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Qu’est-ce que la richesse aujourd’hui ?

vendredi 1er décembre 2006

Professeur émérite à l’université de Lille I, spécialiste de l’économie des services, Jean Gadrey consacre ses récentes recherches aux questions de mesure de la richesse (cf. Les nouveaux indicateurs de richesse, coll. Repères, Ed. La découverte, co-écrit avec F. Jany-Catrice) et des inégalités (livre à paraître en octobre 2006 aux éditions Mango). Il explique ici pourquoi le PIB n’est pas un bon indicateur de richesse et quelles sont les solutions alternatives.

EcoRev’ - Comment mesure-t-on la richesse aujourd’hui ?

Jean Gadrey - En matière de comparaisons internationales comme sur le plan des progrès au cours du temps, la vision dominante de la richesse est actuellement une vision purement économique et monétaire. Ne sont prises en compte, dans le calcul du Produit intérieur brut (PIB) que les valeurs ajoutées de la production marchande, auxquelles on ajoute le coût de production des services non marchands des administrations publiques (par exemple l’éducation, la santé publique). C’est donc une richesse purement marchande et monétaire. Quant à la croissance économique, c’est la croissance de ce PIB monétaire, dont on déduit la hausse des prix.

Quelle est la part d’incertitude sur le calcul du PIB ?

Selon les spécialistes de la comptabilité nationale, ce serait plus ou moins 5 %. Mais pour ma part, j’estime que lorsque l’on fait des comparaisons internationales de PIB par habitant, on a une incertitude de +/- 10 % sur chacun des chiffres. Lorsqu’un pays affiche un chiffre inférieur de 5 % à celui d’un autre pays, c’est à mon sens dénué de toute signification.

En quoi le PIB est-il un indicateur insatisfaisant ?

La première raison est que tout ce qui peut se vendre ou qui a une valeur ajoutée monétaire va gonfler le PIB (et donc la croissance), indépendamment du fait que cela ajoute ou non au bien-être individuel ou collectif. On ne décompte pas ce que l’on perd en route, ce que certains appellent les dégâts du progrès. Exemple : la destruction organisée de la forêt amazonienne est une activité qui fait progresser le PIB mondial. Nulle part on ne compte la perte de patrimoine naturel et de biodiversité qui en résulte, l’impact sur le réchauffement climatique, etc. Deuxième raison : à l’inverse, on ne compte pas des contributions essentielles au bien-être. Deux exemples : l’activité bénévole est très importante en France. On estime qu’il y a 10 à 12 millions de bénévoles dans les associations, soit plus d’un million d’emplois en équivalent temps plein. C’est une activité qui produit des richesses et du bien-être au même titre que le travail salarié, et pourtant, elle n’apparaît nulle part. Le deuxième exemple est celui du travail domestique effectué dans la sphère privée, essentiellement par les femmes, et qui est oublié. C’est le travail invisible par excellence. Il représente des volumes énormes, probablement du même ordre de grandeur, en France, et dans d’autres pays, que le travail rémunéré. Enfin, une dernière limite du PIB et du calcul de la croissance pour signifier le progrès est l’absence de toute considération sur les inégalités ou la pauvreté, la "santé sociale".

En fait, ce n’est pas le PIB en lui-même qui est insatisfaisant. Ce sont ses usages fautifs, dans la sphère politique et médiatique, pour signifier le progrès. Utiliser un thermomètre pour indiquer la température, c’est très bien. Comme indice de bonne santé, c’est une faute. C’est pour cela qu’il faut encourager, à côté du PIB, la construction d’autres indicateurs qui visent à mieux cerner la progression ou la régression du bien-être ou ce qu’on appelle aussi le développement humain, le développement durable ou d’autres notions de ce type qui ne sont pas des notions strictement économiques.

Doit-on construire de nouveaux indicateurs ou aménager les anciens ?

Il y a en effet deux façons de construire de nouveaux indicateurs. La première consiste à partir de l’indicateur central du PIB et à ajouter ou retrancher, en les évaluant monétairement, un certain nombre de contributions négatives ou positives au bien-être. C’est la voie qui a été choisie dans ce qu’on appelle les "PIB verts" dont l’autre nom est "Indicateurs de bien être économique durable" (IBEE). L’autre façon consiste à se dégager de l’idée de vouloir tout évaluer en équivalent monétaire, et à mettre au point des indicateurs synthétiques à partir de la moyenne de variables diverses, hétérogènes, considérées comme importantes pour la progression du bien-être. C’est la voie qui a été suivie par le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) en vue de construire plusieurs indicateurs dont le plus connu est l’IDH (Indicateur de Développement Humain), ou encore avec un indicateur américain important qui s’appelle l’Indicateur de Santé Sociale. C’est aussi cette voie qui a été suivie en France par les initiateurs du BIP 40, le "baromètre des inégalités et de la pauvreté", qui fait la moyenne de 60 variables.

