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Castoriadis, la démocratie et l’écologie
mardi 23 mars 2010, par ,
Pour Castoriadis (1922-1997), les sociétés humaines sont faites d’institutions, éléments à
la fois réels et imaginaires, toujours partagées
entre une dimension instituée (ce qui les
constitue à un moment donné, la sédimentation
de ce qu’elles ont été dans le passé) et
une dimension instituante (ce qui, en elle, va
affecter l’institution et la transformer, pour
finalement se cristalliser en institué). C’est une
approche dynamique des sociétés, qui récuse
toute distinction entre synchronie et diachronie,
raison pour laquelle Castoriadis parle
toujours, à propos du monde social, de
"social-historique". La quasi totalité des
sociétés connues s’instituent elles-mêmes sans
le savoir, en inventant des récits mythologiques,
religieux par exemple, pour expliquer
leur création et leur institution propre. C’est la
raison pour laquelle il faut les dire "hétéronomes".
Castoriadis développe l’idée,
fondamentale, qui est la possibilité d’imaginer
des sociétés "autonomes". Il y a dans l’histoire
quelques exemples de sociétés qui se sont
auto-instituées lucidement, explicitement, la
première d’entre elles étant l’Athènes antique,
la seconde étant — avec mille difficultés et
retours en arrière — l’occident à partir du
Moyen Âge. Elles ont reconnu que rien ne les
fondait au-delà d’elles-mêmes. la traduction
politique concrète de cette auto-institution
explicite, c’est la démocratie telle que
Castoriadis la définit. Non pas les
"démocraties occidentales", qui ne sont que
des oligarchies déguisées, mais une
démocratie radicale, directe, impliquant la
participation de l’ensemble des citoyens à tous
les pouvoirs, le tirage au sort des magistrats,
leur révocabilité permanente, etc.
Nulle nostalgie de la Grèce chez Castoriadis,
comme on l’a parfois cru, mais la certitude
que l’expérience athénienne constitue un
"germe" pour la réflexion et l’action politique
aujourd’hui. Qu’est-ce qu’une société
autonome, faite d’individus eux-mêmes
autonomes ? Comment la faire fonctionner ?
Comment assurer sa durée ?
Pour Castoriadis, la politique n’est ni affaire
de tekhnè, ni d’epistemè, mais de doxa, c’est-à-dire d’opinion. il n’existe ni science, ni
technique du politique, mais seulement la
confrontation d’opinions, et en particulier de
celles des personnes directement concernées
par un problème.
C’est pourquoi une entreprise devrait être
contrôlée par l’ensemble de ses employés, un
parti par l’ensemble de ses militants, et la
sphère politique — puisqu’elle concerne tout
le monde — par la totalité des citoyens.
De plus Castoriadis, empruntant une nouvelle
fois au vocabulaire grec, distingue trois
sphères : l’oïkos (la sphère privée), l’agora
(le monde commun) et l’ecclesia (le lieu de la
décision politique). La démocratie, pour
résumer, est ce régime où l’ecclesia appartient
à tous et décide des rapports que les trois
sphères entretiennent les unes avec les autres.
Cette distinction entre agora et ecclesia permet
aussi de souligner que, dans la démocratie, il
y a du kratos, c’est-à-dire du pouvoir. La
délibération, l’ "espace public", la "société
civile", quoique cruciales pour la démocratie,
constituent la sphère de l’agora, mais ne
permettent nullement aux citoyens de décider
sur les sujets politiques (au mieux peuvent-ils
les influencer). C’est le caractère démocratique
ou non du pouvoir final de décision,
celui de l’ecclesia, qui est fondamental pour
savoir à quel type de régime on a affaire. [1]
De l’autonomie à l’écologie
C’est à ce point que la conception politique de
Castoriadis rencontre la préoccupation écologique,
car pour lui le développement de
l’autonomie par la démocratie ne se conçoit
pas sans une auto-limitation. Les limites
doivent exister, mais elles ne peuvent découler
d’une autorité supérieure (dieu, la nature, la
tradition, etc.). Au contraire elles doivent être
issues de la délibération et de la décision
collectives.
Or les sociétés capitalistes fonctionnent sur un
imaginaire et des rapports sociaux qui font fi
des limites, en prétendant organiser une
maîtrise rationnelle totale de l’humanité sur
la nature. C’est, comme le note Castoriadis,
"l’énoncé programmatique de Descartes :
atteindre au savoir et à la vérité pour ‘nous
rendre maîtres et possesseurs de la nature’.
