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Retour vers le futur (l’engagement dans un avenir commun)

2005, par Jean Zin

L’enjeu historique est de taille : afin de prévenir à la fois les catastrophes écologiques et l’apparition des néo-fascismes que peut engendrer le capitalisme, il faut certes œuvrer à mettre sur pied des alternatives locales, mais surtout ne pas renoncer à penser un nouveau projet collectif et global. Or dans notre contexte post-totalitaire, la pensée contestataire dominante partage souvent avec le néolibéralisme une "interdiction sur la totalité" intimidante. Nous devons "cultiver notre jardin" sans délaisser l’organisation et les buts collectifs, conditions de notre autonomie.

Dessin Wolinsky

"Eveillés, ils dorment"

Héraclite

Notre situation actuelle qu’on appelle post-moderne mais qui est mieux définie comme post-totalitaire (voire post-communiste) et, pour cela, néolibérale, se caractérise par l’individualisme, la dépolitisation (ce qu’on appelle la fin des idéologies, des grands récits, des utopies...) et le repli sur des actions locales ou sur son salut personnel (famille ou petites communautés). L’impuissance collective semble y être totale. Ce n’est pourtant qu’un moment historique, comme toujours caractérisé par une sur-réaction temporaire aux horreurs précédentes. On ne passe pas de l’erreur totalitaire à la vérité libérale mais d’un excès à l’excès contraire.

Réintroduire l’historicité et la dialectique permet de constater qu’il y a une alternance de mobilisations et de passivité mais surtout que le libéralisme a d’autant moins de chances d’être éternel qu’il a déjà provoqué fascisme et communisme, au point que Polanyi pensait que "la grande transformation" était cette réfutation définitive du libéralisme, ce réveil d’un mauvais rêve (et qui a permis les 30 glorieuses keynésiennes qui ont suivi). Ce n’est pas parce que le néo-libéralisme est la réaction à l’effondrement des totalitarismes qu’il n’y aura pas de néo-fascismes informationnels pour lui succéder. On peut même dire que cela a déjà commencé (le thème de l’autorité revient en force après celui de la sécurité). C’est tout notre enjeu historique d’éviter ce remake en proposant une autre issue qui sache tirer parti de notre entrée dans l’ère de l’information, un projet écologiste de réorientation de l’économie vers le développement humain, opposé au néo-libéralisme autant qu’aux tentations autoritaires. Ce n’est pas gagné d’avance. Il faudra pour cela reconstruire un grand récit, un projet collectif à long terme, une idéologie partagée, aussi étonnant que cela puisse paraître aux yeux de nos post-modernes désabusés.

Post-totalitarisme, néolibéralisme et individualisme

Vouloir renoncer à faire notre histoire, comme nous y invite le fondateur du néolibéralisme, ce serait renoncer à notre humanité.

"Nous devons rejeter l’illusion d’être capables de délibérément créer l’avenir de l’humanité [...] Telle est l’ultime conclusion des quarante années que maintenant j’ai consacrées à l’étude de ces problèmes, après avoir pris conscience de l’Abus et du Déclin de la Raison qui n’ont cessé de se poursuivre tout au long de ces décennies".

Hayek (Droit, législation et liberté, III, p182)

Il y a presque toujours une certaine complicité entre un système et ceux qui le combattent, (souvent d’ailleurs au nom des valeurs qui le fondent). Les dominants et les dominés partagent en grande partie la même conception du monde, c’est inévitable, mais il faut essayer de prendre un recul critique par rapport à l’idéologie du moment et du lieu. Ainsi, ce n’est pas pareil de critiquer le totalitarisme quand il est dominant ou quand il n’est plus qu’un épouvantail et que c’est le néolibéralisme qui règne en maître. La pensée contestataire dominante ne peut bien sûr être confondue avec le néolibéralisme auquel elle s’oppose concrètement mais elle partage souvent avec lui une "interdiction sur la totalité" intimidante, ce qu’on peut d’ailleurs tout-à-fait comprendre dans un contexte post-totalitaire. Il faudrait donc renoncer à changer le monde et se contenter de cultiver son jardin ! L’important n’est plus l’efficacité politique, ce serait simplement d’être actif et positif, d’avoir une chouette bande de copains et un "comportement démocratique" dans le groupe, le militantisme devant être ludique et créateur de liens communautaires. Ce sont ainsi les aspects éthiques ou esthétiques qui prennent le pas sur les enjeux politiques ou écologiques.

