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Surveiller et punir aujourd’hui : l’actualité de Foucault
Entretien avec François Boullant
lundi 19 janvier 2004
La pensée et l’engagement de Michel Foucault, avec notamment la publication de Surveiller et punir en 1975, ont durablement marqué les débats et les luttes autour des prisons en France. A l’heure où les constructions de prisons reprennent de plus belle, Foucault peut-il encore nous aider ? Entretien avec François Boullant, auteur de Michel Foucault et les prisons (PUF "Philosophies", 2003).
Ecorev’ : Comment Michel Foucault en arrive-t-il à la question des prisons ?
François Boullant : Il y arrive par deux voies différentes. D’une part, la voie spéculative classique, à la fois philosophique et historienne : le thème apparaît pour la première fois dans L’Ordre du discours, sa leçon inaugurale au Collège de France en 1971, où il parle de Surveiller et punir, qui n’a sans doute pas encore de titre, comme de "[son] livre sur les peines". Il s’agit pour lui d’une sorte de prolongement naturel à l’histoire de l’enfermement, déjà commencée avec l’Histoire de la folie (1961).
L’autre voie, la voie militante, est ouverte par sa rencontre avec le GIP (Groupe d’information sur les prisons) et constitue un moment déterminant qui va modifier sensiblement l’approche, peut-être trop théoricienne, de Foucault. Beaucoup de textes sont produits, il y a beaucoup de militantisme et de gens engagés dans un mouvement qui n’aura finalement duré qu’une petite année. On commence aujourd’hui à faire l’histoire du GIP [1], en montrant notamment que si Foucault a été un élément déterminant, qui a infléchi puissamment l’esprit du GIP et ses combats, il n’était pas seul. Il y avait un certain nombre de militants autour de lui, en particulier Daniel Defert, qui a joué un rôle de premier plan.
Comment s’articulaient chez Foucault la recherche théorique et l’engagement militant ?
Foucault a écrit son livre au moment même où se développaient les activités du GIP et une actualité carcérale nationale et internationale très dense. On le vérifie aujourd’hui à travers les textes intermédiaires de ses leçons au Collège de France, qui attestent que tout le dispositif de Surveiller et punir est déjà en place. Mais il va significativement retarder la publication de son livre jusqu’en 1975, parce qu’il ne souhaitait pas que les détenus puissent s’imaginer qu’il les avait exploités intellectuellement. Il n’empêche qu’il y a dans le livre un écho bien réel de ce militantisme. Ainsi, alors que celui-ci s’arrête en 1840, un certain nombre d’incises font signe vers l’actualité la plus contemporaine. Le travail avec les prisonniers a aussi indiscutablement contribué à rectifier quelques thèses, par exemple celle d’une pure "pénalité incorporelle" qui succéderait à "l’ère des supplices". Certes la prison inaugure bien un nouveau type de châtiment qui ne touche pas directement au corps et vise plutôt l’âme. Mais, au contact de l’actualité carcérale, Foucault avoue pourtant être frappé par le caractère éminemment physique des revendications des prisonniers : nourriture, froid, propreté, etc. Il en retiendra l’idée qu’un châtiment ne peut jamais se passer d’un "supplément de douleur physique".
Quelle est la spécificité de l’approche de Foucault ?
La question de l’enfermement est dans l’air du temps, avec, par exemple, les travaux de Goffman [2]. Or Foucault, qu’on lit souvent comme "le philosophe de l’enfermement", reproche justement à Goffman de considérer de manière trop indifférenciée tous les types d’enfermement. La prison n’est pas l’hôpital psychiatrique et ne saurait être abordée de la même manière, même si l’on peut en tracer une histoire à peu près parallèle.
Foucault fait œuvre de novateur par le simple choix de son objet.
En 1975, le champ carcéral est quasiment déserté par les historiens professionnels [3] Foucault va combiner deux approches : l’approche proprement historienne de l’archiviste méticuleux et celle, plus philosophique, du "généalogiste de la morale". Contre une idée bien établie, il va montrer qu’antérieurement au XVIIIe siècle, la prison ne constituait pas une peine : on enfermait seulement les gens, soit pour les oublier, soit pour qu’ils se fassent oublier un temps donné, d’ailleurs jamais spécifié. La prison du XIXe siècle, qui est encore la nôtre, s’édifiera sur trois valeurs qui seront les vecteurs de la réforme morale : l’isolement individuel, le travail et la durée variable de la peine.
