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Les étapes de l’instauration d’un revenu universel inconditionnel : quelle logique institutionnelle ?

vendredi 1er décembre 2006, par Jérôme Gleizes

La question théorique, économique, philosophique d’un revenu universel inconditionnel (RUI) a été maintes fois abordée par de nombreux auteurs, dans de multiples ouvrages. Elle est devenue une question sociale qui fait clivage car elle déborde la question de la place du travail dans nos sociétés, de l’hétéronomie des activités sociales. Elle occulte aussi, surtout pour les marxistes, les processus de création de la valeur, le paradoxe de l’œuf/revenu et de la poule/travail humain : faut-il un travail préalable à la création de revenu ou faut-il distribuer un revenu préalablement à tout travail créateur de valeur ? Pour nous, il n’y a pas de fétichisme de la monnaie et nous faisons la différence entre marchandisation et monétarisation, l’attribution d’un RUI n’est pas une question technique (comment financer ?) mais une question politique : sommes-nous prêt à faire un nouveau New Deal social comme nos sociétés l’ont déjà réalisé lorsqu’elles ont mis en place la sécurité sociale après la seconde guerre mondiale ?

Le temps n’est plus aujourd’hui à l’argumentation mais à la constitution de rapports sociaux et politiques favorables au revenu universel inconditionnel (RUI) qui permettent le passage de l’utopie du projet, à sa réalisation institutionnelle. Tout d’abord, quelques précisions formelles. Par RUI, nous entendons l’attribution d’un revenu d’un montant suffisant à tout citoyen résident, sans condition de nationalité, sans contrôle des ressources, sans obligation de travail. Le RUI est un revenu primaire de base et non, un revenu de redistribution. Pour nous, il nous semble que le RUI est difficile à mettre en place d’un point vue tant politique qu’institutionnel. Il est préférable dans l’immédiat de mettre en place un revenu social garanti (RSG), c’est-à-dire assurer un niveau de revenu minimum pour toutes et tous, ce qui implique institutionnellement un revenu minimum conditionné à un niveau de ressources pour certainEs et un complément de revenus pour d’autres. Ce système a l’avantage d’éviter de récupérer fiscalement une partie des revenus distribués à des personnes percevant déjà des revenus élevés.

La mise en place d’un RSG pose des questions institutionnelles importantes à résoudre : Quels bénéficiaires ? A partir de quel âge ? Quels revenus prendre en compte, quels canaux de distribution, quelle fiscalité associée ? La mise en œuvre d’un RSG est confrontée à de nombreux problèmes comme la non individualisation de l’impôt sur le revenu, le poids de la tradition de la politique de la famille qui privilégie les familles nombreuses indépendamment de leurs ressources financières, le double circuit de financement des prestations sociales, fiscalisé et mutualisé, la prise en compte des revenus non salariaux et l’hétérogénéité des professions libérales.

Avant de définir un calendrier des réformes, il convient de tirer les conséquences de la mise en place d’un RUI ou d’un RSG en termes de règles de politique sociale :

– La mise en place d’un revenu primaire implique un changement de priorité dans les logiques de financement. Au lieu de financer des organisations (entreprises, collectivités territoriales, associations), il faut rémunérer directement la personne. Par exemple, au lieu de financer la production agricole, il faut assurer un revenu aux paysans. Il faut arrêter la logique d’exemption de charges pour les entreprises. D’un point de vue écologiste, c’est rompre ainsi avec les logiques productivistes de soutien à l’activité, quelle que soit sa nature. C’est aussi rompre avec les politiques incitatives néo-classiques pour revenir à de véritables politiques keynésiennes d’investissement ciblé, assurer des financements de long terme pour les investissements plutôt qu’utiliser les crédits d’impôt ou la baisse des taux d’imposition aux effets incitatifs hypothétiques.

