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Nous sommes tous des managers

jeudi 1er mars 2007

Vincent de Gaulejac, professeur de sociologie à Paris 7, est directeur du Laboratoire du Changement Social. Dans son ouvrage La société malade de sa gestion (Seuil, 2005), il fait le portrait d’une société contaminée par l’idéologie managériale. Pénétrant tous les recoins de la vie sociale et productive, la gestion n’a cessé d’instiller des valeurs et un art de vivre "hyperbourgeois" fondés sur l’argent, la "lutte des places" et la course à la reconnaissance. Le diagnostic est sombre mais pas désespéré : "Quelque chose en l’homme résiste inéluctablement".

EcoRev’ - Les formes de pouvoir et de domination ont considérablement changé depuis un siècle. Le primat de l’économique sur le politique et l’idéologie aboutit à l’émergence d’un nouveau groupe dominant que vous appelez hyperbourgeoisie. En même temps, ce pouvoir des entreprises est peu visible et la soumission aux nouvelles formes de pouvoir vient également de ce qu’on en sait plus qui ni où est l’adversaire. Comment analysez-vous ces évolutions ?

Vincent de Gaulejac - Sur la question de la visibilité du pouvoir aujourd’hui, il faudrait sans doute pouvoir distinguer pouvoir et domination. Je repartirai du travail de Michel Foucault. Dans l’introduction de Surveiller et punir, il met en perspective deux moments : 1757 d’une part, avec le supplice de Damiens tel qu’il est décrit par une gazette de l’époque, et il fallait que le supplice soit à la hauteur du régicide (Louis XV) dont il était l’auteur. La sentence fut terrible : on l’écartela, on l’ébouillanta, on l’écorcha, c’est terrible, le livre vous tombe des mains ; 1830 d’autre part, avec le règlement d’une maison de jeunes détenus, où tout ce que ces jeunes doivent faire est planifié du matin au soir : se lever, descendre dans la cour, se comporter de cette façon là, se tenir comme ceci, etc. Et c’est pour lui la naissance du pouvoir disciplinaire dont il analyse l’émergence à partir de la question de la prison. Mais ce pouvoir de quadrillage du temps, de l’espace, de normalisation des corps incarné dans les maisons de redressement, les maisons de détenus mais aussi les couvents, les casernes, les asiles, les hôpitaux, les collèges, les ateliers d’usines, est tout ce qui va donner lieu au pouvoir disciplinaire taylorien, hiérarchique, dans les entreprises. Foucault bouleverse l’analyse du pouvoir : le pouvoir réside dans des microdispositifs qui vont de l’examen au classement des individus sur une échelle de 0 à 20, avec des sanctions et des récompenses hiérarchisées en fonction de la soumission à la norme et à l’obéissance d’un patron, d’un colonel, d’un curé ou d’un médecin. Il montre très bien que ce pouvoir disciplinaire, dont l’objectif est de rendre les corps utiles, dociles, productifs, traverse l’ensemble de l’espace social.

Je passe un siècle. Ce que l’on a essayé de faire au laboratoire de changement social c’est de montrer que à partir des années soixante, on assiste à une remise en cause de ce pouvoir disciplinaire et à la mise en place d’une nouvelle forme dont l’illustration la plus évidente est le pouvoir au sein des entreprises multinationales. Si l’objet du pouvoir pour Foucault était le corps, c’est désormais la psyché, l’énergie, la mobilisation psychique. Dans Surveiller et punir, il écrit : "C’est pour une bonne part comme force de production que le corps est investi de rapport de pouvoir et de domination, le corps ne devient force utile que s’il est à la fois corps productif et corps assujetti", phrase dans laquelle vous pouvez remplacez corps par psyché. Vous avez alors la nature profonde de ce nouveau type de pouvoir qui se met en place dans les entreprises mais aussi ailleurs : "C’est pour une bonne part comme force de production que la psyché est investie de rapport de pouvoir et de domination, la psyché ne devient force utile que si elle est à la fois énergie productive et énergie assujettie". Prenons l’exemple du management par objectif. C’est un mode de management où on vous donne des obligations de résultat sous forme d’objectifs et vous devez vous mobiliser pour les atteindre mais on ne vous dit pas comment faire. Vous avez donc une mobilisation psychique des individus et c’est ce qui explique ce sentiment que les gens n’en font jamais assez, car les résultats attendus montent toujours. La servitude change de nature puisque l’essentiel du pouvoir est de produire l’adhésion à l’entreprise, à ses valeurs et ses objectifs, aux exigences de l’organisation. A l’American Express par exemple, le système d’évaluation met les employés en tension psychique permanente pour réaliser les résultats. On vous donne comme d’objectif d’atteindre 100, en chiffres d’affaires par exemple ; si vous faites 100 on dit que vous êtes moyen, vous avez une note C sur une échelle allant de A à E mais ce que l’on attend de vous, c’est que vous ayez B, above expectations, au-delà des attentes. Et il faut toujours être au-delà des attentes. L’année d’après, la nouvelle base 100 équivaut à 110 de l’année précédente et donc, above expectations, devient 120. On est dans l’exigence du toujours mieux, du toujours plus, du zéro défaut, de la qualité totale ... Le système de pouvoir met en tension psychique les individus.

