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Observatoire international des prisons : savoir et faire savoir

Entretien avec Parick Marest

lundi 19 janvier 2004

En octobre 2003, l’Observatoire International des Prisons publie son deuxième rapport sur les "Conditions de détention en France" [1]. Derrière son aspect très factuel c’est une dénonciation sans appel de la dégradation des conditions de vie en détention : "dans leur sécheresse, les chiffres du bilan, s’ils inspirent le dégoût et suscitent la révolte, constituent le plus terrible des réquisitoires" (préface de Me Thierry Lévy, Président de l’OIP).

Deux mois après la sortie de ce rapport, il nous semblait important de faire le point sur l’action de l’OIP avec son délégué, Patrick Marest.

Ecorev’ : Le dernier rapport sur les " conditions de détention en France " de l’OIP paraît quatre ans après la sortie de livre de Véronique Vasseur [2], trois ans après le rapport du Sénat "La prison : une humiliation pour la république" [3], et un an et demi après la victoire de la droite aux élections législatives. Qu’est-ce qui a motivé le choix de cette date de publication ?

Patrick Marest : L’année 2000 a soulevé l’espoir de tout le monde, pas seulement des détenus. Au printemps 2001, nous avons rendu public les résultats de la consultation interne des 20 000 membres du personnel pénitentiaire. De là émerge un discours différent de celui des syndicats majoritaires (FO et l’UFAP) : les surveillants témoignent de ce qu’ils voient et de ce qu’ils ressentent ; ils parlent de ces gens qui n’ont pas leur place en prison, de ceux que la prison abîme. Or, les surveillants constituent un bon thermomètre : la surpopulation carcérale pèse directement sur leur travail.

Il fallait ensuite attendre que des faits s’accumulent, que des statistiques soient produites, que la dégradation des conditions de détention soit avérée. En octobre 2003, D.Perben (Garde des sceaux) ne peut plus répondre que la situation ne lui est pas imputable ce qu’il a longtemps fait.

Enfin, du côté des journalistes, la publication du rapport intervient alors que la plupart cherchent à sortir du malaise grandissant qu’ils ressentent à force de traiter de la question de l’insécurité. On savait également que les policiers se mobilisaient et souhaitaient parvenir à formaliser leur diagnostic et leurs revendications à l’automne. L’automne est aussi traditionnellement la saison des mouvements de surveillants. Dans ce contexte, une vague d’évasions ou un fait divers instrumentalisé peuvent suffire à redonner de la vigueur à l’idéologie sécuritaire et rendrent notre rapport inaudible. Il importait donc de ne pas trop attendre.

Qu’est-ce qui distingue ce rapport des précédents ?

Le principe de nos rapports est de pointer l’écart entre ce que dit le droit et la réalité. C’est donc sur la base du droit que nous travaillons et le droit constitue en la matière un outil de travail plutôt infaillible. Il évite l’enflure verbale et le misérabilisme, il nous ramène aux faits. Evidemment, cela n’est vrai que dans des pays démocratiques comme le nôtres. Le mandat de l’OIP est en ce sens très difficile à mettre en œuvre sur toute la surface du globe et notamment dans des pays qui ignorent la liberté de la presse ou enferment les militants des droits de l’homme. La coordination internationale de l’OIP a pris fin en 1999 en partie pour cette raison.

Le recours au droit est donc un registre traditionnel d’intervention pour l’OIP mais avec le dernier rapport nous allons plus loin puisque pour la première fois nous appelons les détenus à porter plainte contre l’administration pénitentiaire. C’est ce que Perben n’a pas supporté et qui explique la violence de sa réaction à la publication du rapport.

Votre stratégie juridique est double : il s’agit tout à la fois d’utiliser le droit dehors et permettre son appropriation dedans.

L’Institution a tout intérêt à avoir des gens qui lui "rentrent dans le lard" autrement que sur le droit. Ça légitime sa propre coercition. L’administration pénitentiaire peut donc nourrir à dessein des stratégies de tension dans un huis-clos qui les exacerbe. Si cela se passe mal, nous avons beau jeu ensuite de dénoncer la répression et les détenus sont forcément les premiers perdants. C’est pourquoi nous refusons d’y répondre frontalement.