Malgré le rejet de l’individualisme libéral, l’engagement politique devient un attribut de l’individu, de sa valeur, de sa réalisation. Il devient un élément du mythe de la vraie vie authentique et libre, délivrée de l’aliénation marchande. Ce qui se voulait indispensable "souci de soi", en opposition à l’individu massifié, retombe en fait dans l’entre-soi et l’individualisme, renforçant l’illusion religieuse qu’on pourrait se sauver tout seul. Du coup, la tentation est forte de la sécession, du retour à la nature ou du refuge dans les marges, l’enfermement périphérique, alors que l’aliénation est collective. L’individu est bien un mythe, la "personne" aussi qui se croit toujours exceptionnelle ! On peut être fier de soi, de sa conscience écologique, trouver qu’on est formidable et qu’on vaut mieux que les autres parce qu’on est à la marge ou en dehors, tout cela participe à nous faire croire qu’on serait des individus séparés de leur contexte, de leur milieu naturel ou humain.

Il est vrai que le détraditionalisation de nos sociétés hypermodernes, la mobilité des identités et l’individuation des parcours valorisent et isolent les individus, mais notre pensée est très limitée (la mienne en tout cas), toujours trop dogmatique et qui change avec les temps ou les lieux. La pensée, c’est le commun. L’individualisme est une idéologie sociale. Tout ce que nous sommes est fait d’une histoire, d’une culture, d’une société, d’un milieu, tout ce que nous vivons dépend du régime politique, des relations sociales, de l’organisation économique. C’est justement pour cela que nous devons nous en occuper, mais les catastrophes écologiques sont des phénomènes collectifs qui ne font pas la différence entre les individus selon leurs mérites ("la tempête nous traite universellement"). L’action collective est bien plus cruciale que la pureté des cœurs même si la fin est déjà dans les moyens.

Du local au global

Il y a bien sûr beaucoup à retenir et prolonger des nouvelles pratiques militantes, il ne s’agit pas d’en nier toute pertinence, encore moins de revenir en arrière, mais de constater leur manque d’ambition et qu’à partir d’un certain seuil, certaines revendications deviennent contre-productives. Ainsi, défendre les contre-pouvoirs est absolument essentiel. C’est même la première chose à faire lorsqu’on veut sortir de la position de simple administré. Ce n’est pas la même chose lorsqu’il n’y a plus de pouvoir mais seulement un entrelacs de contre-pouvoirs qui se bloquent mutuellement. Il ne suffit pas de se désolidariser de tout pouvoir pour s’innocenter de notre responsabilité collective et de l’efficacité de nos actions. De même on peut comprendre qu’on se réfugie dans les marges pour fuir un monde qui nous fait horreur mais quand le centre se vide on ne peut rester à la périphérie, à regarder passer les trains. Il ne s’agit pas de se trouver une niche mais de participer à l’aventure humaine, d’orienter l’avenir, de donner sens à notre histoire commune et d’assumer nos responsabilités envers les générations futures. L’action locale est très importante mais elle ne prend sens que dans une pensée globale. Le concret ce n’est pas l’immédiat, ce n’est pas la fleur ou le fruit mais la totalité du cycle de la graine au fruit, c’est l’espèce au moins autant que l’individu, c’est l’équilibre écologique, c’est la planète bleue qu’on voit de l’espace à travers nos hublots.