Un autre aspect de ce pouvoir est de soumettre en permanence les individus à des exigences paradoxales. Vous avez une obligation de résultats sans qu’il y ait pour autant les moyens d’aboutir à ces résultats. Par exemple, dans le management par projet, on vous donne un projet à réaliser mais
c’est à vous de mobiliser les ressources qui sont nécessaires, ce qui fait que vous devez en quelques sorte prendre les ressources à vos collègues. Vous êtes dans la même organisation et c’est comme si vous étiez en concurrence avec tous les autres, et la réussite d’un projet pour l’un se marque, se paye à un moment donné de l’échec des autres d’une certaine façon. C’est aussi un autre aspect de ce que l’on a appelé la lutte des places [1], c’est-à-dire l’hypothèse selon laquelle ce mode de pouvoir fait éclater les structures anciennes, en particulier en termes de hiérarchie organisationnelle, les cultures de métier, de groupes sociaux également. Cela individualise les performances, il faut être polyvalent, polyfonctionnel, les syndicats n’ont plus de prise.

Cette lutte de places est liée à ce que chaque individu est renvoyé à lui-même pour affronter la compétition, soit du côté flamboyant pour obtenir les meilleures places soit du côté plus négatif pour lutter contre l’exclusion, pour ne pas se retrouver sans place. L’exclusion définit ceux qui sont sans travail, les inactifs, les sans logement, sans papiers, sans revenus, les précaires, etc ... Ces bataillons ne constituent pas un
prolétariat qui lutte pour changer l’ordre social comme au temps du capitalisme industriel, mais une collection d’individus qui lutte pour avoir une place quelque part, être reconnus, pouvoir vivre. La lutte des places se substitue pour partie à la lutte des classes, c’est-à-dire que l’essentiel de la mobilisation des individus est consacrée à trouver une place dans la société.

Dans ce contexte, l’hyperbourgeoisie est une collection d’individus qui sont en quête de puissance, de statut, de stock options, pour essayer de trouver les bonnes places dans le système. Une grande différence entre l’hyperbourgeoisie et la bourgeoisie traditionnelle est que l’hyperbourgeoisie ne se reproduit pas. Les enfants de ceux qui réussissent aujourd’hui à devenir des consultants internationaux, des patrons de
multinationales, des cadres supérieurs importants dans le public ou dans le privé, etc, ne sont pas sûrs de retrouver des places équivalentes. De ce point de vue on peut se demander s’il s’agit bien d’une classe sociale, car qui dit classe sociale dit conscience d’appartenir à une classe sociale et il n’est pas sûr que l’hyperbourgeoisie ait cette conscience, il s’agit d’un groupe avec des origines sociales très hétérogènes et des destinées qui sont souvent en dents de scie. Bernard Tapie et Jean-Marie Messier en
sont des exemples symboliques, des individus qui ont à la fois tout réussi et tout raté quelque part.
On est bien en peine aujourd’hui de définir la société comme une société hiérarchisée autour de classes sociales qui auraient à la fois stabilité et cohérence. La source profonde du pouvoir réside dans ces systèmes de pouvoir d’organisation, dans les holding financiers, les multinationales, les organisations réticulaires que j’ai brièvement évoquées [2] qui suscitent et produisent les individus dont elles ont besoin, besoin pour assurer leur reproduction. Mais les individus passent et les organisations subsistent. Il s’agit d’un pouvoir abstrait, ce qui explique que sa visibilité est faible et que les formes de mobilisation pour lutter contre ne sont pas évidentes à définir.