À côté de ces tentatives, on trouve un indicateur purement écologique, très original et très parlant, qui s’appelle l’Empreinte écologique. Il ne recourt pas au calcul en équivalent monétaire, mais il utilise comme unité de compte la surface du globe utilisée pour pouvoir satisfaire tel ou tel niveau de consommation compte tenu des technologies et de l’organisation productive actuelles.
Ma préférence scientifique et politique va vers la construction d’indicateurs qui ne reposent pas sur l’obligation de tout traduire en équivalent monétaire. Ils se prêtent mieux au débat public. Autrement dit plutôt l’empreinte écologique que le PIB vert, plutôt l’indicateur de développement humain ou le BIP40 qu’un éventuel indicateur économique et social exprimé en monnaie.

Quelle est l’échelle de temps et d’espace pertinente de temps pour mesurer la richesse ?

Utiliser des indicateurs de richesses alternatifs n’a de sens qu’en fonction de questions que l’on se pose, dans le temps et dans l’espace. Est-ce que nous nous portons mieux qu’avant ? Est-ce que notre richesse économique, sociale et écologique s’améliore ou se dégrade ? Ou est-ce que, sur notre territoire, nous nous portons mieux, sous cet angle, que dans tel ou tel autre territoire ? Le choix de l’échelle pertinente est lié à la dimension politique de l’action, aux leviers d’action qui existent. Elle est liée aussi à une autre question qui n’est pas négligeable : la disponibilité de données statistiques ayant un sens. Par exemple, le PIB a un sens au niveau d’un pays, d’une région voire d’un département, il n’a aucun sens au niveau d’un petit territoire ou d’une ville.

Donc les choix que l’on peut effectuer en matière d’indicateurs territoriaux dépendent fondamentalement d’objectifs politiques et de disponibilités de données. Au niveau européen, il y a des tentatives de construction de batteries d’indicateurs économiques, sociaux ou environnementaux qui ont un grand intérêt. Mais ils ont une sérieuse limite par rapport aux indicateurs synthétiques que j’ai tendance à privilégier : organiser des débats publics sur des tableaux de 50 variables quand on est confronté à la concurrence d’indicateurs synthétiques politiquement puissants comme le PIB et la croissance, c’est se mettre d’emblée en situation de concurrence déloyale. On a besoin aussi, à un moment donné, d’un chiffre unique qui résume un ensemble d’autres chiffres. Prenons un exemple : l’indicateur de développement humain est la moyenne de trois indicateurs (la richesse économique par habitant, l’espérance de vie et le niveau d’instruction de la population). Au début, le prix Nobel Amartya Sen était assez réticent à l’idée de construire un indicateur synthétique de ce type. Il considérait qu’il valait mieux publier des batteries d’indicateurs distincts. Il a reconnu ensuite que cet indicateur synthétique avait eu un fort pouvoir d’attraction et avait contribué à relancer le débat public et démocratique sur des questions qui seraient peut-être restées confinées à un cercle d’experts.

Quels sont les enseignements principaux que fournit l’examen de ces indicateurs alternatifs ?

Deux résultats principaux. Le premier est la forte divergence contemporaine, ou le "découplage", entre l’évolution à la hausse des grands indicateurs économiques, et la stagnation fréquente, voire la régression, de ces indicateurs de bien-être, de santé sociale ou de pressions environnementale. Le second est qu’ils permettent de repérer des périodes où les choses évoluent plus ou moins bien, et des pays dont les performances selon ces critères sont très différentes. Cela veut dire aussi que les grands choix politiques influent sur les richesses produites, au sens large.

A-t-on l’espoir que l’INSEE ou d’autres institutions s’emparent de ces nouveaux indicateurs ?

Les statisticiens publics de l’INSEE et d’autres organismes (notamment les ministères) sont pour le moment assez réticents à l’idée de publier des indicateurs synthétiques comme ceux du PNUD, l’empreinte écologique ou des indicateurs qui ressembleraient au BIP 40. Mais le débat est en cours et il se déroule au sein d’un groupe de travail du CNIS (Conseil National de l’Information Statistique) auquel je participe. C’est un débat intéressant et honnête. On peut comprendre les réticences de statisticiens "sérieux" vis-à-vis d’indicateurs nouveaux et donc entachés de marges d’incertitudes non négligeables. Donc j’espère qu’il y aura des évolutions significatives dans la production statistique. Cela dit, je ne suis pas particulièrement gêné par le fait que de grandes associations, des ONG, des chercheurs, soient à l’initiative d’innovations dans le domaine de la production d’indicateurs. La vitalité des mouvements alternatifs fait partie du renouvellement actuel des pratiques politiques. Évidemment l’idéal serait, c’était l’un des objectifs de la mission conduite par Patrick Viveret il y a quelques années, que l’on publie en France, en même temps que les comptes de la Nation, des comptes du "développement humain durable" intégrant de tels indicateurs avec le même statut politique et médiatique. Cela viendra peut-être un jour. À défaut de faire de la vertu une nécessité, nous serons condamnés à faire de nécessité vertu.

