esthétiques de la nature,
mieux vaudrait peut-être favoriser leur mise
en culture par des producteurs locaux, ce
qui permettrait de trouver utilement des
alliances avec les petits pêcheurs et les
petits paysans – contre les gros. Les
réfugiés écologiques sont les habitants des
quartiers insalubres ou délaissés, qui sont
tout à fait réceptifs à l’usage de matériaux
isolants etc. pourvu qu’on leur en donne
les moyens. Cela exige bien sûr de remettre
en cause certains clivages structurants de
l’écologie politique française : son origine
scientifique (sociétés de protection de la
nature), qui se matérialise par une haine
des chasseurs et des braconneurs, la
timidité de sa critique des modes de vie
omnivores, qui attire, comme à Delhi,
l’attention sur les micropollutions
occasionnées par les pauvres plutôt que les
macropollutions occasionnées par les
riches [6], sous prétexte du nombre
supérieur de pauvres, la valorisation d’un
mode de vie qui est en pratique cosmopolite
et globalisé, ignorant des savoirs
locaux etc.
La tripartition proposée semble à même
de structurer le discours écologiste de
manière claire et forte, évitant une "défense
de la nature" qui ignore les inégalités
sociales. Elle renvoie à une réalité démontrable,
un véritable "matérialisme
historique" revu et corrigé car prenant
désormais en compte non seulement
l’usine et la terre mais aussi les animaux,
l’eau et toute la complexité écologique. La
tâche du mouvement écologiste progressiste
peut dès lors être tracée avec une
grande netteté, bien que la délimitation
précise de chacune des classes soit
évidemment problématique.
Cette tâche peut être précisément dissociée
de l’écologie réactionnaire qui fait reposer
"la pollution" sur les pratiques des
pauvres, arguant de leur effet cumulé.
Suivant en cela les analyses de Mary
Douglas [7], la pollution se réfère dès lors
non pas à un ordre physique mais à un
ordre moral : est "polluante" une pratique
dont les conséquences ne peuvent pas être
universalisées.
[1] Jacques Pouchepadass, « Les Subaltern Studies
ou la critique postcoloniale de la modernité »,
L’Homme, 156 | octobre-décembre 2000, [En ligne], mis
en ligne le 18 mai 2007.
http://lhomme.revues.org/index75.html. Consulté le 07
octobre 2009.
[2] Ramachandra Guha & Madhav Gadgil, This fissured
land – An ecological history of India, Oxford University
Press, 1992.
[3] Ramachandra Guha, Ecology & equity, United
Nations Research Institute for Social Development,
1995.
[4] Ramachandra Guha & Joan Martinez-Alier, Varieties
of environmentalism – Essays North & South, London,
Earthscan, 1997.
[5] Bidyut Chakrabarty & Rajendra Kumar Pandey,
Modern Indian Political Thought, Sage Publications,
New Delhi, 2009.
[6] On lira avec intérêt l’article de Grégoire Wallenborn
& Joël Dozzi, "Du point de vue environnemental, ne
vaut-il pas mieux être pauvre et mal informé que
riche et conscientisé ?" In P. Cornut, T. Bauler and E.
Zaccaï (eds.), Environnement et inégalités sociales,
Editions de l’Université de Bruxelles, 2007.
[7] Mary Douglas, De la souillure, La Découverte, Paris,
2006, Ed. Orig. 1971.