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De Marx à la décroissance
entretien avec Serge Latouche
mercredi 25 janvier 2006
Professeur émérite d’économie de l’université de Paris-Sud, Serge Latouche retrace ici sa trajectoire politique au fil de ses publications. Revenu du développementalisme et d’un marxisme hétérodoxe, il remet progressivement en question l’idée de croissance par le développement et se laisse séduire par les idées d’Ivan Illich. Il fait partie aujourd’hui des porte-parole du mouvement de la décroissance qu’il préfère nommer "a-croissance".
EcoRev’ - Comment es-tu passé de Marx à Nicholas Geogescu-Roegen [1] ?
Serge Latouche - Je ne suis pas passé de Marx à Nicholas Geogescu-Roegen, mais plutôt de Marx à Illich. Il y a deux branches dans la famille de la décroissance : une branche plutôt "bio-économie", économie écologique, thermodynamique, etc., la branche de Georgescu-Roegen bien représentée par Jacques Grinevald. C’est plus une branche d’économistes, d’ailleurs, qui remettent en cause l’économie mais à travers l’écologie. Lorsque Jacques Grinevald avait traduit et publié un ensemble d’essais de N. Geogescu-Roegen sous le titre Demain la décroissance [cf. la bibliographie], je n’avais pas vraiment accroché, comme je n’accrochais pas d’ailleurs aux idées de mon collègue René Passet. Cette approche critique de l’économie par l’écologie, n’entrait pas dans mes schémas de pensée.
Et puis il y a une autre branche qui est la branche des "anti-développement" : pour la plupart des experts en développement qui ont vécu dans le tiers-monde et qui ont radicalement remis en question la croissance par le développement et ont rejoint la figure emblématique d’Ivan Illich. D’ailleurs, si on le lit bien, on trouve dans ses ouvrages toute la théorie de la décroissance. ça a été mon parcours.
Alors comment ai-je fait le pas de Marx à Illich ? J’ai fait ma thèse au Zaïre en 1964-1966 et c’était une thèse marxiste qui s’appelait La paupérisation à l’échelle mondiale. Je concluais par un vibrant plaidoyer en faveur d’un développement planifié avec une accumulation du capital le plus rapide possible grâce au raccourci technologique : il s’agissait pour les pays du Sud de rattraper le plus vite possible les pays du Nord en utilisant les techniques les plus sophistiquées, ce qu’était en train de faire l’Algérie de Boumédienne. Je dénonce aujourd’hui cette schizophrénie dont nous sommes atteints en étant à la fois des toxico-dépendants de la croissance et en dénonçant en même temps les dégâts et les catastrophes provoquées par cette même croissance. Et j’étais très schizophrène à l’époque : je faisais le plaidoyer de la croissance sous sa forme socialiste, mais j’étais aussi un passionné d’ethnologie et d’anthropologie.
Le déclic s’est produit en 1966-1967 quand je suis allé au Laos. J’y ai découvert une société qui n’était ni développée, ni sous-développée, elle était a-développée, c’est-à-dire en dehors du développement : des communautés villageoises cultivant le riz gluant et écoutant le riz pousser, parce qu’une fois que le riz était semé, il n’y avait pratiquement rien à faire... ils profitaient du reste du temps pour faire des fêtes, aller à la chasse, etc. Et la réalité des gens c’était de vivre comme ça dans leur village hors du temps. On voyait très bien ce qui allait se produire et ce qui est en train de se passer à l’heure actuelle : c’est que le développement allait détruire cette société non pas idyllique - il n’y a pas de société idyllique - mais cette espèce de bien-être collectif, d’art de vivre, à la fois raffiné, relativement sobre, mais en équilibre avec le milieu naturel. Et donc c’est là au fond que j’ai eu une crise : en tant qu’économiste j’ai perdu la foi dans l’économie, dans la croissance, dans le développement et j’ai commencé mon chemin de Damas. ça tombait bien, parce que je rentrais en France et j’ai été saisi par Mai 68. J’ai eu la chance de trouver un poste tout de suite à l’université et de commencer des enseignements. Après Mai 68, les profs étaient pratiquement tous partis à Paris, et à Lille je me suis retrouvé à faire ce que je voulais ou à peu près.
Donc j’ai commencé à faire des cours de philosophie économique, d’épistémologie économique et j’ai enseigné une déconstruction critique de l’économie politique, de l’économie, y compris celle de Marx. Et ce après plusieurs années de réflexion fondamentale en passant par l’anthropologie économique, c’est-à-dire une critique de l’homo economicus au nom de l’anthropologie plus concrète, à travers Karl Polanyi, Marshall Sahlins et Marcel Mauss. L’anthropologie économique parlait d’une réalité sociale qui était totalement étrangère aux économistes et qui pourtant devait les interpeller. Et il en est sorti un premier livre qui s’appelait Critique de l’impérialisme, c’était une critique des théories marxistes et léninistes de l’impérialisme pour donner une autre interprétation du développement et du sous-développement en tant que déculturation, destruction des cultures par la position d’une culture extérieure, celle de l’occident.
