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Sciences engagées ?

2005

Après la mobilisation des chercheurs début 2004 dans le mouvement Sauvons la recherche et les bouillonnements qui ont suivi, se sont récemment tenus les Etats Généraux de la recherche. Quels enseignements tirer de cette mobilisation, de ses liens avec d’autres mouvements sociaux et que nous dit-elle de la crise de la recherche scientifique française ?

C’est à partir de ces quelques pistes que débattent ici Corinne Boujot, du mouvement des chercheurs précaires, Isabelle Sommier, professeur en science politique, et Christophe Bonneuil, secrétaire de l’association Fondation Sciences citoyennes. Une table ronde coordonnée par Marc Robert.

EcoRev’ - La mobilisation des chercheurs dans le mouvement Sauvons la recherche (SLR) a démarré de l’Institut Cochin, à l’initiative de biologistes. Ce n’est pas un hasard. La biologie cristallise les différentes crises affrontées aujourd’hui par la recherche : crise de l’Etat entrepeneur de science et des institutions publiques de la recherche d’une part, crise liée à la marchandisation de la science et à la privatisation de son financement d’autre part, crise des paradigmes scientifiques, notamment de la génétique et de la biologie moléculaire, crise enfin liée aux nouveaux rapports entre recherche et société, aux nouvelles interrogations et débats suscitées par les enjeux scientifiques et techniques qui imprègnent de plus en plus le corps social, celui-ci inventant en retour de nouvelles formes d’appropriations des savoirs et d’expertises. Quel regard portez vous sur ce mouvement, dont les revendications semblent paradoxalement très corporatistes ?

Isabelle Sommier - Je ne suis pas d’accord avec l’idée qu’il s’agirait d’un mouvement corporatiste. Les revendications initiales étaient au nombre de trois et relèvent de la survie, elles ne sont pas du tout offensives. Il s’agit d’une part de la restitution des gels de crédits des années précédentes, d’autre part que les 550 poste prévus sous forme de CDD redeviennent des CDI de la fonction publique, et enfin de l’organisation d’un débat national sur la science et la recherche.

EcoRev’ - Le débat est tout de même très circonscrit à ce qui se passe au sein des agences de recherche comme le CNRS. La place des universités est peu voire pas abordée comme s’il y avait une césure entre deux mondes différents, or la crise de la recherche est aussi une crise de l’université française. De même la place des réflexions sur les relations science/société est tout à fait mineure dans les débats actuels. On a l’impression d’un rétrécissement des enjeux et questions investies.

Isabelle Sommier - Il faut distinguer l’histoire de SLR de celle des Etats généraux de la recherche qui a démarré en juin. C’est vrai que beaucoup de questions ne sont pas abordées dans les états généraux, mais c’est un processus participatif. Les enseignants-chercheurs et les chercheurs en sciences humaines et sociales (SHS) ont peu participé aux débats, massivement investis par des biologistes de l’INSERM et des EPST, qui parlent de ce qu’ils connaissent. Qui ne participe pas ne voit pas sa parole prise en compte.

Corinne Boujot - Je ne parlerai pas de rétrécissement des questionnements car les choses étaient déjà rétrécies au départ. Je suis même surprise que le mouvement ait pris une telle ampleur. Une fraction des chercheurs a pointé un problème auquel ils se heurtaient, faisant remonter la colère de tous les acteurs de la recherche. Il y a eu un immense espoir. Je suis surprise qu’on ait appelé Sauvons la Recherche la demande de 550 postes de CDI et la restitution de budgets. C’est tout à fait disproportionné mais cela a fait mouche en soulevant une vague de fond. Le démarrage des états généraux était assez impressionnant à cet égard. Alors pourquoi ces nombreuses défections ? On ne peut certes pas se plaindre de ne pas être écouté quand on ne participe pas, mais nous n’avons pas été entendu. Nous n’avons pas eu de place dans le comité d’initiative et de proposition (CIP), à l’évidence assez verrouillé. Les syndicats sont les seuls à nous avoir sollicité.

Christophe Bonneuil - C’est vrai que le mouvement des directeurs a joué le rôle de déclic, puis s’est étendu à la biologie, la biomédecine et la biologie moléculaire, car ce sont probablement les disciplines les plus touchées par une sorte de mondialisation de la recherche. Si les sciences sociales restent dans leur misère habituelle et leur univers académique, ou encore dans des relations avec des territoires - avec des expertises sur les drogues, l’école, etc. -, si les sciences physiques ont été au cœur du dispositif français de recherche lié à la puissance de l’état - aéronautique, espace, armement... et l’investissement est encore important dans ces secteurs-là - , les biologistes français se sentent en revanche totalement dépassés par un mouvement de fond : l’effort en matière de biologie est très faible par rapport aux Etats-Unis, où la recherche dans cette discipline est en expansion depuis quinze ans.