Tous les aspects de notre vie personnelle, sociale, collective sont de plus en plus marqués par une individualisation, des individualismes. Comment alors se déprendre de ces nouvelles emprises que
vous décrivez ? Peut-on imaginer des formes de résistance collective, d’insoumission ? Est-ce que ce terme a encore seulement un sens ? Et si oui, comment recréer du sens ?

Une des caractéristiques de cette nouvelle forme de pouvoir est de mettre les gens dans des paradoxes, et le paradoxe c’est justement que tout cela n’a pas de sens. Un exemple, à la Poste, on instaure des challenges pour "booster" les guichetiers et instaurer un avancement au mérite. Une guichetière raconte qu’elle a vendu mille timbres, il y en avait besoin pour une fête d’école. Donc elle gagne le challenge, il s’agissait d’un VTT, et elle dit : "J’ai honte d’avoir gagné car je n’y suis pour rien, ce n’est pas mon mérite donc cela n’a pas de sens qu’on me récompense de cette façon là" [3]. Dans le monde du travail d’aujourd’hui les gens ressentent une déconnexion entre les raisons qu’ils donnent de la valeur qu’ils accordent à leur travail et les mécanismes d’évaluation qui aboutissent ou non à une prime, un avancement, une augmentation de salaire ... Il y a donc bien perte de sens. Ce qui est au fondement de la société, comme l’explique Marcel Mauss, c’est de produire du lien social et le fait que le lien vaut mieux que le bien. Or aujourd’hui, dans la société, le bien vaut mieux que le lien. La crise de notre monde d’aujourd’hui n’est pas un crise économique mais une crise du symbolique. La société s’est mise au service du développement économique alors que ce dernier devrait être au contraire au service du développement de la société. C’est bien le sens du message d’Illich, redonner une significations aux finalités de l’existence humaine.

Pour revenir maintenant à ce que l’on peut faire, comme sociologue, chercheur, nous avons une mission qui est simplement de donner du sens, pas comme les religieux ou les artistes le font, mais comme les scientifiques, en explicitant les éléments de compréhension des contradictions dans lesquelles nous vivons tous, en produisant des théories qui permettent de rendre compte de ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, jusque dans la façon dont les gens le vivent. Ce qu’on constate aujourd’hui c’est que beaucoup de militants ont encore en tête le modèle marxiste des mouvements sociaux et des mobilisations en termes de classe sociale avec l’idée de transformer la société en se mobilisant tous collectivement. Il sont du coup démunis car ils ne savent pas très bien où est le pouvoir. Dans les recherches que nous menons, je remarque qu’il y a beaucoup de mobilisation individuelle, de résistance individuelle et psychologique par rapport aux formes de mobilisation psychique. L’une d’elles étant le clivage, ie le fait de vivre comme si on avait un dédoublement de personnalité, avec une partie de soi qui s’identifie aux exigences de l’entreprise et de l’organisation et une autre qui dit que mon vrai moi est ailleurs, que mon vrai moi c’est la musique, ce sont mes enfants, l’amour, la poésie... Cela marche plus ou moins bien. C’est aussi un moyen de se protéger, de ne pas tomber malade face au paradoxe dans lequel on est. Par rapport à ces résistances individuelles, dans une même vie, vous avez des moments de soumission et des moments de résistance. La grande question est bien sûr comment arriver à se mobiliser collectivement par rapport à ce monde là si on partage le diagnostic.

Ce qui m’impressionne toujours chaque année, c’est le remake "Davos/Porto Alegre" : "Davos", des hommes, riches, blancs, en costume cravate. "Porto Alegre", des figures colorées, bigarrées, mixtes ; deux images du monde d’aujourd’hui. Porto Alegre, c’est le bazar, il n’y a pas de projet unifié, cohérent, mais il y a une multiplicité de gens qui se retrouvent là qui sont animés par une forme d’insoumission, de résistance, qui n’est pas individualisée, mais constituée au contraire d’une myriade d’associations, de mouvements, de partis politiques, qui mélangent des intellectuels, des politiques, des artistes, des militants associatifs, des militants pour les droits de l’homme, pour les femmes, la liste est interminable.

S’agit-il d’une véritable résistance collective ?