Le PIB n’a-t-il pas toujours été contesté ?

Le PIB a depuis longtemps, et en particulier depuis les années 70, fait l’objet de critiques, en particulier de la part de comptables nationaux ou d’économistes américains très réputés. Cette contestation n’a pas abouti à grand-chose parce qu’elle était limitée à des cercles de spécialistes. C’est seulement dans les années 90 et avec le rôle pionnier du PNUD et de l’indicateur de développement humain qu’un basculement des mentalités a commencé à être observé. On assiste depuis le milieu des années 90 à un foisonnement d’initiatives où l’on retrouve des associations, des chercheurs, parfois des institutions publiques, au point qu’aujourd’hui de grandes institutions internationales citent ces travaux et donc leur accordent une certaine importance. Le fait qu’il y ait eu des contestations du PIB importe moins que le fait que ces contestations puissent aboutir dans le débat public, avec des incidences politiques. Des formes d’expression alternatives aux formes politiques traditionnelles se sont saisies de ces questions. Aujourd’hui il y a une forte demande associative et d’acteurs locaux concernant la mise au point d’indicateurs sur les territoires. Cela n’existait pas il y a cinq ans. Et manifestement cela fait tache d’huile. Exemple : le Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais, a fait réaliser il y a deux ans une étude visant à calculer l’Empreinte Ecologique régionale, avec l’idée de réitérer l’exercice au bout de 5 ans. Il va sortir dans les premiers mois de 2006 une autre étude dont je me suis chargé, dont l’objectif était de calculer pour cette région des indicateurs calqués sur ceux du PNUD : l’IDH, l’indicateur de pauvreté humaine et l’indicateur de participation des femmes à la vie politique et économique. D’autres régions sont intéressées et vont peut-être relayer cette initiative. Il y a une forme de décentralisation de l’initiative politique et de mise en réseau de telles alternatives. Mais il ne s’agit pas de passer d’un fétichisme à un autre. Les indicateurs alternatifs ne sont pas de nouveaux fétiches, ils n’ont d’intérêt que s’ils éclairent mieux, avec des informations plus complètes, plus "riches", le débat public et la décision politique. Ils ne parviendront à exister institutionnellement que s’ils trouvent des soutiens nombreux et si des formes plus démocratiques d’activités politiques se développent.

Le mouvement de la décroissance prône la diminution de la consommation de biens et services. Le PIB n’est-il pas un bon indicateur dans cette optique ?

Non, le PIB n’est certainement pas un bon indicateur sous cet angle. À titre personnel, je ne retiendrais d’ailleurs pas le terme de décroissance pour entraîner le plus grand nombre de gens dans une contestation de la religion de la croissance. Je dirais plutôt a-croissance : penser autrement qu’en termes de croissance ou de décroissance, penser développement humain, qualité de vie ou exigences écologiques. Le terme de décroissance reste très économiste. Je sais bien que pour ceux qui le défendent, il s’agit précisément de sortir de la domination de l’économie, mais pour ceux qui le reçoivent, ce terme est ambigu. Il n’empêche qu’il y a quelque chose de vrai : il faudra bien, de gré ou de force, mettre fin à l’accumulation matérielle illimitée de biens et de services, et à l’avidité matérielle produite par un système d’expansion économique gaspilleur de ressources naturelles. Cela passera nécessairement par la réduction, en tout cas dans les pays riches, du volume d’une bonne partie des biens et services produits aujourd’hui, et en tout cas d’une décroissance de leur empreinte écologique. La question devient donc : le PIB est-il un bon indicateur de la décroissance de la pression écologique ? Évidemment non. Par ailleurs, si l’on s’engage dans un mouvement de contestation de la religion de la croissance matérielle, alors on aura toujours autant besoin d’indicateurs de bien-être, d’indicateurs de santé sociale, d’indicateurs de pression environnementale. On en aura peut-être encore plus besoin, parce que le risque existe qu’en appliquant sommairement une idée de décroissance quantitative, on provoque de vraies réductions de bien-être et de santé sociale. Plus on tardera à remettre en cause la religion de la croissance, plus ce risque existera. Il y aura donc toujours autant besoin de délibérations en la matière, et d’indicateurs pour y contribuer.

Entretien mené par Sandrine Rousseau