C’est dans cet énoncé du grand philosophe
rationaliste que l’on voit le plus clairement
l’illusion, la folie, l’absurdité du capitalisme". [2]
Le développement de la technique participe
pleinement de cet imaginaire délétère selon
Castoriadis, qui rejoint ici la critique d’Illich.
La visée d’autonomie passe alors par
l’émancipation vis-à-vis du système technicoproductif,
ce qu’il affirme en écrivant :
"À mes yeux, le mouvement écologique est
apparu comme un des mouvements qui
tendent vers l’autonomie de la société ; […].
Dans le mouvement écologique, il s’agit, en
premier lieu, de l’autonomie par rapport à
un système technico-productif, prétendument
inévitable ou prétendument optimal : le
système technico-productif qui est là dans la
société actuelle. […] Il engage potentiellement
tout le problème politique et le
problème social." [3]
Ainsi, loin d’être une simple question d’environnement,
la question écologique est
immédiatement pour Castoriadis une
question politique fondamentale. L’écologie
apparaît comme un des leviers les plus
efficaces pour porter la critique du développement
capitaliste, en pointer les absurdités
comme les horreurs. C’est pourquoi, loin
d’opposer le mouvement ouvrier au
mouvement écologiste, Castoriadis les
analyse comme deux moments d’une même
visée d’autonomie et d’émancipation à
l’égard de l’institution sociale-historique du
capitalisme. Cependant, le mouvement
écologiste prend le contre-pied d’une
certaine gauche productiviste et autoritaire.
Castoriadis affirme que "l’on peut observer,
dans l’histoire de la société moderne, une
sorte d’évolution du champ sur lequel ont
porté les mises en cause, les contestations, les
révoltes, les révolutions. Il me semble aussi
que cette évolution peut être quelque peu
éclairée si on se réfère à ces deux dimensions
de l’institution de la société […] :
l’instillation aux individus d’un schème
d’autorité et l’instillation aux individus d’un
schème de besoins. […] Ce que le
mouvement ouvrier attaquait surtout c’était la
dimension de l’autorité. […] Ce que le
mouvement écologique a mis en question
de son côté, c’est l’autre dimension : le
schème et la structure des besoins, le mode
de vie. […] Ce qui est en jeu dans le
mouvement écologique, est toute la
conception, toute la position des rapports
entre l’humanité et le monde, et finalement la
question centrale et éternelle : qu’est-ce que
la vie humaine ? Nous vivons pour quoi
faire ?" [4]
si certains textes des dernières années de la
vie de Castoriadis laissent apparaître un
certain pessimisme sur la capacité des
sociétés capitalistes à se transformer, il a
toutefois gardé jusqu’à la fin des positions
politiques explicitement révolutionnaires,
convaincu que le système capitaliste ne peut
se réformer mais doit être détruit et remplacé
par quelque chose d’autre, une société
démocratique qui, ensuite, dira elle-même (et
sans suivre un manuel, qu’il s’agisse de
Marx, de Freud ou de la Bible) ce qu’elle
compte faire, quels sont ses projets, ses
valeurs, ses ambitions. Dans un de ses
derniers textes, il écrit : "Révolution signifie
une transformation radicale des institutions
de la société. […] Mais pour qu’il y ait une
telle révolution, il faut que des changements
profonds aient lieu dans l’organisation
psycho-sociale de l’homme occidental, dans
son attitude à l’égard de la vie, bref dans
son imaginaire. Il faut que l’idée que la seule
finalité de la vie est de produire et
consommer davantage […] soit abandonnée
; il faut que l’imaginaire capitaliste d’une
pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle, d’une
expansion illimitée soit abandonné". [5]
[1] Sur tout cela, on se reportera à : Castoriadis C.
"Pouvoir, politique, autonomie", in id., Le Monde
morcelé, Paris, le seuil, 2000, pp. 137-71
[2] Castoriadis C. & Cohn-bendit d. De L’écologie à
l’autonomie, Paris, le seuil, 1981, pp.37-8
[3] Castoriadis C. & Cohn-bendit d., op. cit., p.39
[4] Castoriadis C. & Cohn-bendit d., op. cit., pp.36-7
[5] Castoriadis C., "L’écologie contre les marchands"
(1992), in id. Une Société à la dérive, entretiens et
débats 1974-1997, Paris, le seuil, 2005, pp. 243-4