– L’inconditionnalité du revenu implique de rompre avec toutes les politiques de workfare et les dispositifs de contrôle social (PARE, RMA, etc.) et de modifier le rôle des institutions (CLI, CAF, UNEDIC, ANPE, etc.) qui les gèrent. L’attribution d’un revenu n’oblige à aucune contrepartie en termes de travail ou d’activité. Pour autant, cela ne signifie pas que cette attribution ne s’accompagne pas d’un suivi social car l’attribution d’un revenu ne suffit pas forcément à assurer l’autonomie d’une personne. Un travail social peut être indispensable mais au lieu d’apparaître comme un contrôle social, il prend la forme d’un accompagnement social. Il permet d’assurer l’obtention d’autres droits que celui au revenu, comme ceux du logement, de l’accès à l’éducation, etc.

– La mise en place d’un RUI ou d’un RSG comme revenu primaire implique la reconnaissance de toutes les activités non salariées, dont les activités domestiques. Il permet d’assurer une base de financement au tiers secteur. Les logiques de monétarisation doivent être privilégiées sur celles de marchandisation. Il faudrait par exemple utiliser les moyens attribués au Contrat Emploi Service Universel de Borloo pour aider les Systèmes d’Échange Locaux ou les projets de monnaie de type SOL. A ce stade, il y a la possibilité d’introduire une innovation institutionnelle, une monnaie non thésaurisable, des monnaies locales qui peuvent cohabiter avec les dispositifs institutionnels actuels.

– La mise en la place d’un RUI nécessite de privilégier un financement par fiscalisation de la redistribution monétaire pour en assurer son caractère universel et social.

Les premières mesures à prendre n’ont aucun coût financier ; elles pourraient même entraîner des gains fiscaux directs ou indirects. Il faut modifier législativement toutes les politiques sociales en supprimant les contrôles sociaux, en fusionnant des dispositifs communs comme les minima sociaux, en supprimant les exemptions fiscales aux entreprises, etc. La politique de l’emploi pourrait être modifié en profondeur dans la logique d’aide à la personne. En 2003, 31 milliards d’euros ont été consacrés à la politique de l’emploi dont 16,1 milliards d’exemption de cotisations sociales pour presque 2,4 millions de personnes concernées (source DARES). La logique de réduction du coût du travail est antinomique à celle du RUI ou du RSG. Outre le fait que l’on peut douter de l’efficacité de ce type de mesure par rapport à l’évolution des coûts salariaux mondiaux, une telle politique privilégie la structure employante plutôt que le libre arbitre de la personne. Elle joue ainsi indirectement sur l’emploi des personnes sans jouer sur "l’employabilité".

La deuxième étape consiste à augmenter tous les bas revenus. Il faut d’abord étendre les minima sociaux à toutes les personnes exclues des dispositifs actuels. Les jeunes de 18-25 ans devraient ainsi bénéficier d’un RUI et cela pourrait constituer une première étape avant de l’étendre à l’ensemble de la population. Parmi les quasi exclus des dispositifs, nous pouvons considérer les personnes qui perçoivent l’allocation d’insertion, le plus faible des minima sociaux et limitée à un an : les rapatriés, apatrides, réfugiés ou demandeurs d’asile qui souvent ne disposent pas de l’autorisation de travailler, les détenus libérés. Cette liste est symptomatique de l’exclusion de ces personnes du dispositif de droit commun.

L’augmentation/fusion des minima sociaux (RMI/RMA, ASS, AI, AAH, API, AER, Minimum vieillesse ) est nécessaire, ainsi que la modification de leur gestion, de façon à éliminer les effets de seuils discriminants de ces dispositifs. Il faut aussi les individualiser, en particulier pour le RMI, en éliminant toutes les réductions existantes qui amenuisent un pouvoir d’achat déjà faible.
Les revenus salariaux des temps partiels doivent aussi être augmentés. L’augmentation des minima sociaux peut être un élément incitatif pour augmenter les salaires mais cela risque d’être insuffisant. Il faut créer un niveau de rémunération mensuel minimum de façon à sortir du piège des petits temps partiels payés au SMIC horaire.