Les chercheurs français se sont retrouvés face à des labos américains sans pouvoir recruter et payer toute une main d’oeuvre, notamment des chercheurs postdocs, désormais nécessaire pour une production de savoirs qui devient industrielle. Quand le mouvement des directeurs de labos a rencontré les jeunes chercheurs, les précaires, les postdocs qui vivent ces transformations au quotidien, ont grossi les manifs, amené plein d’idées, et donné une dimension plus large à une mobilisation assez élitiste au départ. Un miracle en quelque sorte.

EcoRev’ - Qu’a vraiment apporté le mouvement Sauvons la recherche et la mobilisation des chercheurs dans la préparation des états généraux ? Les liens tissés entre les différentes disciplines ont-ils amorcé un changement d’ordre culturel ? Au-delà du mouvement actuel, une des questions centrales est celle de la place du corps social de la recherche dans la société.

Corinne Boujot - Au risque de me répéter, je dirai qu’une partie de chercheurs précarisés n’a pas été entendue : les jeunes doctorants ont bénéficié de l’écoute du mouvement via la confédération des jeunes chercheurs. C’est un interlocuteur exclusif sur les problèmes de précarité mais cette confédération née à l’institut Cochin, représente essentiellement les sciences dites dures. En sciences humaines, on peut rester précarisé très longtemps. Nous n’avons pas bénéficié d’un éventuel élargissement du mouvement aux sciences de l’homme et de la société qui sont restées inerte. Et le peu de succès des assises de la précarité m’a totalement déconcerté.

Isabelle Sommier - Je retiendrai de ce mouvement la découverte des autres sciences, d’autres modes de fonctionnement, beaucoup plus collectifs et je pense moins mandarinal que ceux que nous avons en SHS. Et c’est très important car on fait soi disant partie d’une communauté. La faible mobilisation des SHS est je pense en partie due au très fort individualisme de ce milieu et aux conditions de travail. Il n’y a pas de sentiment d’équipe. La mobilisation est partie de ceux qui ont le plus violemment ressenti la chute des crédits. De notre côté, les crédits sont tellement dérisoires et on a tellement intériorisé l’idée d’être une espèce vouée au sacrifice que -15%, bien sûr c’est problématique, mais d’une certaine façon cela ne change pas fondamentalement les choses. Nous travaillons dans un milieu complètement balkanisé, avec des archipels disciplinaires, sous-disciplinaires, divisés en clans et en chapelles… Mobiliser dans ces circonstances là est pour le moins difficile. Dans toute action collective, ce ne sont jamais les plus démunis qui se mobilisent le plus, mais au contraire ceux qui le plus de ressources. Et tant mieux d’une certaine façon : une mobilisation dans les seules SHS n’aurait jamais eu l’écho qu’a rencontré le mouvement.

Contre toute attente, la politisation en sciences expérimentales a été supérieure à celle dans notre milieu. Les discussions et les débats ont pu changer des choses dans les laboratoires où les directeurs se sont beaucoup investis et ont été soutenus par les doctorants et les chercheurs sans poste. Enfin, une mobilisation comme ça, il y en a une tous les trente ans, et cela laisse nécessairement des traces, du moins j’espère…

Christophe Bonneuil - La dernière fois c’était à la fin des années 70 et le mouvement s’est clôturé avec les Etats généraux de la recherche de Chevènement en 1982. J’emploie le terme de clôture car il y avait depuis 68 un engagement très fort dans le milieu scientifique, en rupture avec l’engagement de l’après-guerre, où le scientifique avait un poids politique parce qu’il parlait au nom d’un rapport privilégié avec la vérité : la science était neutre en soi, et pour cette raison faisait autorité. L’après 68 est caractérisé par le fait que les chercheurs politisaient eux-mêmes leurs savoirs en se faisant contre-experts. On peut citer le groupe scientifique d’information sur l’énergie nucléaire, le groupe d’information sur les prisons autour de Foucault. Il y a eu un travail de critique de la fonction sociale de la science à l’intérieur même du monde des chercheurs qui était en phase avec des mouvements de contestation écolo, anti-nucléaire et sociale de cette époque là.

Le colloque de 82 y a mis fin : on a donné des postes statutaires aux chercheurs, on a augmenté les budgets de la recherche par une politique assez volontariste, on a créé des politiques de vulgarisation extrêmement soutenues avec ses temples comme La Villette, des fêtes de la science... Mais en même temps les scientifiques ont été renvoyés dans leur laboratoire et ont cessé d’interagir avec d’autres secteurs de la société alors en lutte.