C’est à ce moment-là que j’ai écrit deux livres, L’occidentalisation du monde et Faut-il refuser le développement ?, dont mes amis suisses ont dit qu’il était excellent mais que comme chez tous les Français il ne proposait rien concernant la dimension écologique. Effectivement, je faisais la critique de l’impérialisme occidental, de l’occident, de la déculturation, mais les limites naturelles n’entraient pas dans mon schéma. Pourtant je connaissais les travaux du Club de Rome et j’étais d’accord avec eux, mais je ne savais pas comment les intégrer. C’est venu seulement plus tard, avec La planète des naufragés.
Et pendant toute cette période se mettait en place une petite franc-maçonnerie internationale autour de gens qui avaient tous été disciples ou élèves d’Ivan Illich, comme Majid Rahnema qui a écrit Quand la misère chasse la pauvreté ou comme Wolfang Sachs en Allemagne. Toutes ces gens se retrouvaient pour dénoncer l’imposture du développement, la trahison de l’opulence [2]. Il y avait une forte culture écologique, une forte critique des dégâts écologiques et des limites écologiques de la planète.
A cette époque-là, quand on parlait de développement, c’était toujours par rapport au Sud, parce c’était le Nord qui développait le Sud. Et par conséquent, après avoir dénoncé le développement, quand on s’intéressait à la recherche d’une alternative, on se demandait : comment les sociétés du Sud peuvent-elles survivre au raz de marée du développement qu’elles ont subi ?
Et c’est pourquoi j’ai décrit comment les exclus s’auto-organisent et survivent dans L’autre Afrique, entre don et marché - j’en parlais déjà dans la Planète des Naufragés. L’intérêt de l’expérience de l’Afrique, c’est de voir que ces gens survivent hors économie, comme dans le village que j’avais trouvé au Laos. J’ai observé dans les banlieues africaines toute une pépinière de créativité, d’auto-organisation à tous les niveaux : sociétal, imaginaire, technique et productif qui est plus ou moins la nébuleuse de l’informel. Alors qu’en terme économique l’Afrique ne représente plus rien, moins de 2% du PIB mondial, si on va en Afrique on est surpris de voir qu’un peu partout il y a une extraordinaire capacité à produire de la joie de vivre, que nous sommes de moins en moins capables de fabriquer. Ils arrivent à survivre grâce à la solidarité, en mettant en commun le peu qu’ils ont. Finalement ils arrivent à produire de la richesse grâce à une très grande richesse relationnelle.
ça nous donne des orientations sur ce que pourrait être une autre croissance ou une sortie de la croissance, avec moins de biens matériels et plus de biens susceptibles de provoquer la joie de vivre. Mais en disant cela dans le Nord, on prêchait dans le désert.
Et quand est-ce que ça a changé ?
C’était il y a trois ans. L’association des amis de François Partant, La Ligne d’Horizon, dont j’étais le président, organisait rituellement des colloques qui avaient un certain succès auprès des marginaux. On attirait 200 à 300 personnes, mais ça n’allait pas plus loin. On avait 50 adhérents, on n’était pas vraiment en marche pour le Grand Soir ! Et puis il y a trois ou quatre ans on a décidé de faire un colloque plus important qui a eu lieu à l’UNESCO "Défaire le développement, refaire le monde", on a eu la surprise d’avoir 700 personnes pendant 3 jours, de refuser des centaines de personnes et de constater un grand enthousiasme. On nous demandait "Qu’est-ce que vous proposez ?", parce qu’entre temps, le mur de Berlin était tombé en faisant disparaître le 2e monde qui faisait tampon entre le 1er et le 3e. Il n’y avait donc plus de tiers-monde. Et la mondialisation c’est ça : il n’y a plus qu’un seul monde, comme il y a une pensée unique, un monde unique ! Il existe une classe consommatrice internationale, même si des différences perdurent entre le Sud et le Nord... Mais si les représentants de cette classe consommatrice sont plutôt au Nord, elle a quand même énormément de représentants au Sud : il y a 100-150 millions de Chinois qu’on peut considérer comme embourgeoisés et riches. Et parallèlement à cela, il y a des millions d’exclus, de précarisés, de pauvres au Nord. De ce point de vue-là, le monde s’est unifié.
Par conséquent les problèmes du Sud sont devenus les problèmes du Nord, et c’est particulièrement vrai en ce qui concerne la crise écologique dont les effets ne s’arrêtent pas aux frontières : le dérèglement climatique, l’effet de serre... le monde entier est concerné. Et la parade idéologique qu’ont trouvée les idéologues du système, c’est cette fumisterie magnifique qu’est le développement durable. Avant le développement ne concernait que le Sud, maintenant avec le développement durable ça concerne tout le monde, le Nord et le Sud. Et puisque nous critiquions le développement, nous l’avons critiqué encore davantage quand il est devenu durable !