Certes, il ne faut pas croire qu’il y a un pouvoir à "prendre". Changer de direction d’entreprise ne change pas le fonctionnement d’une usine, c’est l’organisation elle-même qu’il faut changer. L’alternative se construit bien localement (rien ne se fera sans nous) mais cela ne doit pas nous amener à rester dans le court terme et délaisser la lutte globale. Les contre-pouvoirs sont essentiels mais il faut aussi s’occuper du pouvoir effectif car nous avons une obligation de résultat, on n’est pas là seulement pour "participer", il y a des vies à sauver, des ressources à préserver ! On peut comprendre les bonnes intentions de la tendance actuelle au micro-militantisme, d’une idéologie de l’auto-organisation anti-totalitaire bien dans l’air du temps néolibéral et conforme à l’idéologie des réseaux. On voudrait qu’il n’y ait pas de Tout ni d’organisation, mais le climat nous totalise (ou les circuits financiers) et nos ennemis sont organisés.

L’abandon des enjeux globaux et d’une organisation décidée est dangereusement irresponsable face aux enjeux écologiques qui exigent de prendre en charge la totalité écologique en comprenant ses contradictions, ce qui suppose un engagement sur le long terme, de poser un but pour l’atteindre, d’être responsables des effets de nos actions, et donc de s’accorder sur nos finalités humaines. Le salut ne sera pas individuel. L’action collective a besoin d’organisation et d’une vision de notre destin commun, pas seulement d’objectifs concrets à court terme. Nous n’éviterons pas de nous entendre sur un projet collectif et de nous organiser, nous n’éviterons pas de prendre le pouvoir sur la totalité du monde. Le pouvoir corrompt, il est dangereux, il faut s’en protéger, mais si les contre-pouvoirs sont absolument nécessaires, ils ne sont en rien suffisants.

Réappropriation de la totalité du monde (écologie, finalités, rétroaction)

"Le règne de la catégorie de la totalité est le porteur du principe révolutionnaire dans la science".

"Le but final n’est pas un état qui attend le prolétariat au bout du mouvement, indépendamment de ce mouvement et du chemin qu’il parcourt, un "État de l’avenir" ; ce n’est pas un état que l’on peut, par conséquent, tranquillement oublier dans les luttes quotidiennes et invoquer tout au plus dans les sermons du dimanche, comme un moment d’élévation opposé aux soucis quotidiens ; ce n’est pas un "devoir", une "idée" qui jouerait un rôle régulateur par rapport au processus "réel". Le but final est bien plutôt cette relation à la totalité (à la totalité de la société considérée comme processus), par laquelle chaque moment de la lutte acquiert son sens révolutionnaire". 43

Lukács (Histoire et conscience de classe)

S’entendre sur nos fins est un préalable. Si un autre monde est possible, il faut d’abord en rêver, en débattre, interpréter le monde avant de le transformer. Viser la totalité du monde comme objectif n’est pas une folie dangereuse mais ce qui donne sens à l’action locale. Ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est d’être aussi fragile qu’un roseau, mais, roseau pensant, avoir par la pensée un rapport à la totalité du monde auquel l’angoisse de la mort nous dérobe sans cesse. Il ne suffit pas d’ailleurs d’être anti-totalitaire pour ne pas tout totaliser, et avoir une pensée globale n’est pas du tout tomber dans le totalitarisme ! Certes, penser la totalité planétaire a de quoi nous désespérer, c’est une pensée pour laquelle nous avons bien besoin des autres. Les grands mouvements sociaux sont les seuls moments de véritable communication où nous retrouvons notre puissance d’action et c’est dans l’action collective que nous pouvons éprouver ce qu’il est possible d’atteindre, encore faut-il que la pensée s’y soit préparée, qu’il y ait des perspectives.