Absolument. Cela constitue un grand nombre de résistances collectives, qui ne sont pas unifiées, pas coordonnées ni forcément cohérentes, avec des points d’accord et aussi d’opposition, notamment sur la stratégie. Il n’y a pas non plus de traduction politique évidente, mais c’est une véritable fluorescence, une effervescence sociale de la société qui donne de l’espoir à de nombreuses personnes qui passent leur vie à se battre, à des réseaux locaux d’échanges de savoir, aux petites entreprise intermédiaires de l’économie sociale et solidaire, au commerce équitable, aux associations de défense des droits de l’homme, etc. Cela n’est pas négligeable, malgré la part de désenchantement car on n’est plus à l’heure des grands récits ni à l’espoir que toutes ces forces vont se mobiliser pour construire un monde meilleur. Il faudrait analyser pourquoi le capitalisme l’a emporté sur le communisme, sur une utopie qui somme toute était une belle idée. Il faudrait comprendre pourquoi ces représentations qui se sont construites à partir de l’action politique et de l’action de résistance au pouvoir au 19e et au 20e siècle ne sont plus pertinentes pour penser le monde d’aujourd’hui. Je crois qu’il faut accepter ce désenchantement mais il faut faire en même temps confiance aux capacités de mobilisation de chaque individu prêt à batailler pour créer du lien. Ces insoumissions sont infiniment parlantes car elles redonnent du sens symbolique à des fonctionnements de pouvoir hiérarchiques. Les politiques ne prennent pas suffisamment en compte ces formes là de résistance.

Vous évoquez aussi le fait que chacun à tendance à se "manager" lui-même, à être le producteur de sa propre vie, à améliorer son "moi", ses performances sexuelles... Créer du lien pourrait alors simplement revenir à se donner bonne conscience, le dernier avatar de l’individualisme.

Vous mettez le doigt sur une contradiction très forte puisque chaque sujet est renvoyé à lui-même ce qui peut donner le pire et le meilleur. L’individualisme, comme le dit François de Singly, a des aspects positifs et négatifs. Quand on renvoie les choses au sujet, c’est aussi la pulsion de vie, de créativité, d’autonomie, et c’est en même temps
la pulsion de mort, la capacité de destruction. Je ne sais pas si je suis optimiste ou pessimiste, mais on peut vivre dans cette société ; d’une certaine façon il faut accepter l’idée qu’on a jamais été aussi libre. Le
poids de l’identité héritée n’est plus un déterminisme implacable dans les sociétés hypermodernes comme il l’a été pendant des siècles. Par contre, ce n’est pas marrant d’être jeune aujourd’hui, confronté à la lutte des places, avec beaucoup de liberté, mais aussi beaucoup de pression, de tension, de dépression, d’épreuves. Il faut mettre la contradiction au cœur de sa réflexion et de son existence. Cette liberté a besoin comme le dit Robert Castel d’un certain nombre de supports, en termes de droits et de moyens, notamment économiques [4].
A partir de ces éléments, je vois bien les effets de la lutte des places, je vois bien les conséquences psychopathologiques de la pression du travail en termes de stress, d’épuisement professionnel, de souffrance au travail, de burn out, de harcèlement social etc ... mais en même temps, je pense que notre société a des aspects plus exaltants, plus justes et réjouissants que la société hiérarchique disciplinaire taylorienne du capitalisme industriel.

Une question très importante pour moi aujourd’hui par rapport au monde du travail c’est la nécessité de porter attention aux petits collectifs concrets. Entre l’individu et la société ou l’individu et son entreprise, la souffrance au travail est liée à l’isolement. Il suffit d’être trois ou quatre pour qu’une enveloppe groupale, protectrice en quelque sorte se mette en place, pour que la violence des rapports sociaux ou la violence de l’exclusion, de la compétition dans la lutte des places soit vécue beaucoup moins douloureusement. Quand on est plus tout seul, on peut se remobiliser. Ce qui commence à trois. Et cela peut faire boule de neige. Il n’y a pas suffisamment de réflexion dans le champ politique sur ces petits groupes comme leviers d’action. Ceux qui s’en sortent aujourd’hui sont ceux qui arrivent à faire vivre ces petits collectifs. C’est un phénomène très important.

Propos recueillis par Marc Robert
et Simon Barthélémy


[1V. de Gaulejac, I. Taboada Léonetti, La lutte des places, Desclée de Brouwer, 1993

[2N. Aubert et V. de Gaulejac, le Coût de l’excellence, Seuil, 1991

[3F. Hanique, Le sens du travail, ÉRÈS, 2003

[4R. Castel, L’insécurité sociale, Seuil, 2006.