Ma crainte, c’est que le mobilisation de 2004 se termine par une fermeture analogue autour d’un discours récusant toute forme de pilotage - par le marché, par l’Etat ou par la demande sociétale non marchande - au profit de la défense d’une science fondamentale, pure, autonome, autorégulée par des pairs compétents qui se partagent un gâteau.

Cela serait un repli par rapport à toutes les interrogations de ces dernières années sur la participation publique aux choix technologiques, autour de l’expérimentation de dispositifs type conférence de citoyens, ou autour des mouvements de malades du sida.

Isabelle Sommier - Je fais partie des optimistes. Cela faisait vingt ans que les scientifiques, retranchés dans leur tour d’ivoire, menacés, ne s’étaient plus mobilisés ; ce mouvement a été l’occasion de sortir de l’isolement. Le soutien de l’opinion publique a été extraordinaire et essentiel dans le résultat de SLR au printemps. Pour ce qui concerne la mise en place des états généraux c’est vrai que cela n’est pas simple. J’avais beaucoup insisté pour qu’il y ait un tiers de participants qui ne soient ni des scientifiques ni des universitaires dans les comités locaux d’organisation des états généraux (CLOEG), qu’il y ait un dialogue avec les associations, etc. SLR a été en contact avec les intermittents, a participé au KO social, et je crois qu’il faut perpétuer ce début de rencontre avec le milieu associatif. Il y a une tension qui traverse le mouvement, entre ceux qui sont dans cette logique de repli que tu crains, et d’autres qui prônent l’ouverture. C’est aussi un débat sur l’avenir de SLR : est-ce que le mouvement a acquis une légitimité suffisante pour dépasser le stade de la simple veille ? Par exemple, est-il légitime que SLR mette les pieds dans le plat sur de grands débats comme les OGM ?

EcoRev’ - N’est-on pas à un moment charnière où un nouveau contrat social entre science et société pourrait naître ?

Christophe Bonneuil - Face au mono-dialogue des chercheurs en biologie avec les firmes pharmaceutiques ou agrochimiques, vaut-il mieux faire appel à l’Etat ou faut-il en même temps reconnaître la demande non marchande dans la société et réclamer des moyens pour co-construire des projet de recherche avec ces acteurs-là ? Ce serait du ressort de la collectivité nationale de dégager des ressources pour de tels projets. La liberté du chercheur ce n’est pas l’absence de toute dépendance, c’est au contraire la diversification des dépendances et des partenariats.

Isabelle Sommier - Je suis d’accord et je pense que ce mouvement a commencé à ouvrir des portes, avec le milieu associatif, vers d’autres mobilisations. Et je crois qu’il faut prendre garde à ne pas confondre SLR, les CLOEG, le CIP qui ne forment ni un bloc homogène ni un trio. Ce que j’ai vécu dans la phase de mobilisation est un mouvement très ouvert, avec des débats sur les brevets, sur la marchandisation, des critiques du néolibéralisme, l’idée qu’il fallait défendre le service public et arrêter de se battre la coulpe en tant que fonctionnaire, que notre lutte qui paraissait victorieuse pouvait servir à d’autre luttes et en particulier à celle des intermittents. Est-il légitime d’élargir ce mouvement en disant il y a un problème du savoir, de la culture et de la liberté de penser dans ce pays ? Est-il légitime de faire un lien avec, par exemple, les mobilisations des magistrats contre la loi Perben ? Nous avons collectivement répondu oui et les liens tissés se prolongent aujourd’hui à travers certains CLOEG, grâce à certains individus, je pense au travail avec Act up, avec Sud EDF sur la lutte contre la privatisation, etc.

EcoRev’ - Il faut aussi tenir compte d’un changement de nature du savoir lui-même.

Christophe Bonneuil - On est passé d’une production de connaissances centralisée dans quelques lieux spécialisés avec des chercheurs professionnels depuis le milieu du 19e siècle, à une société de la connaissance distribuée, où beaucoup de savoirs sont diffusés très facilement pour un coût très faible. Des communautés d’informaticiens amateurs fabriquent des savoirs pouvent jouer un rôle essentiel comme les logiciels libres, qui n’ont été inventé ni dans une boîte privée ni dans une université publique. Ce qui questionne radicalement la place de la science en tant qu’institution spécifique : les chercheurs sont-ils au centre du bien-être, de la croissance ? En outre, selon les discours libéraux, ce n’est pas en finançant la recherche fondamentale que l’on améliorera notre compétitivité mais en la mobilisant mieux, en la brevetant, en créant des crédits d’impôt recherche, etc. Les chercheurs n’ont donc plus le monopole de la production des savoirs fabriquant du bien-être, et d’un point de vue identitaire c’est évidemment plus difficile à vivre.

