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Un modèle pour la nouvelle économie
Amartya SEN
novembre 2000, par
Amartya SEN, Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, août 2000 (189 F.)
Amartya Sen, auteur notamment de L’économie est une science morale, a obtenu le prix Nobel 1998 pour l’économie.
Ce livre, constitué de conférences organisées par la Banque Mondiale, est centré sur la notion de liberté réelle comme capacité de l’individu à choisir sa vie. Il tente de retourner, aussi bien contre les régimes autoritaires que contre le libéralisme, l’opposition des droits formels et des droits réels dont se servaient communistes et dictatures asiatiques pour critiquer le marché et les droits de l’homme.
En redéfinissant le développement comme "liberté objective", Sen recentre l’économie sur le développement humain (la production de l’homme par l’homme), reformule l’économie comme domaine des choix (d’affectation des ressources), des "jugements de valeur" et de la "conciliation des libertés". C’est le retour du sujet comme agent, la reconnaissance des populations comme acteurs et non pas simples "destinataires passifs d’une aide concoctée par d’habiles experts." C’est enfin la réintégration de l’économie dans le politique (notamment en expliquant les famines par le manque de démocratie).
Il peut montrer ainsi que la pauvreté ne se réduit pas au revenu puisque les noirs américains ont une espérance de vie inférieure à certaines populations du tiers-monde, elle apparaît plus justement comme une "privation de capacités." Cette définition de la richesse comme pouvoir, capacité, moyen pour la liberté, vaut mieux que celle beaucoup plus problématique de civilisation (D. Méda) car sa première conséquence est de légitimer la "productivité" du développement humain et Sen remarque que l’éducation ou les soins peuvent être effectués à moindre coût dans les pays pauvres à bas salaires. C’est donc bien une liberté qui dépend du collectif et qui doit donner toute sa place aux libertés collectives. Il insiste d’ailleurs à juste titre sur les libertés réelles comme condition de la responsabilité envers la société, ainsi que sur la complémentarité des libertés individuelles et collectives.
Il escamote cependant, par là même, l’opposition bien réelle de ces libertés dans la construction de l’économie de marché contre l’intervention politique, ou de l’individu contre ses dépendances communautaires. Cette opposition historique n’est pas de droit et peut être dépassée, il n’empêche que la reconstruction de la société et d’un projet commun n’est pas donnée non plus, c’est même l’urgence du moment.
On peut aussi critiquer son espoir de réconcilier toutes les notions de justice en simplement "élargissant leur base d’information" alors que la justice est relative aux finalités sociales qui changent avec le cycle économique (privilégiant, selon la période, le critère du risque pris, de l’égalité sociale, des avantages acquis ou de la productivité). Comme chez Habermas ou les conventionnalistes, il y a une sous-estimation des rapports de force, de la lutte des classes et une confiance trop grande donnée aux procédures ou à l’idéologie officielle dans une transparence de la raison bien mythique.
Alors que ce livre prétend à une simple relecture d’Adam Smith, il faut souligner au contraire les nouvelles conditions historiques qui permettent le passage d’une richesse matérielle purement quantitative au pouvoir effectif de choisir sa vie. Même si on peut dire que la liberté est la vérité de l’homme et de l’économie depuis toujours, ce passage de la valeur travail (esclave, nécessité, moyen), comme gain de temps mesurable, à la liberté (moyen et fin), à l’agent, aux capacités humaines, ne peut prendre sens avant de sortir du règne de la nécessité dans une économie automatisée. La contrepartie du travail est un gain de vie pour l’esclave, un gain de temps pour le salariat et un gain de liberté pour la nouvelle économie.
Dès lors, Sen peut dire que la valeur du marché n’est pas le développement, c’est la liberté elle-même, à condition que ce soit une liberté effective. Liberté aussi du salarié, libéré de sa terre. Mais alors qu’auparavant, pour nourrir le salariat industriel, il fallait aussi la privation de ressources, la pression de la faim de pauvres délaissés comme jamais depuis la privatisation des terrains communaux (tout ce qu’on appelle cyniquement l’incitation à travailler), désormais ce sont les hommes qu’il faut enrichir et cultiver, ce sont eux le capital le plus précieux et leurs capacités constituent nos vraies richesses. Bien que Sen défende la place du marché comme liberté, c’est un marché régulé démocratiquement dans le cadre d’une société protectrice et solidaire où les services publics sont aussi essentiels.
La liberté, donc la subjectivité, n’est pas une donnée première mais une construction sociale. Pour Amartya Sen il ne faut négliger ainsi ni liberté formelle (processus, vote, droit) ni liberté réelle (possibilité réelle, aide sociale, service public). La valeur de la liberté est double, unifiant sujet et objet, moyen et fin. Elle est dans la liberté du sujet, ses choix effectifs, mais aussi dans la réaction qu’elle permet, c’est la condition de la réciprocité, une rétroaction permettant de corriger les erreurs du pouvoir, selon les principes de la cybernétique, qui sont ceux du vivant et de toute régulation. La liberté s’identifie donc avec le non-savoir du choix à faire (Heidegger, L’essence de la vérité). C’est cette liberté de l’avenir, suspendue à nos actes, qui fait toute notre responsabilité de Citoyen et, refusant de réduire la liberté au choix rationnel de l’égoïste calculateur, Sen a raison d’insister pour finir sur la "liberté individuelle comme engagement social."
Nous avons ainsi des bases pour construire les valeurs de la nouvelle économie comme développement soutenable car humain.