On est donc passé de la recherche d’alternatives pour le Sud à celle d’alternatives pour le Nord. On s’intéressait à des alternatives "au pluriel", c’est-à-dire aussi bien aux doux rêveurs qui après 68 étaient partis élever des moutons dans le Larzac comme José Bové, qu’aux coopératives comme Ambiance Bois, Ardelaine, aux Systèmes d’Echanges Locaux et maintenant aux AMAP [3], tous ces petits bricolages ! Mais on nous a dit ce n’était pas sérieux, qu’il fallait proposer une alternative. Et c’est à ce moment-là qu’on s’est dit : si on rejette le développement et la croissance qui est derrière, alors il importe de penser une société de décroissance. Une société de décroissance, ce n’est pas une alternative, c’est une matrice d’alternatives. Mais ça synthétise en un seul mot d’ordre tout un ensemble d’aspirations.
Et qu’est-ce que c’est que la décroissance pour toi ?
La décroissance ne veut pas dire croissance négative, c’est un slogan qui veut casser la langue de bois de la croissance et du développementalisme et de l’économicisme pour montrer la nécessité de sortir de cette religion. Si on voulait être vraiment rigoureux, il faudrait parler d’a-croissance, comme on parle d’athéisme. Parce qu’il est logique que les Burkinabés dont l’empreinte écologique [4] est de moins d’un dixième de la planète ait un droit indiscutable à accroître leur empreinte écologique et à connaître une forme ou une autre de "croissance", c’est-à-dire d’accroissement de leurs prélèvements, de leur production, de leur consommation, dans une conception plus équitable de la répartition des richesses et des ressources de la planète.
Est-ce que ton engagement se fait toujours essentiellement par opposition au développement ou est-ce qu’aujourd’hui tu as davantage une approche écologiste des choses ?
Infiniment plus ! D’abord, on ne me demande pas mon avis, on me présente comme un écologiste plus ou moins radical. A partir du moment où je suis sorti de l’économie, j’étais bien convaincu du fait que le mode de production capitaliste et que la croissance économique étaient destructeurs de l’environnement. Mais ce sont des limites externes à l’économie. Ce n’est pas un hasard si les économistes renâclent tant à l’écologie : ils n’arrivent à tenir compte de ces problèmes-là qu’en les introduisant de l’extérieur. Je commence maintenant mes conférences sur la décroissance en disant qu’on est en train de vivre la sixième extinction des espèces, qu’elle est provoquée par l’homme et que l’homme risque d’en être aussi la victime. J’aborde le problème de la compatibilité entre le fonctionnement d’une civilisation et l’espace bio-productif disponible, donc en plein dans la problématique de l’écologie. C’est là que je rejoins Nicholas Georgescu-Roegen quand il dit : "Celui qui croit qu’une croissance infinie est compatible avec un monde fini, est un fou ou un économiste !". Mais il n’y a malheureusement pas que les économistes qui soient des esprits "cornucopiens" - comme les appelle Yves Cochet - c’est-à-dire qui croient à la corne d’abondance. S‘il y a une différence entre mon approche et celle de Nicholas Georgescu-Roegen, c’est que lui a voulu rester dans l’économie, dans la bio-économie - comme Passet d’ailleurs - et intégrer dans l’économie la deuxième loi de la thermodynamique C’est la loi de "l’entropie croissante de tout système clos", de la dégradation de l’énergie et de l’épuisement des ressources. [5]. Je crois qu’il faut aller plus loin et c’est là que se trouve l’apport des disciples d’Illich : c’est la prise de conscience que l’économie est une culture et que c’est une culture occidentale. Pour Nicholas Georgescu-Roegen, l’économie n’est ni occidentale, ni bantoue, ni quoi que ce soit, c’est la science. De ce point de vue-là, il est resté un scientiste et probablement un universaliste. Alors que personnellement je pense que la décroissance implique une certaine forme de relativisme.
Entretien mené par Ariane Jossin
Bibliographie
Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la décroissance, Lausanne et Paris, Editions Pierre-Marcel Favre, 19791 et Sang de la terre, Paris, 19952.
Serge Latouche, Survivre au développement. De la décolonisation de l’imaginaire économique à la construction d’une société alternative, Editions Mille et une nuits, Paris, 2004 (2,50 euros).
[1] Nicholas Geogescu-Roegen (1906-1994) était économiste aux Etats-Unis. Il est le représentant de la bioéconomie et est considéré comme l’un des pères de la décroissance.
[2] cf. Jean-Pierre Dupuy, Jean Robert, La trahison de l’opulence, Paris, PUF, 1976.
[3] Les AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne) sont des partenariats de proximité entre des consommateurs et une ferme. Voir le site de leur fédération. Ambiance Bois (Scions Travaillait autrement ?) est un collectif situé sur le plateau de Millevaches. Ardelaine a été créé par cinq amis en 1975 qui ont décidé de redonner vie à la dernière filature d’Ardèche tombée en ruines (ardelaine.fr). Voir la critique du livre témoignage de leur expérience, Moutons rebelles, extraite du n°18 d’Ecorev’
[4] L’empreinte écologique est une mesure de l’impact de l’homme sur la nature. C’est un outil qui évalue la surface productive nécessaire à une population pour répondre à sa consommation de ressources et à ses besoins d’absorption de déchets. Pour calculer la vôtre et en savoir plus :
voir le site du WWF