Seuls 10% des détenus peuvent lire le guide du prisonnier - synthèse des droits et des libertés individuelles de ceux qui sont privés de la liberté d’aller et venir. Il n’empêche que cela fonctionne ensuite sur le bouche-à-oreille et nous parions sur ce petit nombre de détenus capables de s’approprier le savoir juridique nécessaire et de le diffuser. Nous sommes ici à la limite de notre mandat : la rédaction et la diffusion de ce qui constitue un guide de l’usager du service public pénitentiaire devraient être du ressort de l’administration pénitentiaire.

L’OIP peut sembler très proche d’une association comme Amnesty International. Quelles sont les limites de cette comparaison ?

Tout d’abord, l’OIP ne demande pas la libération des gens dont ils dénoncent le sort. Ensuite, les militants d’Amnesty sont mobilisés sur des situations extraterritoriales avec une sorte de neutralité bienveillante vis-à-vis du pays où habite la personne. A l’inverse, l’OIP organise une forme d’ingérence : les gens sont appelés à se mobiliser sur les prisons de leur ville ou région pour voir et faire savoir ce qui se passent derrière leurs murs.

A ces deux différences près, le fonctionnement est identique : des groupes locaux d’observation et une façon de faire extrêmement factuelle, inférée au droit.
La prison ne résiste pas à l’observation. Nous nous bornons à évaluer l’institution au regard des objectifs qui lui sont assignés et du devenir des détenus une fois sortis. Mais cette évaluation et la publicité que nous lui donnons fragilise l’institution dans ses fondements et participe d’une remise en cause radicale.

Depuis 20 ans, 30 ans ou deux siècles, la prison nous est "vendue" comme meilleure solution pour sanctionner et réintégrer. Or, ça ne marche pas. Les gens le sentent confusément. Il faut donc, sur la base de ces constats, convaincre l’opinion publique et ses représentants de la nécessité de passer à des sanctions qui soient moins privatives de liberté. L’avenir des détenus nous regarde, il faut qu’ils reviennent dans la collectivité dans un meilleur état.

Comment peut-on agir sur les représentations de l’opinion ?

L’OIP est une agence de presse spécialisée sur la prison : beaucoup d’informations convergent vers nous mais nous ne publions que celles dont l’exactitude a été vérifiée par croisement des différents réseaux (réseau des intervenants, réseau des personnels de l’administration). C’est une procédure compliquée dans la mesure où nous devons vérifier les faits sans rentrer dans les prisons, mais c’est aussi notre force. Nous ne sommes pas une association partenaire de l’administration pénitentiaire qui négocie le droit d’entrer contre le silence sur ce qu’elle observe. Nous n’avons pas de subvention du Ministère de la Justice ni d’autorisation pour faire ce que l’on fait. Mais nous vérifions l’exactitude des faits avec rigueur : les milliers de communiqués que nous avons publiés n’ont jamais été pris en défaut.

Il y a une vingtaine d’années, on ne parlait des prisons que pour dénoncer les mutineries des détenus. La première fois qu’on a lu dans un quotidien le récit d’une famille qui faisait à pied les huit km qui séparait la prison de la gare en portant le baluchon de linge, on a su que l’on changeait d’époque. Les journalistes posaient désormais la question de la prison en terme de dignité et c’était bien le signe d’une acculturation aux conditions de détention.

En janvier 2000, après la publication du livre de Véronique Vasseur, le Nouvel Observateur publiait un appel signé par des politiques. Quel a été son impact ?

Cela faisait alors des mois qu’on les rencontrait. Ils disaient rigoureusement la même chose que les gens qui peuplent les prisons mais il fallait pour que nous puissions nous appuyer sur eux, que cela soit écrit et publié car leur capacité à être entendue était sans commune mesure. Ils nous font gagner dix ans. La publication de cet appel se traduira six mois plus tard par le rapport des commissions d’enquête parlementaires.

Qu’est-ce qui a changé du côté des politiques ?