Le régime d’assurance chômage (RAC) doit aussi être modifié. La Coordination Nationale des Intermittents et des Précaires (CNIP) a fait une proposition intéressante de réforme en proposant une réforme plus équitable et même moins onéreuse des annexes VIII et X que la réforme du MEDEF/CFDT tout en assurant plus de personnes. Ce qui est intéressant, c’est que le projet ne s’adresse pas à une catégorie professionnelle particulière mais à une forme d’emploi générique, les emplois discontinus à taux de rémunération variable. Il permet d’assurer une garantie de revenu. Le RAC pourrait être simplifié en ne comportant que 3 annexes, emploi continu, emploi discontinu avec ou sans taux de rémunération variable. Elle permet d’inclure l’actuelle annexe IV des travailleurs intérimaires et des saisonniers qui privilégie plus les employeurs que les salariés. Comme dans la proposition de la CNIP, il faut réduire la variance des indemnités en plafonnant le maximum, permettre le cumul salaire/indemnité car un temps chômé peut être aussi un temps d’apprentissage. Ce type de dispositif est proche du RSG. Il se pose la question d’un basculement vers un RUI. Faut-il élargir les sources de financement de l’UNEDIC, c’est-à-dire aller au-delà du système des cotisations sociales en captant une partie des ressources de la CAF pour garantir un revenu à toute la population ou faut-il distinguer deux institutions, l’une pour l’ensemble de la population active et une autre pour le reste de la population ?

Pour les professions libérales et non salariées, il faudrait une étude spécifique compte tenu de la diversité des situations mais une règle générale serait de transformer toutes les aides à la production ou à l’activité en aide à la personne, comme nous l’avons déjà indiqué pour les paysans.

A ce niveau se pose la question de l’extension d’un RUI à l’ensemble de la population inactive, au sens du BIT. Il existe deux grandes catégories de la population concernées, les mineurEs et les femmes inactives. Pour les mineurEs, il se pose la question des âges de seuil. Ne faudrait-il pas fusionner l’âge de la majorité et celui du droit de travailler car plus que le droit au revenu, c’est l’accès à ce revenu qui est questionné. Dans le cadre de la politique familiale, avoir des enfants permet d’augmenter les revenus familiaux sans pour autant qu’il y ait redistribution au bénéfice des enfants.

Faut-il substituer un RUI aux politiques familiales ou faut-il l’attribuer directement aux mineurEs sous forme d’un revenu thésaurisé dans un premier temps puis accessible dans un deuxième temps (Quel âge ?). L’autre question est celui de ne pas assimiler un RUI à un revenu domestique. Pour éviter cela, il faut rendre le dispositif le plus universel possible, en particulier entre inactif et actif. Les femmes sont tout autant victime des temps partiels sous rémunérés que de la sous activité. En 30 ans, le taux d’activité des femmes des 25-49 ans est passé est passé de 58,6 % à 81,1 % tandis que celui des hommes est passé de 97 % à 94,4 % (source INSEE). Une règle universelle comme le RUI ne modifie pas les conventions sociales comme le patriarcat. Lutter contre le patriarcat nécessite tout un ensemble de politiques pour modifier les comportements et les inégalités sociales (éducation non sexiste, accès à la formation, accès à des services d’activités domestiques, etc.)

La troisième étape serait une révolution fiscale. L’individualisation de l’impôt sur le revenu et la réforme du quotient familial seraient centrales afin de réduire le poids de la politique familiale. La réforme des allocations familiales permettrait simultanément de réfléchir à l’introduction d’un RUI pour les enfants. Il faudrait introduire l’impôt à la source afin de récupérer le RUI a priori plutôt qu’a posteriori. Mais il faudrait introduire aussi un élargissement de l’assiette fiscale afin d’avoir un revenu réellement socialisé, en prenant par exemple comme référence, la valeur ajoutée, voire la production totale. Nous pouvons avoir en attendant des réformes intermédiaires comme la fusion entre l’IRPP et la CSG, une meilleure progressivité de l’impôt.
Pour conclure, au-delà de la révolution politique du RUI, il y a aussi une révolution institutionnelle indispensable qui explique aujourd’hui aussi les blocages politiques. Comment mixer un système mutualisé de cotisations sociales avec un système totalement socialisé et fiscalisé ?

Jérôme Gleizes