Dire que la prison a une histoire a pour Foucault un double intérêt. D’une part, au strict plan historique, il montre que la prison n’a pas toujours existé, mais est née à un moment bien déterminé et pour des raisons extrêmement précises, d’ordre économique, social et politique. Mais, d’autre part, au plan militant, ce qui se profile aussi dans cette histoire, c’est l’effacement, inéluctable à terme, de cette institution.
Pourquoi les prisons apparaissent-elles alors, et à quoi servent-elles ?
La prison succède à l’ère des supplices, c’est-à-dire à la pénalité de l’Ancien Régime : une pénalité physique qui s’attaque de manière très violente au corps. Foucault montre que, contrairement à une idée très répandue, la pénalité des supplices ne disparaît pas à l’époque des Lumières parce qu’on commencerait alors à trouver ces châtiments inutilement cruels et barbares. La prison naît plutôt parce qu’on a besoin d’une nouvelle pénalité pour un nouveau type d’illégalismes, issus d’une mutation économique. Ce terme d’"illégalismes" est une invention assez géniale de Foucault, car il sert clairement à éviter le mot "délinquance", celle-ci renvoyant à une "nature" prédélinquante, reconnaissable à certains signes, dont la criminologie fera son fonds de commerce. Il y a, explique Foucault, de multiples formes d’illégalismes que les sociétés gèrent de manière différentielle. Or ce qu’on a appelé "délinquance" en focalise seulement une partie : en sont exclus la délinquance d’affaires, les trafics d’armes, les fraudes fiscales, les trafics d’influence, etc.
Ici se greffe l’une des thèses les plus célèbres de Surveiller et punir : celle de l’échec de la prison. Etrangement, dire que la prison échoue rallie tous les suffrages : détenus, surveillants, magistrats, travailleurs sociaux…, et ceci depuis l’origine. Mais Foucault pose alors une question autrement dérangeante : à quoi sert l’échec de la prison ? Pourquoi, si la prison échoue, la reconduit-on sans cesse ? C’est que cet échec a aussi une utilité : en fin de compte, on a besoin de la délinquance, à plusieurs niveaux, mais surtout à un niveau "idéologique" et politique. "La prison, dira Foucault, n’est donc pas un inhibiteur de délinquance ou d’illégalisme, c’est un redistributeur d’illégalisme" [4]. Cette prison, censée réformer les gens et les rendre meilleurs, produit en fait tout l’inverse…
Il y a une sorte de paradoxe, parce que Foucault montre toute la violence de la prison, et en même temps reste très critique sur les peines alternatives…
Dans les années 70, la prison est une institution en crise. Certains réclament alors sans délai la fermeture des prisons. Mais immédiatement se pose la question de savoir comment les illégalismes seront gérés. Foucault, lui, raisonne toujours sur le long terme, attentif aux effets pervers d’une mesure novatrice.
Ainsi, dénonçant la peine de mort, il avoue sa méfiance quant aux peines incompressibles qui s’y substitueront immanquablement. La prison, ne cesse-t-il de répéter, fabrique de la violence : c’est une "machine de mort". Sans doute a-t-il alors en tête des images bien précises : les 40 morts de la sanglante révolte d’Attica ou l’exécution de Buffet et Bontemps, consécutive à leur meurtrière tentative d’évasion. Pour les alternatives à la prison, Foucault raisonne de manière un peu analogue en montrant que ces peines sont fondées sur les mêmes valeurs que la prison.
Il critique ainsi l’idée d’une valeur rédemptrice du travail, qui perdure dans le travail d’intérêt général, ou l’idée qu’il faut renouer artificiellement les liens familiaux défaillants chez les jeunes délinquants. D’où son extrême réserve quant à toutes les peines alternatives, sauf l’amende, qui, dit-il, "n’amende pas" et n’implique aucun jugement moral. Il y a là une très remarquable continuité entre sa pensée théorique et ses développements pragmatiques. Depuis Les Mots et les choses (1966), Foucault porte un regard très critique sur les sciences humaines, et l’on retrouve ce thème de leur nocivité sur le terrain, une armée de professionnels ayant pris aujourd’hui, explique-t-il, la relève du bourreau : infirmiers psychiatriques, psychologues, éducateurs… De nouveaux pouvoirs naissent alors, dangereux et liberticides, propageant la logique carcérale à la société tout entière à travers des contrôles sociaux multiples et diffus.