Notre rôle d’association est de les mettre en situation : leur permettre d’avoir le courage de faire des choses ou bien de leur faire assumer vis à vis de l’opinion publique le fait que la prison ne marche pas et qu’il faut trouver autre chose. Cela ne renvoie en aucun cas à une proximité partisane quelconque mais à un souci stratégique : il s’agit de faire changer les choses et il ne sert à rien d’avoir raison tout seul. Il y a quand même peu de gens insensibles à ceux qui se font piétiner dans leurs droits et leur dignité et cela peut être difficile de nos jours de l’assumer devant son électorat.

Les politiques ne peuvent plus dire aujourd’hui qu’ils ignorent ce qui se passe derrière les prisons, qu’ils ne connaissent ni les conséquences de l’absence de réforme, ni celles de leur vote quand ils adoptent des lois qui aboutissent à des peines de prison.

De ce point de vue, on peut avoir l’impression aujourd’hui d’un retour en arrière et d’une évolution progressive vers un système à l’américaine.

Les évolutions des deux dernières années ne sont pas révélatrices d’une tendance lourde. Il n’y a pas de mouvement irréversible vers une américanisation de la société ; il faut seulement se battre pour contrer ce type d’évolution. On assiste aujourd’hui à un mouvement de balancier : 2000 est allé dans un sens, 2003 dans l’autre sens, ça va revenir. L’Espagne a aboli la prison pour les mineurs le 13 janvier 2001. Ils faisaient le même constat que nous et s’imposent désormais de recourir à des alternatives à la prison qui sont les mêmes que les nôtres.

En Belgique, ils font de la médiation, y compris pour des criminels sexuels. En Suisse, en Italie, en Finlande, on observe des évolutions similaires. C’est une affaire de choix politique et cela n’a pas conduit à une remontée de la criminalité. Il n’y a rien à inventer, juste à se débarrasser de l’utopie qui voudrait que la prison soit une solution utile pour la collectivité des hommes, pour les personnes qu’on y met et pour les victimes.

La prison est-elle une industrie rentable ?

Arrêtons de propager cette idée. L’Etat du Connecticut a chiffré ce que coûte et rapporte à une société la délinquance incarcérée et la délinquance non incarcérée. Il y a un écart de 1 à 6. Il y a enrichissement dès lors qu’il y a des alternatives, il y a appauvrissement lorsqu’il y a emprisonnement.

Il faut considérer les choses globalement et non au niveau microscopique de l’industrie carcérale. Il faut mobiliser positivement les gens en disant que faire le choix de l’homme, du social, de l’éducation c’est enrichir tout le monde à tous les sens du terme, c’est tirer vers le haut. C’est s’en sortir sans tuer, sans exclure, sans détruire, ça crée de la richesse.

La prison est une invention récente. Il faut affirmer que la société à tout à intérêt dans l’industrie de la réinsertion, de la réparation. Même certains Etats aux Etats-Unis ont fait ce choix de ne pas mettre pas n’importe qui pour n’importe quoi en prison.
Nous avons une responsabilité collective sur cette institution. L’ennemi ce n’est pas le politique ou les médias, c’est nous-même. C’est pourquoi nous faisons tout un travail d’inversion de l’image des détenus.

Quel espoir peut-on mettre dans les autorités comme le CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme) ou la CND (Commission nationale de déontologie sur la sécurité ) ?

Il ne faut pas en attendre de révolution. Ce sont des gens qui vont produire des choses sur lesquelles d’autres s’appuieront pour pointer des contradictions, des évolutions nécessaires.
Nous essayons donc de les aider à faire de bons avis. Quand on a rendu public les faits de la maison d’arrêt de Beauvais et l’aveuglement complet de l’institution qu’il révélait, Elizabeth Guigou, alors garde des Sceaux, réagit et un mois et demi plus tard confie à Guy Canivet (premier président de la Cour de cassation) la rédaction d’un rapport.

De notre côté, nous avons fait une lettre ouverte aux parlementaires qui a abouti à un amendement repris dans la loi du 15 juin 2000 instituant le droit d’inspection des parlementaires. Le rapport Canivet publié en mars 2000 souligne la nécessité de codifier le droit des prisonniers, afin de borner ce que sont les atteintes acceptables dans une démocratie comme la nôtre, aux droits fondamentaux, aux libertés individuelles d’un détenu (en d’autre terme, il faut une loi pénitentiaire) ; il propose également la création une instance de contrôle indépendante et extérieure. Nous essayons aujourd’hui que la CNCDH reprenne le témoin là où il a été laissé.