Si on peut comprendre, dans le contexte dépressif des 30 dernières années, la valorisation des actions de proximité aux objectifs limités mais concrets, cela n’est pas à la hauteur de nos responsabilités écologiques qui exigent des régulations globales, de prendre possession de la totalité du monde et de s’engager pour l’avenir car rien ne se fera tout seul, sans notre action résolue. Il faut bien sûr tirer les enseignements de l’histoire et ne pas retomber dans un militantisme abêtissant, inutile et aveugle, mais on ne peut se contenter de liens faibles et d’expériences sans lendemain, on ne peut se passer d’engagements forts et suivis. On devrait sans doute passer de l’engagement dans un groupe social à des engagements par objectif où chacun participe à hauteur de ses moyens et coopère au but commun. Seulement, il y a aussi des objectifs globaux, des objectifs politiques d’organisation de la société et qui ont besoin d’un "parti" à la dimension des institutions. Que la forme n’en soit pas satisfaisante pour l’instant n’en réduit pas la nécessité. La préservation de l’autonomie de chacun au niveau local ne peut se passer d’organisation politique, d’échanges, de centralisations et d’une vision globale. La possibilité de rejoindre ses objectifs, d’atteindre ses fins demande d’abord de se projeter dans l’avenir et de s’organiser.

Le capitalisme est global, son productivisme nous menace globalement, c’est globalement qu’il faudra lui substituer une production alternative même s’il faudra du temps pour la construire localement dans une reterritorialisation de l’économie. Les coopératives municipales prennent tout leur sens à s’inscrire dans une alternative globale à un productivisme capitaliste insoutenable et destructeur. Sinon, ce ne serait qu’une petite réalisation locale dérisoire et sans avenir. Seulement, on peut dire qu’actuellement il manque tout : une analyse de notre situation et de ses causes mais surtout un projet commun, une alternative concrète, et les nouveaux modes d’organisation qui seraient nécessaires pour y parvenir. Chacun bricole dans son coin une espèce de privatisation du commun, chacun lance son portail, sa liste de discussion, son manifeste. Les troupes syndicales opposent une résistance dispersée sans aucune convergence des luttes et subissent défaites sur défaites...

Il faut partir de ce désastre pour s’engager dans la construction d’une alternative locale à la globalisation et des nouveaux cadres d’un militantisme renouvelé. Dans le vide actuel nous devons innover et nous rassembler pour trouver des formes d’organisation par objectif efficaces, une nouvelle forme de parti, plus organisé que le mouvement actuel mais plus souple et ouvert que les anciens partis gangrenés par la compétition électorale et coupés des militants. Pour cela il ne faut se satisfaire ni des pratiques isolées, ni des organisations actuelles, ni de notre impuissance. Il faudrait plutôt se mettre au service de la recherche collective d’un nouveau type d’organisation écologiste ainsi que de la définition de nos objectifs de développement humain, prenant en compte les bouleversements de l’ère de l’information, se vouloir les germes de l’avenir et ne pas se croire à la fin de l’histoire...

Non seulement tout est à (re)construire, nos liens, notre communauté, notre organisation, nos objectifs, mais il faut se préparer à s’engager dans un environnement incertain, toujours prêt à corriger les dérives, régler nos actions sur leurs effets, surmonter nos échecs. La voie que nous devons explorer est celle d’une liberté collective décidée mais prudente et soumise constamment à la critique, un engagement qui ne peut être aveugle ni simple caprice, mais fixant l’objectif à atteindre et s’organisant pour y parvenir. Cette aventure collective est la condition de notre autonomie, c’est ce qui donne un sens et permet d’habiter une vie quotidienne plus intéressante et plus belle car tournée vers l’avenir, mais ce n’est malgré tout qu’un bénéfice secondaire d’enjeux globaux beaucoup plus sérieux, qui nous rassemblent et décident de notre avenir commun. Tout est à faire, tout dépend de nous, ce n’est pas le moment de déserter ou de baisser les bras quand tout commence et qu’il faut s’engager sur le long terme.

Jean Zin

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