Comment penser alors autre chose que la prison ?
Foucault a toujours été très réservé sur cette question. Il reste intraitable sur le principe d’une nécessaire disparition de la prison, mais sa position manifeste des évolutions notables, en phase avec les mutations du monde carcéral. Radical dans les années 70, il se montre, dans les années 80, ouvert à un travail de réflexion sur la prison.
Au fond, il reste profondément cohérent avec l’idée qu’il n’y a pas, en la matière, d’intellectuel providentiel et prophétique voué à stigmatiser tous les pouvoirs. Une telle idée, pourtant souvent attribuée à Foucault, lui est profondément étrangère et sans doute ne veut-il pas confondre la fonction critique de l’intellectuel avec un rôle toujours négateur. Bien au contraire, Foucault paraît plutôt attaché à l’idée qu’il puisse jouer le rôle d’une force de proposition, insistant alors sur le fait que le véritable travail intellectuel ne peut être que collectif. La genèse, longue, complexe de l’institution carcérale motive sans doute cette prudence : si la prison est appelée à disparaître, sans doute ne le pourra-t-elle qu’au terme d’un lent processus de désagrégation interne et c’est bien ce processus que les intellectuels doivent hâter et accompagner.
Comment ? D’abord et toujours en faisant savoir. La prison, dit Foucault, est l’une des zones obscures, l’une des "cases noires de notre société" : une zone de non droit. Elle est "l’illégalisme institutionnalisé". Travailler à faire reculer cet illégalisme et à rendre cette institution plus transparente constitue une tâche modeste mais prioritaire. Toutefois Foucault restera ferme sur l’idée que cette revendication de droit ne peut qu’être celle des détenus eux-mêmes. On ne saurait, en conséquence, se contenter de l’idée qu’il suffirait que l’Etat injecte d’en haut du droit dans l’institution.
Aujourd’hui, les constructions de prison sont reparties, et la prison elle-même semble plus d’actualité que jamais…
Surveiller et punir a provoqué dans le monde carcéral une salutaire et durable onde de choc. En a résulté un certain malaise à l’égard de la prison, y compris dans le grand public. Il y a aussi eu un phénomène de génération : les jeunes gens qui ont créé le Syndicat de la magistrature dans les années 70 sont devenus eux-mêmes des magistrats opérationnels, voire des décideurs politiques.
A tous les niveaux de l’administration, jusqu’à Badinter lui-même, qui a entretenu des relations personnelles avec Foucault, il y a eu une sorte d’effet inhibant : on a enfermé moins, certains juges ont essayé d’alléger les peines, de promouvoir systématiquement les alternatives à la prison. Ne vaut-il pas mieux, en effet, envoyer un jeune tondre les pelouses municipales que de l’incarcérer à Fleury-Mérogis ?
Foucault, quant à lui, a toujours refusé ce pernicieux dilemme. Force est de constater toutefois qu’entre 1975 et les années 90, il n’y a pratiquement pas eu de construction de prisons et il semble qu’on ait veillé à ne pas faire monter trop le chiffre de la population carcérale. Cette mauvaise conscience est aujourd’hui bien terminée. La nomination d’un secrétaire d’État à la construction des prisons marque le coup d’arrêt de cette période d’hésitations. Le carcéralisme semble avoir désormais encore de beaux jours devant lui.
Comment cette évolution s’est-elle faite ? Plus qu’une montée de la délinquance il y a eu, me semble-t-il, un changement de visage des illégalismes, avec une prolifération croissante de la petite délinquance se répercutant en demande de sécurité. L’exemple de la sécurité routière est particulièrement frappant. L’idée que ces délits étaient trop légèrement sanctionnés fait aujourd’hui consensus. Mais cela débouche sur quoi ? Sur des peines de prison ferme, ce qui relégitime clandestinement une institution inadaptée et archaïque. On a cessé de s’interroger sur la valeur de la peine et sur les effets dévastateurs de la désinsertion.
Tout ce vaste débat, récurrent depuis l’origine, semble aujourd’hui sans objet et chacun semble accepter ou se résigner à ce qu’il y ait des prisons. C’est à cela, justement, que peut servir l’œuvre de Foucault aujourd’hui : à relancer ces interrogations fondamentales nées avec la prison et qui ne disparaîtront qu’avec elle : à critiquer ce qu’il nomme "l’évidence de la prison".