La mise en place de l’Europe et d’une éventuelle constitution européenne ne peut-elle pas favoriser un débat sur l’harmonisation des politiques carcérales et des lois pénitentiaires ?

Peut-être mais il existe déjà des recommandations, des préconisations du parlement européen, du conseil de l’Europe. Paradoxalement la France répond beaucoup mieux que certains pays européens à ces recommandations. Par contre, sur les lois pénales, on pourrait prendre exemple sur d’autres pays, comme l’Espagne qui a limité la durée maximale d’incarcération à 15 ans, c’est un des leviers de l’influence progressiste.

Quelle est la marge de maneuvre de l’OIP aujourd’hui dans ce qui s’apparente selon votre expression à un "retour de balancier" en matière de politique pénale et pénitentiaire ?

Les évolutions ne se font pas sentir que sur la dernière année : l’infléchissement commence en 2001 sous un gouvernement de gauche. C’est en ce sens qu’on parle du renoncement des uns, et du reniement des autres. Nous ne sommes pas en lutte pour les prisonniers mais contre la prison, pas contre les surveillants mais contre l’institution. Nous parlons peu de ce que nous sommes et de nos convictions. L’important n’est pas là, il faut faire en sorte que les gens sachent ce qui se passe en prison. Nous faisons travailler ensemble des gens qui ne se ressemblent pas - comme Thierry Lévy (Président de l’OIP, avocat pénaliste) et Dominique Vasseur, par exemple - mais qui vont contribuer à permettre les conditions du débats. Soit, on a raison tout seul et on est cinq, soit on essaie de militer pour que nos idées avancent et il me semble que c’est ce qu’on fait.

Propos recueillis par Victoire Patouillard et Sonia Pignot


L’OIP et ses missions

(1)

Qu’est-ce que l’OIP ?

Considérant que l’emprisonnement est une atteinte à la dignité de la personne, la section française de l’Observatoire international des prisons (OIP), juridiquement créée en janvier 1996, agit pour la défense des droits fondamentaux et des libertés individuelles des personnes détenues.
L’OIP dispose d’un statut consultatif auprès des Nations-Unies depuis 1995.
Elle ne se constitue ni en service social-bis, ni en comité de soutien de tel ou tel prisonnier. Elle ne se substitue pas à l’avocat dans le dossier pénal de la personne détenue et ne s’apparente ni à un comité d’experts, ni à une association caritative.

Que fait l’OIP ?

Il dresse et fait connaître l’état des conditions de détention des personnes incarcérées. Alerte l’opinion, les pouvoirs publics, les organismes et les organisation concernées sur l’ensemble des manquements observés ; informe les personnes détenues de leurs droits et soutient leur démarche pour les faire valoir.

Comment agit l’OIP ?

Organisation indépendante des pouvoirs publics, l’OIP ne sollicite aucun mandat ou subvention du ministère de la Justice.
Pour exercer son mandat, l’OIP s’appuie sur un réseau de groupes locaux d’observation qui assurent une veille informative autour de chaque établissement pénitentiaire.
L’efficacité de l’OIP repose sur la médiatisation systématique des dysfonctionnements du "service public pénitentiaire" et l’interpellation permanente des autorités concernées. En donnant la plus large publicité à tout ce qui porte atteinte à la dignité inhérente à la personne humaine, l’OIP concourt à rompre le silence qui entoure le monde carcéral, à combattre l’arbitraire qui caractérise le fonctionnement de l’institution pénitentiaire.

(1) éléments extraits du rapport 2003 et de la revue Dedans-Dehors de l’OIP.


[1OIP, Les conditions de détention en France, rapport 2003, La Découverte, Paris, 2003.

[2Vasseur Véronique, Médecin-chef à la prison de la Santé, Le cherche Midi, Paris, 1999

[3Prisons, Une humiliation pour la République, Juin 2000.