EcoRev’ - Et c’est d’autant plus important qu’ils restent quand même des acteurs privilégiés des changements de notre société. Si les chercheurs, les scientifiques ne sont pas capables de passer de nouvelles alliances avec la société, il ne peut qu’y avoir amplification du mouvement de privatisation des connaissances et des savoirs.

Christophe Bonneuil - Je suis à la fois chercheur et syndiqué à SUD mais dans ce mouvement là je me suis plutôt positionné avec ma casquette d’associatif Sciences Citoyennes. Ce qui est frappant, c’est qu’il n’y a pas absolument pas eu de discussion par exemple à l’intérieur de la biologie sur l’allocation des ressources entre les différents champs de la biologie. Autour du discours de l’excellence et de la productivité de la recherche française on masque le fait qu’il y a des choix qui sont faits entre différents domaines de la connaissance. Aucun pays développé n’a les ressources pour financer des recherches sur toutes les questions fondamentales, donc des choix sont faits. La question est : qui décide, et en fonction de quel projet de société ? La France représente environ 5% des publications en biologie dans le monde, en santé environnementale c’est 2,5 %. Idem pour l’agriculture bio, les énergies renouvelables et la chimie verte.
Le choix ne sont pas discuté au sein de la communauté des biologistes. De même le partage du gâteau entre physiciens et biologistes, stabilisé depuis 50 ans, n’est pas discuté parce que cela diviserait le mouvement. C’est pourtant un aspect essentiel pour la société ! Si on met autant d’argent dans l’aérospatial, le nucléaire et le militaire, c’est autant en moins pour la recherche biomédicale... Si on met autant d’argent vers les techniques biomédicales de pointe, c’est ça en moins pour des domaines de santé publique comme la prévention ou la santé environnementale, etc.

Isabelle Sommier - Pendant la phase de mobilisation, il y avait un rapport de force politique, il ne fallait pas rompre le front ; occulter certains débats pouvait être légitime. Mais que l’on n’aborde pas ces questions aujourd’hui pose problème.

Corinne Boujot - N’oublions pas les questions de moindre échelle comme le vécu des chercheurs précaires en sciences de l’homme et de la société : ils ne peuvent revendiquer leur non-appartenance à la fonction publique, dans la mesure où les travaux financés par d’autres arcanes sont disqualifiés, considérés comme des travaux alimentaires. Cela rejoint les discussions que l’on a eues avec les intermittents, peut-être que la précarité galopante de nos sociétés crée des espaces d’innovation. Mais pas forcément...

Isabelle Sommier - On peut s’étonner que la question de la contractualisation de la recherche n’ait pas été posée. Et c’est vrai que l’on est dans une contradiction. L’objectif principal de ce mouvement était l’obtention de postes, l’attachement au service public et au CDI. Mais pourquoi ne pas reconnaître tout ce pan de recherche contractualisée ? Cela rejoint ce que je disais précédemment : face à ce gouvernement complètement idéologique (il y a des départs à la retraite profitons-en c’est électoralement rentable, un fonctionnaire en moins c’est un feignant en moins), mettre simultanément en avant la question de la fonction publique et celle de la contractualisation nous plaçait devant une contradiction. Aujourd’hui la question de la contractualisation doit être posée mais sans que cela ne devienne un alibi des gouvernements pour accélérer ce mouvement de précarisation de la recherche.

Christophe Bonneuil - Certains poussent dans le sens du revenu d’existence comme seule façon de résoudre cette équation. Pour revenir aux précaires, il faut remarquer que beaucoup de choses sont parties d’eux dans les années 70. Il me semble donc qu’il ne suffit pas de dire ce sont les plus précaires qui ont le plus de mal à se mobiliser, il y a aussi d’autres facteurs. Peut-être que la désyndicalisation totale du milieu de la recherche a joué, le mouvement étant finalement porté uniquement par des directeurs d’unité et non plus par des forces sociales comme les syndicats qui ont plus un discours porteur de revendications d’une base. Il y a bien eu une tentative de confédération des doctorants sur une base régionale mais cela a clivé entre ceux qui disaient faisons confiance à SLR et à nos directeurs de labo parce qu’ils ont plus de pouvoir et ils vont bien négocier et ceux qui disaient ayons notre mode d’expression propre, revendiquons un espace dans le CIP, etc. Au final, il n’y a pas eu d’expression propre de cette catégorie là qui soit visible dans l’espace public.

Propos recueillis par Marc Robert