Le livre de Véronique Vasseur [5] a joué ici un rôle assez ambigu. Dénoncer la saleté, la promiscuité, la violence, c’est évidemment très bien, mais c’est aussi remettre en selle un vieux fantasme carcéral : le fantasme d’une prison propre, en tous les sens du mot. On aura beau jeu de répondre qu’il suffit de construire des prisons neuves, sainement gérées, et que le problème sera réglé. Mais il ne le sera pas, parce qu’il ne peut l’être ! On feint aujourd’hui, hypocritement, de s’émouvoir du taux record de suicides dans les prisons françaises. Comment ignorer que la cause principale de ces suicides est la prison elle-même ? On ne se suicide pas moins dans une prison neuve, bien au contraire ! Les gestionnaires pénitentiaires savent bien que les rares prisons neuves et aseptisées qui ont pu réaliser ce vieux fantasme carcéral de l’encellulement individuel ont fait monter en flèche le taux de suicides… Entre la sociabilité criminogène et l’isolement suicidogène, il faut choisir : autre version de ce "cercle carcéral" dont parle si bien Foucault…
Un groupe comme l’OIP [6] aujourd’hui ne reprend-il pas le flambeau de ce qu’a été le GIP ?
Sur le plan des idées, de la promptitude à réagir et à dénoncer l’inacceptable, indiscutablement. Toutefois, la particularité du GIP est d’abord le mode de travail qui a été inventé vis-à-vis des détenus et de leurs familles. L’histoire du GIP commence avec ces militants maoïstes qui découvrent, à l’occasion de leur incarcération, le monde des prisons. Leur candeur a été de croire que le lumpen-proletariat des prisons les attendait et qu’on allait y faire la révolution. Foucault a joué un rôle important de distanciation par rapport à ce romantisme généreux mais naïf. Il a proposé un travail plus modeste, consistant à réaliser de simples enquêtes sur les conditions de vie dans les prisons, et surtout, à donner la parole aux détenus. C’est là une démarche caractéristique du GIP, qui a d’ailleurs inspiré par la suite la création d’autres groupes [7].
Depuis le XIXe siècle, existait une tradition littéraire carcérale : une bonne âme (visiteur, aumônier, éducateur…) s’érigeait alors en porte-parole. Avec le travail du GIP quelque chose change aussi dans cette distribution à sens unique de la parole. Certes, il s’agit bien d’abord de faire sortir l’information, mais aussi et du même coup, de fédérer les détenus eux-mêmes en occasionnant la prise de conscience de leurs conditions de détention. Certaines révoltes en ont indiscutablement résulté.
Les brochures du GIP sont platement narratives, pas du tout théoriques, mais c’est cette narration du quotidien qui est terrible. Cette prise de parole était prioritaire pour Foucault et il reviendra par la suite sur ce "savoir des gens" spontané qui constitue une forme de culture populaire. Comment donner la parole aux gens qui ne l’ont pas, ou ne l’ont jamais eue ? Comment inventer une autre modalité du politique ? A cet égard, s’il faut chercher une filiation au GIP, ce serait davantage dans l’action auprès des malades du Sida telle que la conçoit l’association Aides, fondée précisément par Daniel Defert. Je considère aujourd’hui que le mode de travail inventé par le GIP a été au moins aussi important que les analyses de la prison qu’il a pu produire, même si les deux choses sont, bien sûr, indissociables.
Propos recueillis par Sonia Pignot et Olivier Petitjean
[1] P. Artières (dir.), Le Groupe d’information sur les prisons : archives d’une lutte 1971-1972, IMEC éditions, Paris, 2002.
[2] cf. par exemple Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Minuit, Paris, 1990.
[3] N’existaient que quelques articles de Michelle Perrot et une thèse de Pierre Deyon, Le Temps des prisons, éd. Universitaires, 1975.
[4] Conférence à l’Université de Montréal : "Les mesures alternatives à l’emprisonnement" (mars 1976), Actes. Les cahiers d’action juridique, n°70, 1990.
[5] Véronique Vasseur, Médecin-chef à la prison de la Santé, Le Cherche Midi, Paris, 1999.
[6] Observatoire international des prisons. Voir l’entretien avec P. Marest dans ce dossier.
[7] Naîtront ainsi le GIS (Groupe d’Information-Santé), le GIA (Groupe d’Information-Asile) et le GISTI (Groupe d’Information et de Soutien aux Travailleurs Immigrés)